treize
En sortant de la maison, je me rends compte que nous aurons besoin d'une voiture.
Les jumelles se cramponnent l'une à l'autre en ouvrant de grands yeux terrifiés.
Dédaignant le confort, je fais apparaître un véhicule qui nous mènera à bon port en quatrième vitesse. Romy s'installe sur les genoux de sa sœur et j'appuie sur le champignon, surprise de l'aisance avec laquelle je pilote mon carrosse. Les petites sont littéralement collées à la vitre, bouche bée devant le paysage qui défile.
Je n'ai jamais vu un tel engouement pour la beauté de Laguna Beach.
-
Vous n'êtes pas sorties une seule fois depuis que vous êtes ici ?
Elles hochent la tête sans détourner le regard, fascinées.
Je m'arrête devant l'imposant portail. Un homme en uniforme s'approche et nous scrute avec attention avant de nous laisser entrer.
Rayne a retrouvé son air soupçonneux.
—
Où nous emmènes-tu? C'est quoi, ces grilles? Et pourquoi y a-t-il un gardien ?
C’est une prison, ou quoi ?
Nous suivons la route qui serpente jusqu'au sommet de la colline.
-
Il n'y a pas de résidences privées avec gardien dans l'Été perpétuel ?
Personnellement, je n'en ai pas vu, mais je n'y habite pas depuis trois siècles, moi.
Elles secouent vigoureusement la tête, non sans inquiétude.
Je tourne dans la rue de Damen et me gare dans l'allée.
-
Ne vous en faites pas, ce n'est pas une prison. Les grilles sont là pour empêcher les indésirables d'entrer, pas pour nous empêcher de sortir.
—
Mais pourquoi veulent-ils empêcher les gens d'entrer ? demandent les jumelles dans un bel ensemble.
Je me frotte le menton. Comment leur expliquer ? Moi-même, j'ai du mal à m'y faire.
Je n'avais jamais vu cela dans l'Oregon.
-
Pour que les habitants se sentent plus...
J'ai failli dire « en sécurité », mais ce n'est pas tout à fait cela.
-
... Enfin, bref, vous allez vivre ici, alors autant vous y habituer.
—
Il n'en est pas question ! proteste Rayne. Tu nous avais promis de découvrir comment nous renvoyer chez nous ! Tu as oublié ?
La petite est terrifiée, me dis-je pour ne pas perdre patience.
—
Bien sûr que non. Disons que c'est votre résidence temporaire.
Je l'espère, en tout cas, sinon j'en connais un qui risque de faire une drôle de tête.
Je descends de voiture.
—
Venez voir votre nouvelle maison temporaire, dis-je gaiement.
Les jumelles sur les talons, je fais halte devant la porte, Dois-je frapper et attendre que Damen vienne nous ouvrir, ou entrer sans le réveiller? Le temps que je me décide, Damen apparaît sur le seuil.
-
Ever ? Ça va ? lance-t-il en guise de bonjour.
Je lui souris et pense : Avant de dire quoi que ce soit, laisse-moi une chance de t'expliquer, d'accord ? Et surtout, ne t'énerve pas, s'il te plaît.
-
On peut entrer ? je demande sans me démonter.
Il s'efface pour nous laisser passer et fait une drôle de tête quand les jumelles lui foncent dessus et le serrent de toute la force de leurs petits bras maigrichons en le regardant avec adoration.
-
Damen ! C'est toi ? Ça alors, c'est bien toi !
Quelles touchantes retrouvailles ! Inutile de dire que leur enthousiasme en voyant Damen est à des années-lumière de la froideur avec laquelle elles m'ont accueillie.
Damen leur ébouriffe les cheveux et se penche pour plaquer à chacune un gros baiser sur la joue.
-
Salut, vous deux ! Ça fait un bout de temps, hein ?
Rayne rayonne.
-
Une semaine, juste avant qu'Ever n'ajoute son sang à l'antidote et ne fiche tout par terre !
-
Rayne ! s'écrie Romy sur un ton de reproche.
Je me garde de réagir. Que pourrais-je répondre, de toute façon ?
Damen vole à mon secours.
-
Non, encore avant, je voulais dire.
Les jumelles le regardent d'un air malicieux.
-
C'était il y a un peu plus de six ans, quand Ever avait à peine dix ans !
Damen éclate de rire en me voyant lever les yeux au ciel.
-
Ah oui ! C'est grâce à vous que je l'ai retrouvée. Je ne vous remercierai jamais assez. Et puisque vous savez ce qu'Ever représente pour moi, ce serait trop vous demander d'être un peu plus aimables avec elle ?
Il pince la joue de Rayne, qui rosit de plaisir, avant de nous précéder au salon.
-
Et à quoi dois-je l'immense bonheur de vous retrouver, mes petites chéries ?
Elles se regardent et pouffent de rire, sous le charme. J'en suis encore à choisir mes mots pour lui annoncer la nouvelle en douceur, quand les petites s'exclament à l'unisson :
-
Ever a dit qu'on pourrait vivre chez toi !
Le sourire de Damen se fige, tandis que ses yeux s'écarquillent d'horreur.
Je lui envoie une montagne de tulipes télépathiques avant d'ajouter :
-
Provisoirement, bien entendu. Le temps de trouver comment les ramener dans l'Été perpétuel, ou qu'elles récupèrent leurs pouvoirs magiques.
Mentalement, j'ajoute :
-
C'est bien toi qui affirmais vouloir rééquilibrer ton karma en rachetant ton égoïsme passé ? Aider quelqu 'un dans le besoin est une belle occasion de faire preuve de générosité, n 'est-ce pas ? Heureusement que tu n 'as pas encore vendu la maison, vous ne serez pas à l'étroit, les filles et toi. Cela tombe bien, tu ne trouves pas ?
Là-dessus, je lui décoche un grand sourire en hochant la tête, un peu comme ces petits chiens articulés que l'on place sur la lunette arrière des voitures.
Damen nous dévisage tout à tour, les jumelles et moi, puis éclate de rire.
—
Évidemment que vous pouvez rester ici ! Aussi long temps qu'il vous plaira!
Venez, je vais vous montrer vos chambres, vous choisirez celle que vous voudrais.
D'accord ?
Elles grimpent l'escalier quatre à quatre en gazouillant de bonheur, complètement métamorphosées maintenant qu'elles sont sous la protection de Damen, mon merveilleux ami au cœur d'or.
En arrivant à l'étage, elles restent interdites devant la pièce spéciale de Damen, toujours vide.
-
On peut prendre celle-là ?
-
Non!
Le cri m'a échappé. Les jumelles me fusillent du regard. Je suis désolée de les contrarier, mais je tiens à remettre la pièce en état. Impensable si Romy et Rayne s'y installent.
-
Celle-ci n'est pas libre, mais il y en a des tas d'autres. Vous allez voir, la maison est gigantesque, et il y a même une piscine !
Elles se regardent sans mot dire et tournent les talons en maugréant entre leurs dents, peu soucieuses que je les entende.
Au frisson qui m'agite, je devine que Damen est tout près de moi.
—
Pourquoi ne pas leur laisser cette pièce ?
Je le suis dans le couloir en silence.
—
Parce que je veux y réinstaller ta collection, un jour. Ces objets ne signifient peut-être rien four toi, mais pour moi, si. Tu ne peux pas reléguer le passé aux oubliettes, abandonner ce qui définit ta personnalité.
—
Ever, nous ne sommes pas définis par les objets matériels, rétorque-t-il. Ni les vêtements, ni les voitures, ni les œuvres d'art ne peuvent révéler l 'essence de l'homme. Ce qui compte, c'est la manière dont on mène sa vie. Seuls nos actes nous assureront de passer à la postérité.
Il m'envoie une image de nous deux enlacés, ses lèvres sur les miennes. L'effet est si réel que j'en suis bouleversée.
Je souris et complète le tableau avec une multitude de tulipes et d'arcs-en-ciel, de couchers de soleil et de cupidons joufflus - panoplie complète du romantisme kitsch qui nous fait pouffer de rire.
—
C'est vrai, tu as raison. Mais c'est un peu curieux de parler de postérité alors que nous sommes immortels, tu ne trouves pas ? Je pensais que nous pourrions...
Deux hurlements me font sursauter.
—
Celle-là ! Je veux celle-là !
Inséparables comme elles sont, j'étais sûre que Romy et Rayne voudraient partager la même chambre, avec des lits superposés ou quelque chose de ce genre. Mais je me trompais. Chacune jette son dévolu sur la pièce de son choix, et rien ne la convaincra d'y renoncer.
Damen et moi passons deux bonnes heures à décorer les chambres à leur goût. Elles semblent prendre un malin plaisir à nous faire matérialiser lits, coiffeuses, étagères, etc., pour changer d'avis et nous obliger à tout recommencer.
Je ne me plains pas. Au contraire, je suis infiniment soulagée de voir Damen utiliser sa magie, même s'il la met au service des filles, et pas au sien propre. Le temps de satisfaire nos deux petites pensionnaires, L’ aube pointe et je me dépêche de filer avant que Sabine ne remarque mon absence.
Damen me raccompagne à la porte.
-
Je sèche les cours aujourd'hui. Je ne peux pus les laisser seules. Je reviendrai dès qu'elles se seront aclimatées.
Là-haut, les jumelles se sont enfin assoupies, chacune dans son petit lit douillet. Je soupire avec lassitude. Il a raison, mais je déteste le lycée en son absence. Je me promets de ramener les petites dans l'Été perpétuel avant qu'elles n'en prennent trop à leur aise ici.
Damen a sondé le fond de mes pensées.
-
J'en doute. Ce n'est peut-être pas la solution.
Je lève un sourcil interrogateur, mais les papillons qui s'agitent dans mon ventre confirment mes pires craintes.
Damen passe l'index sur sa barbe naissante.
-
Je me disais que... Elles ont beaucoup souffert, privées de leur famille, de leur maison, de tout ce qui constitue l'existence... Elles ont été brutalement arrachées à leur enfance et envoyées dans l'Été perpétuel toutes seules... Elles méritent bien de profiter un peu de leur jeunesse, les pauvres. Tu ne trouves pas ?
Je m'y attendais ! J'ouvre la bouche pour répliquer, mais rien ne sort. Bien sûr que je veux les voir heureuses, en sécurité, mais cela ne va pas plus loin. Je comptais sur une brève visite de quelques jours - quelques semaines tout au plus. Quant à nous imaginer jouer au papa et à la maman avec des jumelles qui ont à peine quatre ans de moins que moi, il y a un monde !
-
Pas de panique, Ever. C'était une idée comme une autre, c'est à elles de décider II s'agir de leur vie, après tout.
J'avale péniblement ma salive sans répondre. Cette discussion peut attendre, je dois rentrer. Je me dirige vers la voiture que j'ai matérialisée pour venir.
-
Une Lamborghini ? glousse Damen.
Je souris timidement, les joues en feu.
-
Il me fallait quelque chose de rapide.
Il n'en croit pas un mot.
-
Les filles étaient paniquées à l'idée de rester dehors, alors j'ai décidé de les conduire chez toi au plus vite.
Damen considère la voiture, ma mine piteuse, et éclate de rire.
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Et donc il te fallait le dernier modèle rouge flamboyant, c'est ça ?
Je pince les lèvres et détourne les yeux. Je ne veux pas argumenter. Et puis je ne vais pas la garder. Je compte bien m'en débarrasser en arrivant à la maison.
J'ouvre la portière et, en m'installant au volant, je lui adresse la question que je mourais d'envie de lui poser depuis un moment.
-
Au fait, Damen... Comment se fait-il que tu nous aies ouvert si vite tout à l'heure ? Tu as deviné que nous arrivions ? Il était quatre heures du matin, et je n'ai même pas eu besoin de frapper. Tu ne dormais pas ?
Je sens un picotement familier, comme si son regard me brûlait à travers le métal rutilant qui nous sépare.
-
Ever, je sais toujours quand tu es près de moi.