vingt
Après le déjeuner, je me suis dispensée des cours de l'après-midi pour me rendre chez Magie et Rayons de lune. Je suis impatiente de commencer. J'espère que le travail m'apportera une distraction salutaire pour oublier la tournure catastrophique que prend ma vie.
Profitant des interclasses, Damen a passé la matinée à faire des allers-retours éclairs chez lui pour vérifier que les jumelles allaient bien. Finalement, j'ai réussi à le convaincre de rester à la maison. Il s'inquiétait pour moi, mais je lui ai promis de me débrouiller pour tenir Roman à distance. En arrivant à notre table habituelle, j'ai eu une mauvaise surprise : Haven ne tarissait pas d'éloges sur Roman. Sans lui, elle n'aurait jamais décroché un poste de vendeuse dans la boutique de fripes et accessoires vin-tage qui vient d'ouvrir en ville, surtout en arrivant avec dix minutes de retard, etc. Excitée comme une puce, elle en a oublié son gâteau à la vanille, qu'elle s'est contentée de réduire en miettes sans y penser.
J'ai bien essayé de la prévenir, mais elle n'a pas apprécié que je critique son héros.
Alors, quand elle m'a sommé pour la énième fois de « me détendre », j'ai balancé mon sandwich intact dans la première poubelle venue et je suis partie. Me voilà avec une mission impossible de plus sur les bras (la liste s'allonge !) : empêcher Haven de fréquenter Roman, et vice versa.
Arrivée devant la librairie, je me gare sur l'une des deux places réservées derrière la boutique. Le temps est magnifique et les vagues, superbes, par conséquent je m'attends à trouver porte close. À ma grande surprise, elle est ouverte. Jude se tient derrière la caisse, en grande conversation avec une cliente.
-
Ah, voilà Avalon ! lance-t-il en me voyant. Tu tombes à pic. Je disais à Susan que nous avions trouvé une remplaçante pour Ava.
Ladite Susan me toise de la tête aux pieds d'un air hautain.
-
N'êtes-vous pas un peu jeune ?
J'esquisse un sourire incertain. Je ne sais pas trop quelle réponse Jude attend de ma part, et le regard méprisant de Susan me met mal à l'aise.
-
La voyance est un don, vous savez, je rétorque. On le possède ou pas. L'âge n'a rien à voir.
Dire qu'il y a quelques mois à peine, j'aurais volontiers étranglé Ava quand elle parlait de mon « don » ! Mon manque de conviction doit être visible : l'aura de Susan prend un aspect hostile. Loin de la rassurer, j'ai réussi à la vexer.
-
Alors, Susan ? propose Jude avec un sourire irrésistible. Voulez-vous un rendez-vous pour une séance ?
Susan ne mord pas à l'hameçon. Elle agrippe son sac et tourne les talons.
-
Appelez-moi quand Ava reviendra !
La porte claque bruyamment. Je regarde Jude fermer sa caisse en soupirant.
-Eh bien, j'ai déjà une fan, on dirait... Penses-tu que mon âge risque de poser un problème ?
Jude me détaille du regard.
-
Tu as seize ans ?
-
Bientôt dix-sept.
-
Alors tout va bien. Susan est accro. Je lui donne une semaine pour revenir, tu verras.
-
Accro à quoi, exactement ?
Je l'accompagne dans le bureau en remarquant qu'il porte la même combinaison roulée sur les hanches et le même tee-shirt que lors de ma dernière visite.
-
Elle ne fait pas un pas sans consulter les cartes ou les étoiles. Tu as déjà dû rencontrer des énergumènes comme elle, vu ta longue expérience, non ?
Il me lance un coup d'œil lourd de sous-entendus.
Autant lui dire la vérité, puisqu'il la soupçonne déjà.
-
Eh bien... justement... euh...
Il lève le bras.
-
Non, pas la peine. Évite-moi les confessions, je t'en prie. Et puis, si je veux profiter des grosses vagues que j'ai vues dehors, je ne peux pas me payer le luxe de regretter ma décision. Quant à ton fameux don, je ne suis pas convaincu, réfléchis-y...
Je suis surprise de l'entendre. Les extralucides que je connais - Ava est la seule, en fait - semblent considérer que c'est inné.
-
J'ai le projet d'organiser des conférences en plus des séances de voyance.
Développement psychique, et même un peu de magie blanche. Une fois que les clients auront compris qu'ils peuvent y parvenir par eux-mêmes, ils se bousculeront pour y assister, j'en suis certain.
-
Mais ont-ils vraiment une chance d'y arriver ?
Il se met à fourrager sur le bureau croulant sous la paperasse.
-
Bien sûr. Chacun en a le potentiel, il suffit de le développer. Pour certains, cela s'impose comme une évidence, sans qu'ils fassent le moindre effort. Les autres ont besoin de creuser un peu, c'est tout. Et toi ? À quel moment l'as-tu su ?
Il plonge ses yeux bleu-vert dans les miens. Je ne sais plus où j'en suis. Il y a une seconde, il était absorbé par ses papiers et bavardait d'un air distrait. À présent, quand il se retourne pour me regarder, le temps s'arrête et mon cœur s'affole.
Je déglutis. J'ai envie de me confier à lui. Je suis sûre qu'il comprendrait. Non. Seul Damen connaît mon histoire. J'aurais l'impression de le trahir.
Je hausse les épaules.
-
Depuis toute petite, je crois.
Ma voix sonne horriblement faux. Je me dépêche de changer de sujet.
-
Et pour ces conférences ? Tu connais quelqu'un ?
Jude se passe une main sur le front, dévoilant la cicatrice dissimulée sous ses dreadlocks.
-
Je vais m'en charger. J'en ai envie depuis longtemps, mais Lina y est farouchement opposée. Je vais profiter de son absence pour voir si cela attire du monde.
-
Pourquoi n'est-elle pas d'accord ?
Il se pose en équilibre sur une chaise, les pieds sur le bureau.
-
Elle n'aime pas se compliquer la vie. Des livres, des CD, des statuettes, et quelques séances de voyance de temps en temps. C'est simple, bon enfant. Le mysticisme sans risque.
Jude m'intimide, sans que je sache pourquoi.
-
Parce que avec toi, il y aurait des risques ?
-
Aucun. Mon but est d'aider les gens à s'épanouir, à être maîtres de leur sort, à vivre pleinement leur vie. Tout en leur apprenant à se fier à leur intuition.
Son regard vert m'envoie une onde de choc droit dans le ventre.
-
Lina est contre l'épanouissement personnel ?
-
La connaissance est synonyme de pouvoir. Et comme le pouvoir a tendance à monter à la tête, elle considère que c'est un trop grand risque. Tu imagines bien que je n'enseignerai jamais la magie noire. Or, elle est convaincue que le côté sombre s'infiltre partout. Une fois que j'aurai commencé à initier le public à la magie, je ne contrôlerai plus l'usage qu'ils en feront.
En songeant à Roman et Drina, je ne peux qu'approuver la sagesse de Lina. Le pouvoir entre de mauvaises mains est une terrible menace.
Jude me sourit.
-
Pourquoi, ça t'intéresse ?
Je ne vois pas bien où il veut en venir.
-
De jouer les professeurs, je veux dire.
Je frémis d'horreur. Il n'a pas l'air de plaisanter.
-
Oh non ! Je ne connais rien à la magie blanche. Je ne sais même pas comment cela fonctionne. Je crois que je vais me contenter de la voyance et de ranger un peu ce bureau.
Il suit mon regard. Le fouillis est indescriptible. Il éclate de rire et attrape sa planche de surf.
-
J'attendais que tu me le proposes ! Si on me demande, je suis parti chasser la vague. Je ne m'attends pas à retrouver cette pièce impeccable, ce serait trop te demander. Mais si tu arrives à organiser un peu le désordre, tu auras droit à une médaille.
Je prends un air sérieux.
-
Je préférerais une plaque, pour mettre sur le mur de ma chambre. Ou une statuette... Un trophée, tiens! J'aimerais bien un trophée !
Il sourit.
-
Et une place de parking en prime ?
-
C'est déjà fait.
-
Non, je parle d'une vraie, avec ton nom et tout. Personne n'aura le droit de s'y garer, même en pleine nuit. J'apposerai un grand panneau : « Attention ! Place réservée à Avalon. Risque d'enlèvement en fourrière. »
J'éclate de rire.
-
Tu es sérieux ?
Il soulève sa planche et la cale sous son bras.
-
Si tu réussis à ranger ce bureau, ma gratitude sera sans limites. Tu auras la médaille de 1'« Employée du mois » dès le premier jour !
Il secoue la tête pour écarter ses dreadlocks de son beau visage. Nos regards se soudent. Je me demande ce qui le rend si séduisant... Pour me donner une contenance, je baisse les yeux, me frotte le bras, tripote le bas de mon tee-shirt — n'importe quoi pour surmonter le malaise.
Jude indique un angle de la pièce.
-
Il y a une caméra là-bas. Avec ça et la sonnette de l'entrée, tu peux surveiller la boutique depuis le bureau.
J'essaie d'adopter un ton badin, mais ma voix tremble encore un peu sous le coup de l'émotion.
-
Sans compter que je suis voyante.
-
L'autre jour, pourtant, tu ne m'as pas entendu arriver.
Son sourire est franc, mais je n'arrive pas à décrypter l'expression de son regard.
Je hausse les épaules.
-
C'était de la triche. Tu sais masquer ton champ magnétique. Rares sont ceux qui y parviennent.
Il incline la tête, le regard légèrement fixé sur ma droite.
-
Quant à toi, tu caches ton aura. J'espère que tu m'expliqueras un jour.
J'essaie de ne pas montrer que j'ai vu son aura jaune vif se franger de rose.
-
Au fond... ça n'a rien de compliqué, ajoute-t-il. Il suffit de ranger les dossiers par ordre alphabétique, et si possible par sujet. Ne perds pas ton temps avec les herbes et les cristaux, si tu ne les connais pas. Je n'ai pas envie de les retrouver pêle-mêle. En revanche, si tu sais les identifier, ne te gêne pas...
Il m'adresse un sourire qui me donne derechef envie de rentrer sous terre.
J'inspecte le tas de pierres sur la table. J'en reconnais certaines, celles que j'ai utilisées pour l'élixir ou que je porte autour du cou. Mais la plupart me sont totalement inconnues.
-
Tu n'aurais pas un manuel qui les répertorie ? Comme ça, je pourrais...
Trouver enfin le moyen de toucher mon immortel petit ami.
-
... les étiqueter correctement, tu comprends ?
Avec un peu de chance, il va croire que je cherche à faire du zèle. Alors que je ne pense qu'à effectuer mes petites recherches personnelles, sur mon temps de travail, en prime. Il appuie sa planche contre le mur et soulève quelques livres avant d'extraire du dessous de la pile un petit volume tout usé.
Il déchiffre le titre et me le tend.
-
Tiens, ce bouquin est une mine. Si une pierre ne se trouve pas là-dedans, c'est qu'elle n'existe pas. Il y a aussi des illustrations. Cela devrait t'aider.
Il me lance le livre, que je rattrape au vol. Aussitôt les pages s'animent entre mes doigts. En quelques secondes, leur contenu s'est imprimé dans ma mémoire.
-
J'en suis sûre. Merci.
vingt et un
Un œil sur l'écran de surveillance, j'attends le départ de Jude pour m'installer derrière le bureau où s'entassent des cristaux de toutes sortes. Quelque chose me dit que le livre qu'il m'a prêté ne suffira pas à les identifier. J'ai l'intuition qu'il me faut les palper pour en comprendre les propriétés. En allongeant le bras pour attraper une pierre rouge striée de jaune, je me cogne le genou contre le coin de la table. Je ressens aussitôt une curieuse chaleur et un picotement familier, signe qu'il y a là quelque chose à ne pas négliger.
Je recule ma chaise et inspecte sous le bureau. La sensation est plus forte à mesure que je me baisse. Je me laisse glisser sur le sol. À genoux devant les tiroirs, je cherche à tâtons la source de cette énergie, et les doigts me brûlent presque lorsque j'effleure le tiroir du bas.
Accroupie sur mes talons, j'examine la grosse serrure de bronze, un moyen de dissuasion destiné à convaincre les honnêtes gens de rester honnêtes et à décourager ceux qui, contrairement à moi, ne savent pas manipuler l'énergie de la matière. Les yeux clos, je me concentre pour ouvrir le tiroir. Déception : je n'y trouve qu'une pile de dossiers suspendus (qui ont cessé de l'être depuis belle lurette), une calculatrice hors d'âge, et des tickets de caisse jaunis par le temps. Je m'apprête à refermer le tiroir quand, soudain, je sens qu'il y a un double-fond.
Je rassemble les papiers et les pose par terre à côté de moi avant de soulever une mince planche qui dissimule un volume ancien au cuir élimé, aux pages défraîchies et écornées comme un vieux parchemin. Le Livre des Ombres, indique le titre sur la couverture. Je me redresse et pose l'ouvrage sur le bureau avant de me rasseoir pour l'examiner. Ma découverte me laisse perplexe. Que peut-il contenir pour que l'on prenne un si grand soin à le cacher ? Et surtout, à qui ?
Lina ne veut pas que Jude le découvre, ou l'inverse ?
Il n'y a qu'une manière de le savoir : je ferme les yeux et plaque la main sur la couverture, ma technique de lecture favorite. Et là, je reçois une décharge d'énergie si violente qu'elle manque de me fracasser les vertèbres.
Je suis projetée en arrière, ma chaise heurte le mur avec une telle force que la peinture s'écaille. Des bribes d'images tourbillonnent dans ma tête, et je comprends mieux pourquoi ce livre était dissimulé. C'est un recueil de sorcellerie, regorgeant d'enchantements, d'incantations et de divination en tout genre. Si les pouvoirs qu'il renferme venaient à tomber entre des mains mal intentionnées, les conséquences en seraient désastreuses.
Les yeux rivés sur la couverture, je m'efforce de retrouver mon souffle et mes esprits avant d'entreprendre une nouvelle tentative. Cette fois, je feuillette du bout des doigts les pages rédigées en pattes de mouche, presque illisibles. La plupart sont couvertes de symboles qui me rappellent vaguement les carnets où le père de Damen notait ses expériences alchimiques dans un code secret, pour les protéger des regards indiscrets.
Au milieu du volume, je tombe en arrêt devant un croquis très précis représentant des danseurs sous la pleine lune. Dans les pages suivantes, d'autres groupes semblables s'adonnent à des rituels complexes et étranges. Et tandis que mes doigts survolent le papier parcheminé, je comprends que cette découverte n'était pas fortuite. Au plus profond de moi, j'ai la certitude que je devais découvrir ce livre.
De même que Roman est parvenu à hypnotiser et manipuler tout le lycée, je pourrais dénicher la bonne formule ou le convaincre de me révéler l'information dont j'ai si grand besoin !
Je tourne une autre page, impatiente de trouver enfin la bonne, lorsque, entendant tinter le carillon de la porte, je lève les yeux vers l'écran de surveillance. Avant de me déplacer, je veux vérifier que le visiteur n'est pas entré par simple curiosité et ne va pas tourner les talons et repartir comme il est venu. J'observe la silhouette menue s'avancer dans la boutique en regardant nerveusement par-dessus son épaule, comme si elle s'attendait à voir surgir quelqu'un. J'espère que, ne trouvant personne, elle va repartir en vitesse, mais à ma grande déception, elle se dirige vers le comptoir et s'y accoude, visiblement décidée à patienter.
Génial. Je me lève en grommelant. Le moment ne pouvait être plus mal choisi !
- Bonjour, puis-je vous aider ? dis-je en émergeant du bureau.
Et là, horreur ! Je me rends compte que ma première cliente n'est autre que Honor, la meilleure amie de Stacia.
Elle me regarde bouche bée, le souffle coupé, les yeux ronds comme des soucoupes.
Elle a l'air terrifiée de me voir là. Nous restons plantées face à face, sans trop savoir que dire.
Mon regard glisse sur ses longs cheveux bruns rehaussés de mèches cuivrées qui capturent la lumière, et je m'avise alors que c'est la première fois que nous nous retrouvons seules, sans Craig ou Stacia comme chaperons.
Je repense au livre laissé ouvert sur le bureau que je dois absolument remettre à sa place, et je croise mentalement les doigts pour que Honor ne s'attarde pas trop longtemps.
-
Euh... tu désirais quelque chose en particulier ?
Elle rougit et rentre les épaules d'un air penaud, en tripotant sa bague en argent avec nervosité. Elle louche vers la porte et esquisse un geste de la main en toussotant.
-
Je crois que... j'ai dû me tromper, bredouille-t-elle. Bon, alors... salut !
Je la regarde s'éloigner, nimbée d'une aura grise de petite souris effarouchée. Malgré moi, et en dépit du grimoire où m'attend peut-être la solution de mes problèmes, je la rappelle :
-
Non, non, tu ne t'es pas trompée, Honor ! Je suis sûre que tu avais l'intention de venir ici. Je peux peut-être te renseigner, qui sait ?
Elle s'immobilise, la tête rentrée dans les épaules, frêle et chétive sans sa sadique de meilleure amie.
Elle se mordille les lèvres en jouant avec l'ourlet de son short sans rien dire. Je suis sur le point d'ajouter quelque chose, quand elle s'enhardit :
-
Le garçon qui est là, d'habitude...
-
Jude.
Pas besoin de lire dans ses pensées ni de la toucher pour deviner, la réponse s'impose d'elle-même quand je croise son regard.
—
Euh... oui, peut-être... Enfin, je me demandais s'il était là. Il m'a donné ça.
Elle sort de sa poche un bout de papier chiffonné et le pose sur le comptoir où elle le défroisse du plat de la main.
Jude n'a pas perdu de temps, à ce que je vois. Le dépliant fait la promotion d'un «
cours de développement psychique pour débutants ».
—
Il n'est pas là, il vient de sortir. Mais je peux lui laisser un message, ou même t'inscrire au cours, si tu préfères.
Honor se dandine et triture sa bague en jetant des coups d'œil furtifs autour d'elle. Je ne l'ai jamais vue aussi mal à l'aise, et je sais que c'est ma présence qui l'intimide.
Elle hausse les épaules, les yeux rivés sur le comptoir, comme fascinée par les bijoux exposés dans la vitrine.
—
Non, pas la peine, merci. Je repasserai.
Elle inspire à fond et redresse les épaules, comme pour retrouver le mépris hautain dont elle me gratifie d'habitude.
Peine perdue.
J'ai envie de la rassurer, la persuader qu'elle n'a aucune raison de réagir de cette manière, mais je n'en fais rien. Je la regarde s'éloigner et m'assure que la porte est bien fermée avant de retourner dans le bureau.
vingt-deux
-
Alors, ta première journée de travail s'est bien passée ?
Je m'écroule sur le canapé, balance mes chaussures par terre et pose les pieds sur la table basse avec un gros soupir.
-
Plus facile que prévu, figure-toi.
Damen éclate de rire et s'affale à mes côtés.
-
Alors, pourquoi feins-tu la grosse fatigue ?
Je hausse les épaules, ferme les yeux et me laisse glisser avec délices au fond du canapé moelleux.
-
Je ne sais pas, peut-être à cause d'un livre que j'ai déniché dans un tiroir. Après l'avoir lu, je me suis sentie comme... broyée. C'est peut-être aussi à cause de la visite surprise de...
Le visage enfoui au creux de mon cou, il effleure ma peau de ses lèvres. J'en frissonne de plaisir.
-
Tu as vraiment lu un livre ? À la manière traditionnelle ?
-
Moque-toi, va ! J'ai bien essayé le raccourci habituel, mais c'était... je ne sais pas expliquer... une drôle d'expérience. Comme si le message était trop puissant pour être déchiffré de cette manière, tu comprends ? J'ai reçu une méchante décharge quand je m'y suis hasardée. Je ne me suis pas découragée pour autant, tu t'en doutes, seulement je ne suis pas allée très loin dans ma lecture.
Damen sourit.
-
Tu as perdu l'habitude ?
-
Non, je n'ai pratiquement rien compris. Il était essentiellement rédigé en code, et le reste en vieil anglais. Comme celui que tu parlais quand tu étais jeune.
Il s'écarte et me lance un regard faussement outré qui me fait sourire.
-
Bref, en plus, c'était écrit très petit avec plein de croquis et de symboles à chaque page. Des sorts ou des incantations, je suppose.
Je sens Damen se raidir à mes côtés.
-
Qu'y a-t-il ? Pourquoi me regardes-tu de cette façon ? je m'écrie, alarmée.
-
Quel était le titre du livre ? insiste Damen.
Je fronce les sourcils, m'efforçant de visualiser les lettres dorées sur la tranche.
-
Le Livre des... quelque chose, je ne sais plus.
Je me sens lasse, mais préfère ne pas le montrer pour ne pas inquiéter Damen. Trop tard. Il a vraiment l'air secoué.
-
Ce ne serait pas Le Livre des Ombres, par hasard ?
-
Oui, c'est ça ! Tu connais ?
Il ne répond pas tout de suite, comme s'il hésitait à se confier.
-
J'en ai entendu parler, je ne l'ai jamais lu. Si c'est bien le livre auquel je pense, Ever, il contient une magie extrêmement puissante. C'est un ouvrage à manipuler avec précaution. On ne plaisante pas avec ça, tu comprends ?
J'essaie de détendre l'atmosphère.
-
Tu veux dire qu'elle fonctionne ?
Damen reste de marbre.
-
Cela n'a rien à voir avec la magie que toi et moi pratiquons. Il y a effectivement des ressemblances, et j'imagine que les principes fondamentaux sont les mêmes. Mais alors que nous faisons appel à l'énergie universelle pour lui donner forme, nous n'utilisons que le côté lumineux et pur de la force. Même si la plupart des sorcières et magiciens sont animés des meilleures intentions, il en est toujours qui se laissent entraîner par le côté sombre et invoquent les forces maléfiques pour parvenir à leurs fins.
Je suis estomaquée. J'ignorais que la magie avait un côté sombre.
-
Nous ne faisons appel à la magie que pour le bien, le nôtre ou celui d'autrui.
Nous ne faisons jamais de tort à personne.
Je repense à toutes les fois où j'ai réussi à coincer Stacia à son propre jeu.
-
Jamais, tu n'exagères pas un peu ?
Damen lit dans mes pensées.
-
Je ne parle pas des disputes de cour d'école. Ce que je veux dire, c'est que nous manipulons la matière, pas les êtres humains. En revanche, jeter des sorts pour son usage personnel... Demande à Romy et Rayne.
Je lève un sourcil interrogateur.
-
Ce sont de vraies sorcières. Très douées, même. Elles ont reçu une excellente éducation en la matière, bien que tragiquement abrégée. Roman, lui, incarne ce qui arrive quand l'ego, la cupidité, ou la volonté de pouvoir et de revanche entraînent un individu vers le côté sombre. Son utilisation de l'hypnose ces dernières semaines en est le parfait exemple. Ne me dis pas que ce livre était sur une étagère à la portée de n'importe qui ? s'écrie-t-il tout à coup, les yeux agrandis d'horreur.
-
Non, au contraire. C'était un vieil exemplaire. Il avait l'air très fragile. On aurait dit une antiquité, une pièce de musée. Et il était bien caché, ne t'inquiète pas. À mon avis, son ou sa propriétaire tient à le garder secret. Mais comme tu le sais, il en faut plus pour me décourager.
Je souris, dans l'espoir de voir Damen se dérider un peu. Peine perdue.
-
À ton avis, à qui appartient-il ? À Jude ou à Lina ?
-
Quelle importance ?
Il me fixe un long moment avant de détourner les yeux. Il semble perdu dans ses pensées, absorbé dans un souvenir lointain dont je suis exclue.
-
Si j'ai bien compris, reprend-il, il t'a suffi de tenir Le Livre des Ombres entre les mains pendant quelques minutes pour être complètement raplapla ?
J'adore quand il utilise les expressions de sa jeunesse.
-
« Raplapla » ?
Il esquisse un sourire.
-
La formule est vieillotte, peut-être ?
J'éclate de rire.
-
Un peu, oui !
Il me saisit gentiment le menton.
-
On ne t'a pas appris le respect envers tes aînés ?
-
Pardon, monsieur.
Ses doigts glissent le long de ma joue, mon cou, plus bas... Je n'ai plus envie de rire.
Je renverse la tête sur le canapé. Damen me caresse à travers mes vêtements. C'est frustrant, mais nous devons nous en contenter pour l'instant.
-
Et à part Le Livre des Ombres, qu'as-tu fait de beau à la librairie ?
-
Rien de très excitant. J'ai rangé des dossiers, trié des pierres... Oh, et puis Honor est passée.
Damen se redresse. Son regard semble dire : « Je t'avais prévenue. » Une précision s'impose :
-
Ce n'était pas pour une séance de voyance. Enfin, je ne crois pas.
-
Que voulait-elle alors ?
Je glisse une main sous son tee-shirt et caresse sa peau douce.
-
Elle cherchait Jude. C'était bizarre de la voir seule, sans Stacia ni Craig. Elle était différente, plutôt coincée, je dirais. Bref, elle n'était pas elle-même.
-
Tu crois qu'elle a un faible pour lui ?
Je reçois comme un coup à l'estomac. Curieusement, je n'aime pas l'idée que Jude plaise à Honor. Quoi qu'il en soit, je préfère ne pas y penser.
Je hausse les épaules, le visage dans son cou, savourant son odeur délicatement épicée.
-
Pourquoi ? Je devrais le mettre en garde, tu crois ? Lui dire que c'est une peste ?
Damen se redresse. Sa voix prend un ton mesuré que je ne lui connais pas.
-
S'il est aussi doué que tu le penses, il finira par s'en rendre compte par lui-même. D'un autre côté, es-tu vraiment sûre qu'Honor est si horrible que tu la dépeins ? Elle est sous l'influence de Stacia, c'est la seule chose que nous savons.
C'est peut-être quelqu'un de très bien, au fond.
Je plisse les paupières, essayant vainement d'imaginer Honor en petite fille modèle.
-
C'est possible. Mais j'en doute. De toute façon, Jude a le chic pour tomber sur les filles qui ne lui conviennent pas.
Le regard de Damen m'intime silence. Bien que ne sachant pas ce qui a pu le contrarier, je préfère changer de sujet et me penche pour déposer un baiser sur sa joue.
-
Tu sais quoi ? On s'en fiche. Ce ne sont pas nos affaires, et les ragots ne m'intéressent pas. Si on parlait de quelque chose qui n'a rien à voir avec mon travail, les jumelles ou ta grosse voiture moche ? J'ai l'impression d'être devenue vieille et assommante.
Damen a l'air sincèrement surpris.
-
Tu t'ennuies ?
J'hésite. Je ne veux pas le blesser. À quoi bon mentir ?
-
Un peu. Désolée, les câlins sur le canapé pendant que les enfants dorment à l'étage, très peu pour moi... Surtout qu'il ne s'agit pas de baby-sitting. Les jumelles sont à notre charge, maintenant, c'est un peu angoissant. Je sais qu'il faut du temps pour s'y habituer... J'ai l'impression d'être prisonnière d'un rôle qui ne me convient pas du tout.
Voilà, c'est dit. Je redoute sa réaction, mais il saute sur ses pieds, les yeux brillants.
Je retrouve le Damen dont je suis tombée amoureuse. Drôle, plein de vie, imprévisible.
Il me prend la main en riant.
-
La seule chose à faire quand on se sent acculé, c'est de s'échapper. Viens.
vingt-trois
Je suis Damen jusqu'au garage. Je me demande où il a l'intention de m'emmener.
Pas besoin de bouger du canapé pour se rendre dans l'Été perpétuel, au cas où il en aurait eu l'idée.
-
Et si les jumelles se réveillaient en notre absence ?
Damen me lance un coup d'œil par-dessus son épaule avec un grand sourire.
-
Ne t'inquiète pas. Elles dorment à poings fermés, et j'ai comme l'impression qu'elles ne sont pas prêtes de se réveiller.
-
Y serais-tu pour quelque chose, par hasard ?
Je me souviens encore du jour où il a endormi tout le lycée — administration, professeurs et élèves. Je me demande comment il s'y est pris.
Il éclate de rire et m'ouvre la portière. Je fais non de la tête. Je refuse de monter dans sa grosse berline familiale, qui symbolise précisément la routine que je veux briser.
Il me lance un regard amusé, ferme les yeux et fait apparaître une Lamborghini rouge, le modèle dans lequel j'avais embarqué les jumelles, justement.
Je ferme les yeux à mon tour et la remplace par la copie conforme de l'ancienne BMW noire de Damen.
Il m'adresse un sourire malicieux.
-
Message reçu.
Et nous voilà en route, le long de l'océan.
Je l'observe à la dérobée pour essayer de deviner où il compte nous conduire, mais il s'empresse de masquer ses pensées. Il veut me faire la surprise.
Sur l'autoroute, il allume la radio et éclate de rire quand il reconnaît les Beatles.
-
The White Album ? C'est ton idée ?
Il m'a plusieurs fois raconté son séjour en Inde, quand il étudiait la méditation transcendantale avec le groupe, à l'époque où John et Paul avaient écrit la plupart des chansons.
-
Je suis prête à tout pour que tu gardes cette voiture. Si je n'ai pas trop cafouillé, la radio ne devrait passer que des tubes des Beatles.
-
Comment veux-tu que je m'adapte au vingt et unième siècle si tu as la nostalgie du passé ?
Je regarde défiler le paysage.
-
En fait, je préférerais que tu ne t'adaptes pas trop. Le changement n'est pas forcément synonyme de progrès. J'en veux pour preuve tes récentes métamorphoses...
Alors, qu'en dis-tu ? C'est quand même mieux que l'autre mastodonte, la mémé-
mobile, non ?
Le sourire aux lèvres, il quitte l'autoroute, négocie une série de virages en épingle avant de faire halte sur une hauteur, devant une immense bâtisse en calcaire.
Je sais que nous sommes quelque part à Los Angeles, mais où exactement ?
-
C'est quoi, ça ?
Damen serre le frein à main et descend de voiture pour m'ouvrir la portière.
-
Le musée Getty. Tu connais ?
Je fais signe que non en évitant son regard pour dissimuler ma déception. Une escapade en amoureux dans un musée, je n'y aurais jamais pensé !
L'endroit paraît désert. Mais je suis sûre qu'il y a des gardiens à l'intérieur.
-
C'est fermé ?
Damen passe un bras autour de ma taille et m'entraîne vers l'entrée.
-
Voyons, Ever, crois-tu que ce genre de détail puisse nous arrêter ? Tu es un peu déçue, je sais, tu t'attendais à autre chose. Mais tu vas apprendre quelque chose d'une grande importance, je te le promets.
-
Que tu es expert en art et que je n'y connais rien ?
Il s'immobilise en haut de l'escalier, la mine grave.
-
Non, je veux te prouver que le monde nous appartient, Ever. Nous pouvons y faire ce que nous voulons, quand cela nous chante. L'ennui, la routine n'existent pas, et les lois de la nature ne nous concernent pas davantage. Pourquoi te sentir coincée dans un rôle donné quand tu peux jouer tous les rôles que tu veux ? Rien ni personne ne t'en empêche.
Ce n 'est pas tout à fait vrai, je raisonne intérieurement. Il y a un sérieux interdit qui pèse sur nos têtes, et nous empêche justement d'accomplir ce dont nous mourons d'envie depuis quatre siècles.
Damen sourit et plaque un baiser sur mon front avant de m'entraîner vers les portes du musée.
-
En plus, il y a en ce moment une exposition que je rêvais de voir. Sans la foule, cela ne devrait pas nous prendre très longtemps. Après, nous irons où tu voudras.
Promis.
Je contemple les imposantes portes, sans doute blindées et reliées à un système de sécurité ultrasophistiqué et des alarmes en série, avec au bout de la chaîne des gardiens armés jusqu'aux dents, le doigt sur la détente. Il doit y avoir aussi une caméra braquée sur nous à cet instant même, et encore un autre garde qui nous observe depuis sa cabine, prêt à déclencher l'alarme.
J'ai les paumes moites et le cœur palpitant.
—
Tu vas vraiment tenter de t'y introduire par effraction ? C'est sérieux ?
-
Non, je ne vais pas essayer, mais y arriver. Encore que, pour cela, j'aurais besoin de ton aide. Ferme les yeux, nous allons combiner nos énergies. Nous ne risquons rien, Ever, je t'assure. Croix de bois, croix de fer...
Je réfléchis une seconde. Après tout, en six cents ans, il a dû se dépêtrer de plus d'une situation délicate. Je ferme les yeux et l'aide mentalement à déverrouiller la porte, désactiver le signal d'alarme et plonger les gardiens dans un sommeil profond. Enfin, espérons-le.
Damen me considère avec un petit sourire en coin.
—
Tu es prête ?
J'hésite. Je tremble comme une feuille. Je commence à regretter notre soirée pépère sur le canapé. Je respire un bon coup et franchis le seuil. Mes semelles en caoutchouc crissent avec un bruit assourdissant sur le sol en pierre polie.
Damen, qui m'a précédée, jette un regard circulaire, l'air visiblement ravi.
-
Alors, ça te plaît ? J'avais d'abord pensé à l'Été perpétuel, et puis je me suis dit que cela manquait un peu d'imprévu. À la place, j'ai décidé de te prouver que la magie existe aussi sur notre bonne vieille Terre.
J'acquiesce sans grand enthousiasme. Le spectacle est impressionnant, j'en conviens.
La salle est gigantesque, bordée de hautes baies vitrées. En plein jour, la pièce doit être lumineuse et accueillante, mais l'obscurité lui confère une atmosphère vaguement inquiétante.
-
C'est immense ! Tu es déjà venu ici ?
-
Une seule fois, avant l'ouverture au public. La collection permanente est magnifique, mais je voulais te montrer une galerie en particulier.
Il se dirige vers l'accueil, un bureau circulaire situé au milieu du hall, s'empare d'un plan du musée et y place la main pour repérer l'endroit qu'il cherche. Après quoi, il remet le dépliant en place et me montre le chemin. Nous traversons une succession de galeries, puis gravissons un escalier éclairé par la lune.
Damen s'immobilise devant un tableau intitulé Vierge à l'enfant et saint Matthieu. Il reste planté là, subjugué, rayonnant.
Il reprend ses esprits avant de se retourner vers moi.
-
J'ai beaucoup voyagé, comme tu le sais. Et quand j'ai décidé de quitter l'Italie, il y a quatre siècles, je me suis juré de ne jamais y remettre les pieds. C'était la fin de la Renaissance, j'avais besoin de connaître autre chose. Avant mon départ, j'avais entendu parler de cette nouvelle école de peinture fondée par la famille Carrache, à Bologne. Ils avaient étudié auprès des grands maîtres, dont mon ami Raphaël. Leur peinture a influencé toute la génération suivante.
D'un geste, il désigne le portrait, l'air fasciné.
-
Tu remarques la douceur du trait ? Ces textures, ces couleurs ! Cette lumière !
C'est... c'est incroyable !
J'examine tour à tour Damen et le tableau. J'aimerais voir à travers ses yeux. Ne plus m'arrêter à une toile vénérable - et probablement hors de prix - mais en discerner la vraie beauté, la grâce miraculeuse.
Damen me prend par la main et m'entraîne vers une représentation du martyre de saint Sébastien. Côte à côte, nous contemplons le corps blafard, transpercé de flèches.
L'impression est si réelle que je tressaille de douleur.
Brusquement, je comprends. Pour la première fois, je vois ce que voit Damen. L'art ne se contente pas de dépeindre ni d'interpréter une expérience, mais de la faire partager à chacun, par-delà les âges.
Je cherche les mots pour exprimer mes émotions.
-
Tu dois te sentir tellement... Je ne sais pas... ce doit être grisant d'être capable de créer des œuvres aussi remarquables que celles-ci.
L'ayant déjà vu au travail, je sais de quoi je parle.
Damen hausse les épaules et s'avance vers la toile suivante.
-
Oh, tu sais, excepté en cours de dessin, je n'ai pas vraiment peint depuis l'Italie.
Je me considère plutôt comme un simple amateur, rien de plus.
-
Pourquoi renoncer à un pareil don ? Il s'agit bien d'un don, non ? Ce n'est pas l'apanage de l'immortalité, n'est-ce pas ? La preuve, tu as vu ce que ça donne quand j'essaie de peindre.
Il sourit et m'entraîne dans une autre salle, devant une toile intitulée Joseph et la femme de Putiphar dont il scrute chaque détail.
-
« Grisant » n'est pas un mot assez fort pour décrire ce que je ressens face à une toile vierge, un pinceau et une palette à la main. J'ai hérité de l'élixir que les hommes convoitaient depuis toujours. Voilà six siècles que je suis immortel, invincible.
Pourtant, rien ne rivalise avec l'extase de la création, la réalisation d'une œuvre destinée à laisser une trace dans le monde. Du moins, c'est ce que je croyais avant de te rencontrer, ajoute-t-il en me caressant la joue. Quand je t'ai rencontrée — le premier regard... C'était incomparable.
Une idée glaçante me traverse l'esprit.
-
Tu n'aurais quand même pas arrêté de peindre à cause de moi ?
Son regard se perd dans la toile.
-
Absolument pas. J'ai fini par comprendre les conséquences désastreuses de ma situation. J'aurais dû t'en parler plus tôt.
Il pousse un gros soupir sans me quitter des yeux.
Je ne suis pas certaine de vouloir en apprendre davantage.
-
Que veux-tu dire ?
Damen hésite avant de répondre.
-
Cela peut paraître formidable de vivre éternellement - on a l'impression de posséder des pouvoirs infinis, d'avoir le monde à nos pieds. Et puis la cruelle vérité se fait jour : nous voyons nos amis vieillir et mourir, alors que nous ne changeons pas.
En outre, nous sommes condamnés à l'errance. En effet, dès que cette inégalité entre eux et nous devient manifeste, il nous faut partir. Recommencer à zéro ailleurs. Et ainsi de suite, éternellement. Il nous est impossible d'établir des liens durables avec les mortels. Et - ironie suprême — malgré nos pouvoirs surnaturels, nous devons résister à la tentation de changer le monde ou d'avoir un impact trop direct. C'est le seul moyen de vivre incognito en préservant notre secret.
J'attends une explication un peu moins cryptique, mais il n'ajoute rien. Mon malaise grandit.
-
C'est-à-dire... ?
—
C'est-à-dire que si tu attires l'attention, tu es sûre que ton nom et ton visage passeront à la postérité, et nous ne pouvons pas nous le permettre. Haven, Miles, Sabine, Stacia, Craig ou Honor finiront par vieillir et mourir, quand nous, nous resterons semblables à nous-mêmes. Crois-moi sur parole, il ne leur faudra pas longtemps pour remarquer que nous n'avons pas pris une ride depuis notre première rencontre. Imagine un peu le désastre si, dans cinquante ans, une Haven de presque soixante-dix ans te reconnaissait à la télévision ! Nous ne pouvons prendre un tel risque.
Il me saisit les poignets et me regarde avec une telle intensité que j'ai l'impression de sentir le poids des siècles qu'il a traversés.
-
Imagine que Sabine, Haven ou Miles découvrent la vérité. Que penseraient-ils, que feraient-ils, à ton avis ? C'est ce qui rend des individus comme Drina ou Roman si dangereux. Ils s'affichent sans vergogne, sans aucun respect du cours naturel des choses. Le cycle de la vie est primordial, Ever, ne l'oublie jamais. Ne commets pas la même erreur que moi. Dans ma jeunesse, j'étais très fier d'y avoir échappé. J'étais d'une arrogance folle. C'est bel et bien fini. J'ai compris que quoi qu'il arrive, le karma a toujours le dernier mot. Que l'on se réincarne ou que l'on reste pareil à soi-même, on n'y échappe pas. Depuis mon passage au pays des Ombres, je suis persuadé que la vie humaine, la normalité, est la seule vérité.
J'ai la chair de poule, en dépit de la tiédeur de ses mains.
—
Dans ce cas, qu'allons-nous devenir ? Si j'ai bien compris, nous devons vivre comme deux loups solitaires et garder profil bas ? Ne surtout pas utiliser nos pouvoirs pour faire évoluer le monde ? Comment améliorer notre karma, si nous gardons égoïstement notre magie pour nous-mêmes au lieu d'en faire profiter les autres ?
Nous pourrions œuvrer pour le bien général tout en gardant notre anonymat, non ?
Je pense à Haven, que j'aimerais tellement aider dans la mauvaise passe qu'elle traverse.
Damen secoue la tête avec tristesse.
-
En ce qui nous concerne, rien ne change. Nous resterons ensemble pour toujours. Enfin, si nous ne baissons jamais la garde et conservons notre précieux talisman. Quant à nos pouvoirs, nous ne pouvons pas jouer les redresseurs de torts.
Ce n'est pas si simple. Nous avons une certaine notion du bien et du mal, mais le karma, lui, ne juge pas. Il rétablit l'équilibre, la justice ultime. Ni plus ni moins. Si tu décides d'intervenir chaque fois qu'une personne te paraîtra vivre une situation injuste ou déplaisante, tu l'empêcheras de régler ses propres problèmes et d'en tirer les leçons. Tout événement - même douloureux - a sa raison d'être. Laquelle risque de t'échapper, si tu ne connais pas en détail le passé d'autrui. Se mêler de la vie de quelqu'un, même avec les meilleures intentions du monde, revient à le déposséder de son cheminement individuel. Ce dont il faut s'abstenir à tout prix.
-
Récapitulons, dis-je, passablement agacée. Quand Haven m'a dit que son chat allait mourir, j'aurais pu le sauver, mais je ne l'ai pas fait parce que cela aurait soulevé trop de problèmes que je n'aurais pas su résoudre. Cela, je peux encore le comprendre. Mais quand elle m'annonce que ses parents divorcent, qu'elle risque de déménager et a l'impression que le ciel lui tombe sur la tête... C'est notre amie, et là encore tu prétends que je ne dois rien faire sous prétexte que cela contrarierait son apprentissage de la vie ou son karma ? Mais alors, en quoi cela aidera-t-il mon karma à moi si je ne peux pas partager mes talents ?
-
Je te conseille de ne pas t'en mêler, Ever, vraiment. Les parents de Haven ne s'entendent plus, tu ne peux rien y changer. Quant à sa maison, que comptes-tu faire ?
Rembourser miraculeusement leur emprunt pour que l'argent ne soit plus un sujet de discorde ?
Il a deviné mes intentions, bien entendu.
-
Qui te dit qu'ils n'en profiteraient pas pour la revendre et se partager ensuite les bénéfices ? Haven n'en serait pas plus avancée. Je suis désolé, Ever. Je n'aime pas jouer les vieillards blasés, mais c'est peut-être ce que je suis, au fond. Tu n'imagines pas tout ce que j'ai pu voir, ni les innombrables erreurs que j'ai pu commettre. Il m'a fallu pas mal d'années pour comprendre. Chaque chose en son temps, comme on dit.
Seul notre temps à nous est infini, mais personne ne doit le savoir.
Je refuse de m'avouer vaincue.
-
Rappelle-moi combien d'artistes célèbres ont peint ton portrait. Les cadeaux que tu as reçus de Marie-Antoi-nette. Je ne peux pas croire que ces toiles se soient évaporées ! Quelqu'un a dû parler de toi dans ses mémoires au fil des siècles, tu ne crois pas ? Et ta carrière de mannequin à New York, tu l'as oubliée ?
-
Oh, j'étais d'une vanité insupportable et d'un narcissisme exacerbé, je ne le nie pas. J'étais un parfait cabotin - mais je m'amusais comme un fou !
Il éclate de rire, et je retrouve le Damen drôle, imprévisible et sexy que j'aime tant.
Rien à voir avec l'oiseau de ni.nivais augure de ces derniers jours.
-
Sache que ces portraits étaient des commandes privées, explique-t-il. J'avais compris qu'il ne fallait pas les exposer en public. Et puis, je n'ai pas fait carrière dans la mode - seulement une campagne de publicité pour une marque de moindre importance. J'y ai mis fin immédiatement après.
Une question me turlupine :
-
Pourquoi as-tu arrêté de peindre ? C'était le moyen idéal de tenir la chronique de ta longue existence, non ?
-
Oui, mais très vite, mes œuvres ont connu un certain succès. J'étais sur un petit nuage. Je travaillais comme un forcené. C'était une véritable obsession, rien d'autre ne m'intéressait. J'ai rapidement amassé une collection impressionnante qui a fini par attirer l'attention. Je n'avais pas mesuré le risque. Et puis...
Mon cœur se serre quand je vois les images qu'il me transmet mentalement - des flammes rougeoyantes sur fond de ciel d'encre.
-
Il y a eu un incendie ?
-
Mon atelier a été détruit. Et officiellement, moi avec.
Je frissonne d'horreur.
-
Je m'étais esquivé avant que l'incendie ne soit maîtrisé. J'ai erré à travers l'Europe comme un nomade, un gitan, un vagabond. J'ai changé de nom à de multiples reprises. Le temps a passé, on m'a oublié. J'ai fini par m'installer à Paris, où je t'ai rencontrée. Tu connais le reste.
Il marque une pause. Je pressens la suite, et me doute à quel point ce doit être difficile pour lui.
-
Ever, je t'ai raconté cette histoire parce que nous allons devoir partir un jour.
Dans peu de temps.
Naturellement. Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? C'est pourtant évident, mais j'avais réussi à occulter la question. C'est fou ce que l'on peut être myope lorsqu'on veut se voiler la face.
Damen me caresse tendrement la joue.
-
Tu vas peut-être vieillir encore un peu, mais pas beaucoup. Nos amis le remarqueront.
Je souris dans l'espoir d'alléger l'atmosphère.
-
Voyons, Damen, nous vivons à Laguna Beach, le royaume de la chirurgie esthétique ! Personne ne vieillit jamais ici ! Nous pourrions y rester une bonne centaine d'années sans qu'on ne remarque la différence.
Son regard reste grave. Ma plaisanterie tombe à l'eau.
Je m'écroule sur le banc au centre de la salle, la tête dans les mains.
-
Que vais-je bien pouvoir dire à Sabine ? Je ne peux pas simuler ma propre mort. La police a des techniques un peu plus pointues qu'à ton époque.
Damen vient s'asseoir à côté de moi et passe un bras autour de mes épaules.
-
Ne t'inquiète pas. Nous aviserons en temps voulu. Je suis désolé, Ever, j'aurais dû t'en parler depuis longtemps.
Au fond de moi, je sais que cela n'aurait rien changé. Je n'ai pas oublié le jour où il m'avait expliqué les enjeux de l'immortalité. Il avait été très clair : je ne pourrais jamais traverser le pont, ni revoir ma famille. Or, j'ai choisi de demeurer avec lui.
J'espérais sans doute découvrir la faille, le moyen de contourner cette clause. J'étais prête à prendre ce risque pour ne jamais plus le quitter.
Et je ne regrette rien.
J'ignore quel prétexte j'inventerai pour expliquer notre départ à Sabine et à nos amis.
Quoi qu'il en soit, une chose est sûre, ma vie est avec Damen.
-
Je te promets que nous serons heureux, Ever. Tu ne manqueras de rien et tu ne t'ennuieras plus jamais, une fois que tu auras mesuré l'éventail des possibilités qu'offre le monde. Bien sûr, tu ne pourras nouer que de brèves amitiés. C'est inévitable. Et contrairement à ce que tu penses, il n'y a pas de faille.
Je hoche la tête. Je me rappelle les premiers temps, quand Damen m'avouait haïr les adieux. Il devine ma question muette :
-
Tu te demandes si on finit par s'habituer ? Pas vraiment. Je préfère disparaître sans un mot. C'est plus simple.
-
Pour toi, peut-être. Certainement pas pour ceux que tu abandonnes.
-
Tu as raison. Que veux-tu, je suis un égoïste endurci !
-
Non, ce n'est pas ce que je voulais dire.
-
C'est la vérité. En tout cas, ça l'était.
Il se remet debout et me tend la main, comme pour m'entraîner vers la sortie. Je ne veux pas partir. Pas encore. Il a renoncé à sa passion de la peinture pour pouvoir vivre tranquille. Il mérite une seconde chance.
Je lâche sa main et me concentre, les yeux clos. Une grande toile vierge, des pinceaux et des couleurs apparaissent devant ses yeux ébahis.
-
C'est quoi, tout ça ?
Je souris.
-
Tu ne reconnais pas les outils de l'artiste ?
Il me dévisage sans répondre.
-
J'ai pensé que cela te ferait plaisir de peindre en compagnie de tes vieux amis d'antan. Tu as bien dit que nous pouvons faire ce qui nous chante, non ? Que les règles du monde ne s'appliquent pas à nous ? N'est-ce pas pour cela que nous sommes venus dans ce musée ?
Son regard s'adoucit. Il s'empare d'un pinceau et joue un moment avec. J'insiste :
-
Je pense que tu devrais peindre quelque chose. Créer une œuvre magistrale, qui passera à la postérité. Et quand tu auras fini, on l'accrochera à côté de ces toiles vénérables. Sans signature, évidemment.
Le visage de Damen s'illumine.
-
Je n'ai pas besoin de notoriété.
-
Tant mieux. Ce n'est pas ton ego que je veux voir, mais ton génie. Allez, au travail ! Contrairement à nous, la nuit ne durera pas indéfiniment.
vingt-quatre
J'observe tour à tour la toile et Damen. J'en suis bouche bée. Les mots me manquent pour décrire ce que je vois. Je me sens toute petite, indigne d'un tel spectacle.
-
Damen... c'est... magnifique ! Sublime ! Ce ne peut pas être moi !
Il éclate de rire.
-
Bien sûr que si. La combinaison de toutes tes incarnations. Une sorte de collage des différents « toi » à travers les siècles. Ta chevelure rousse et ta peau laiteuse de Hollandaise, la confiance et la foi de ta période puritaine, l'humilité et la détermination de ta dure existence à Paris, cette somptueuse robe et ce sourire charmeur appartiennent à la jeune Londonienne choyée. Quant aux yeux, ce sont les tiens. Ils restent identiques, immuables, quelle que soit ton apparence.
Je contemple la femme ailée qu'il a imaginée — radieuse, lumineuse, incroyablement belle. Une déesse descendue des deux pour prodiguer ses largesses à la Terre. Je n'avais jamais rien vu d'aussi magnifique. Je suis incapable d'imaginer que cette merveille puisse me représenter.
-
Et aujourd'hui ? À part les yeux, qu'est-ce qui évoque ma vie présente ?
Damen sourit.
Les ailes diaphanes, bien sûr.
Je crois qu'il plaisante. Mais son regard est grave.
-
Elles sont invisibles, mais elles sont bien là. Ta présence dans ma vie est un cadeau du ciel. Un don que je ne mérite pas, et pour lequel je rends grâce tous les jours que Dieu fait.
-
Damen, je ne suis un modèle ni de bonté ni de gentillesse. Tu le sais très bien.
Et je ne suis pas particulièrement angélique non plus, surtout ces derniers temps.
Je ne peux détacher mon regard du tableau. J'aimerais l'accrocher dans ma chambre pour le contempler à loisir. Mais il est préférable qu'il demeure ici.
Damen a lu dans mes pensées.
-
Tu es sûre ?
-
Certaine. Imagine le choc quand on le découvrira dûment encadré et accroché dans cette salle. Un joyeux chaos, c'est sûr. Une cohorte d'experts accourront l'étudier et essayer de déterminer son origine et son auteur.
Il acquiesce et jette un dernier coup d'œil à son œuvre avant de tourner les talons.
-
Attends ! dis-je. Tu ne crois pas que nous devrions lui donner un nom ? Ajouter un cartouche en cuivre, comme pour les autres tableaux ?
Damen consulte sa montre.
-
Je n'ai jamais été très doué pour les titres. Je restais très terre à terre : Bol de fruits ou Tulipes rouges dans un vase bleu, tu vois le genre ?
-
D'accord. Je pense qu'il vaut mieux éviter de l'intituler Ever ailée ou Ever l'angélique, au cas où quelqu'un me reconnaîtrait. Mais on peut trouver quelque chose de plus... romanesque ? Moins littéral, plus métaphorique.
-
Tu as une idée ?
-
Enchantement... enfin, quelque chose dans ce goût-là.
-
Enchantement ? J'éclate de rire.
-
Dans le sens où tu dois être ensorcelé si tu trouves qu'elle me ressemble.
Il s'esclaffe à son tour.
-
Va pour Enchantement. Mais il ne faut pas tarder. J'ai peur que...
Je ferme les yeux, visualise la petite plaque et murmure :
-
Tu préfères quoi pour le nom de l'artiste — « anonyme » ou « inconnu » ?
-
N'importe, dépêche-toi.
Je choisis « inconnu », ça fait plus mystérieux. Je me penche pour observer le résultat.
-
Qu'est-ce que tu en dis ?
-
J'en dis qu'il est temps de filer !
Il me prend par la main et m'entraîne dans une course folle. Mes pieds ne touchent plus terre. Nous traversons les salles en trombe et dévalons les escaliers quatre à quatre. La porte n'est plus qu'à quelques mètres lorsque le hall s'éclaire en même temps que retentit une sirène.
La panique me paralyse.
-
Oh non !
-
Je ne pensais pas m'attarder si longtemps, balbutie Damen. Je...
Le rideau de fer commence à descendre. Je suis en nage, le cœur en cavale. J'entends des éclats de voix et des pas résonner derrière nous. Les yeux clos, Damen essaie de désactiver l'alarme.
Trop tard. Les gardiens sont tout près. Je lève les mains pour me rendre, quand la grille remonte et me voilà entraînée au-dehors, vers l'Été perpétuel.
Enfin, moi, j'ai visualisé l'Été perpétuel.
Damen, lui, nous voyait dans sa voiture, sur le chemin du retour.
Résultat, nous nous retrouvons sur une autoroute. Nous nous précipitons sur le bascôté au milieu des crissements de pneus et des Klaxon, jetant des regards éperdus alentour pour nous repérer.
Je reprends mon souffle et remarque judicieusement :
-
Tiens, ça ne ressemble pas à l'Été perpétuel !
Damen part d'un fou rire contagieux, et nous voilà pliés en deux sur le bord d'une route inconnue, au milieu des canettes et des papiers gras.
-
Tu voulais échapper à la routine, non ? glisse-t-il entre deux hoquets.
Nous repartons d'un fou rire.
-
J'ai failli avoir une crise cardiaque tout à l'heure, dis-je en reprenant mon souffle. J'ai cru que nous étions faits comme des rats.
Damen me serre contre lui.
-
Mais non. Je t'ai promis de veiller sur toi quoi qu'il arrive. L'aurais-tu oublié ?
Bien sûr que non, mais je ne risque pas d'oublier non plus ces quelques minutes de panique.
-
Et si tu nous dénichais un véhicule ? Ce serait pratique, tu ne crois pas ?
Damen obtempère et transporte mentalement la BMW du musée jusqu'à nous. À
moins qu'il ne s'agisse d'une autre, rigoureusement identique.
-
Imagine un peu la tête des gardiens en nous voyant disparaître, nous et la voiture ! commente-t-il en m'ouvrant galamment la portière. Oups, j'ai oublié les caméras de surveillance ! Une seconde, je m'en occupe ! ajoute-t-il en fermant les yeux.
Nous démarrons enfin. Je l'examine du coin de l'œil. Il affiche un sourire ravi. Il s'amuse comme un gamin, savourant autant le danger que la peinture, on dirait.
-
Voilà longtemps que je n'avais pas repoussé les limites aussi loin, observe-t-il.
Au fond, c'est ta faute si nous avons failli nous faire pincer, nous n'aurions pas dû nous attarder à ce point.
Je ne le quitte pas des yeux. Sa gaieté, son insouciance, sa témérité m'avaient manqué. Je retrouve enfin le Damen des premiers jours, celui qui m'a séduite. Mon pauvre petit cœur ne se remettra peut-être jamais de cette expérience, mais cela m'est parfaitement égal.
Il pose une main sur mon genou.
-
Et maintenant, on fait quoi ?
-
On rentre à la maison ?
J'ai eu mon content d'émotions, mais Damen n'a pas l'air convaincu.
-
Tu es sûre ? Je ne voudrais pas que tu t'ennuies. Plus jamais.
-
À la réflexion, je crois que j'avais sous-estimé l'ennui !
Damen se penche pour m'embrasser, et manque d'emboutir la voiture qui nous précède. Je le repousse en riant.
-
Arrête, nous avons eu beaucoup de chance ce soir. Il ne faudrait pas abuser...
Damen se concentre sur la route, un sourire aux lèvres.
-
Comme tu voudras.
vingt-cinq
Le lendemain, je pense faire un saut à la maison et repartir avant que M. Munoz ne vienne chercher Sabine. Je tourne dans l'allée et - horreur - j'aperçois sa voiture derrière moi dans le rétroviseur.
Il est en avance.
De dix minutes.
Les dix minutes sur lesquelles je comptais pour rentrer de la librairie, me changer et repartir chez Haven. Mascotte n'est plus de ce monde, et Haven a organisé une petite cérémonie d'adieu dans son jardin.
M. Munoz sort de sa décapotable en jouant nonchalamment avec ses clés qu'il fait tourner autour de l'index. Les effluves de son after-shave radioactif flottent à dix kilomètres à la ronde.
-
Ever ? Que faites-vous ici ?
Je cale mon sac sur mon épaule et claque ma portière un peu plus fort que nécessaire.
-
Eh bien, euh... j'habite ici !
Il m'observe fixement, au point que je me demande s'il a entendu.
-
Vous habitez vraiment ici ? répète-t-il, incrédule.
Je hoche la tête.
-
Mais...
Il examine la façade de pierre, les marches du perron, la pelouse fraîchement tondue, les massifs de fleurs en boutons.
-
Je suis bien chez Sabine, n'est-ce pas ?
J'ai envie de lui dire qu'il s'est trompé. Que cette villa cossue de faux style toscan typique de Laguna Beach n'appartient pas à Sabine et qu'il a atterri chez moi par erreur.
Trop tard ! Sabine survient dans l'intervalle. Elle saute de sa voiture avec un enthousiasme forcé et lui adresse un sourire que je trouve carrément inconvenant pour un premier rendez-vous.
-
Paul ! Vous êtes déjà là ! Désolée pour le retard. C'était la folie au cabinet -
chaque fois que j'essayais de partir, quelqu'un m'en empêchait pour une raison ou une autre. Vous voulez bien m'accorder une minute ? Je monte me changer, je reviens tout de suite.
« Paul » ?
Je reconnais à peine le ton enjoué de Sabine. Je n'aime pas ça. C'est beaucoup trop intime. Pourquoi ne l'appelle-t-elle pas « M. Munoz », comme nous en classe ?
Seulement pour cette soirée, bien sûr. Après quoi, ils décideront d'un commun accord de ne plus se voir...
M. Munoz se passe une main dans les cheveux avec un grand sourire. Il se croit dans une pub pour du shampoing, ma parole ! Je veux bien admettre que pour un prof, il a de beaux cheveux bruns mi-longs. Mais ça ne l'autorise pas à crâner devant ma tante !
-
Prenez votre temps, Sabine. C'est moi qui suis en avance. Ever va me tenir compagnie.
Sabine pose son lourd attaché-case et nous dévisage avec perplexité.
-
Vous avez déjà fait connaissance ?
-
Non!
Le cri m'a échappé. J'ignore si je dis « non » à sa question ou si je refuse la situation.
Tant pis, je l'ai dit, et je n'en démordrai pas.
-
Enfin, si, je bredouille. Nous venons de faire connaissance. À l'instant.
Ils lèvent vers moi un regard sceptique.
-
Ce que je veux dire, c'est que nous ne nous étions jamais rencontrés auparavant.
Ils semblent se demander quelle mouche m'a piquée.
-
Bon, bref. Il a raison, Sabine, monte te préparer, et...
Je désigne M. Munoz du pouce. Pas question que je l'appelle « Paul ». Je préfère ne pas l'appeler du tout. Et j'aimerais pouvoir l'empêcher d'entrer chez moi, dans mon salon.
-
Et nous t'attendons sagement ici, d'accord ?
Mais Sabine a de bonnes manières, elle. Elle me laisse à peine finir.
-
C'est ridicule, voyons ! Installez-vous dans le salon, vous y serez beaucoup mieux. Ever, tu veux commander une pizza pour le dîner ? Je n'ai pas eu le temps de faire les courses.
Je leur emboîte le pas à une allure d'escargot. Pas question de frôler l'un ou l'autre par inadvertance et d'avoir un avant-goût de leur soirée.
Sabine ouvre la porte et se retourne.
-
Ever ? Une pizza, ça te convient ?
Je repense aux deux parts de la végétarienne que Jude m'a laissées en partant. Je les ai découpées en petits morceaux et jetées dans les toilettes. C'est peut-être l'occasion rêvée de lui annoncer que j'ai un emploi. Elle n'osera pas me faire une scène devant M. Munoz (Paul !).
-
Non, merci. J'ai mangé un morceau au travail.
-
Tu as déjà trouvé du travail ? s'exclame-t-elle, médusée.
Je regarde ailleurs avec une désinvolture que je suis loin d'éprouver.
-
Oui. Je te l'ai dit, non ?
Son regard ne laisse rien présager de bon.
-
Non, Ever. Je suis certaine que tu ne m'en as pas parlé.
-
Ah bon ? Désolée. Eh bien voilà, ça y est, je fais officiellement partie de la population active ! je conclus avec un rire forcé.
-
Et où travailles-tu exactement ? questionne ma tante en suivant des yeux M.
Munoz qui, désireux de fuir l'ambiance glaciale que j'ai réussi à instaurer, nous a précédées au salon.
-
Au centre-ville, dans une boutique qui vend des livres et... d'autres choses.
Ma tante lève un sourcil interrogateur.
-
Écoute, Sabine, je ne voudrais surtout pas vous retarder, je plaide en désespoir de cause. Cette discussion peut attendre, non ?
Elle jette un coup d'œil vers M. Munoz installé sur le canapé.
-
Je suis ravie que tu aies trouvé du travail, Ever, vraiment. Mais tu aurais quand même pu m'avertir. Tu m'obliges à trouver quelqu'un pour te remplacer au cabinet et... Bon, nous en discuterons ce soir, à mon retour.
Je suis infiniment soulagée d'apprendre qu'elle n'a pas l'intention de faire durer leur soirée jusqu'au petit déjeuner demain matin.
-
Non, impossible. Le chat de Haven est mort, et elle organise une petite cérémonie ce soir en sa mémoire. Elle est très triste, et donc je pensais rester un peu avec elle, pour la consoler...
-
Bon, alors demain. En attendant, va donc tenir compagnie à Paul pendant que je me prépare, s'il te plaît.
Elle monte précipitamment l'escalier, tandis que je prends mon courage à deux mains, entre au salon et m'installe dans un gros fauteuil de cuir.
M. Munoz prend ses aises sur le canapé. Il porte une chemise blanche, un jean griffé, une montre de frimeur et des chaussures bien trop stylées pour un simple professeur.
-
Je vous préviens, il est hors de question que je vous appelle « Paul », je déclare tout de go.
Il sourit avec gentillesse.
-
Vous me rassurez. Voilà qui ne serait pas passé inaperçu au lycée.
Je me force à sourire. Que dire ? Ma vie a beau être d'une effarante complexité, faire la conversation à mon professeur d'histoire, qui en plus connaît l'un de mes secrets les mieux gardés, dépasse les bornes.
M. Munoz croise les jambes et étend un bras sur le dossier du canapé avec une totale décontraction.
-
Quelle est votre relation avec Sabine, exactement ?
-
C'est ma tante.
Moi qui espérais déstabiliser l'adversaire, j'en suis pour mes frais. Il me regarde avec un intérêt croissant.
-
Et ma tutrice légale depuis le décès de mes parents, j'ajoute aussitôt.
-
Oh, je suis désolé. Je l'ignorais.
Un silence pesant s'abat dans le salon.
Je continue sur ma lancée.
-
Ma sœur est morte dans le même accident, ainsi que Caramel, notre chien.
-
Ever, je...
Je ne veux pas entendre ses condoléances maladroites. De toute façon, il n'a aucune chance de trouver les mots justes. Ils n'existent pas.
-
D'ailleurs, moi aussi, je suis morte, je précise pour enfoncer le clou. L'espace de quelques secondes. Et puis...
Et puis Damen m'a ramenée à la vie et m'a donné à boire l'élixir d'immortalité.
-
... Je me suis réveillée.
Ma confession terminée, je me demande ce qui m'a pris de lui raconter ma vie.
-
C'est à ce moment-là que vous êtes devenue extralucide, n'est-ce pas ?
Je jette un coup d'œil vers l'escalier. Pas de Sabine en vue. Je hoche la tête.
M. Munoz ne me juge pas, et n'a même pas l'air surpris.
-
Ce n'est pas inhabituel, vous savez. J'ai lu plusieurs articles à ce sujet.
Je suis soulagée de l'apprendre, même si je ne sais pas quoi répondre.
-
À vous voir lorgner l'escalier toutes les cinq secondes, j'en conclus que votre tante n'en sait rien, je me trompe ?
J'esquisse une ébauche de sourire, qui ressemble davantage à une grimace.
-
On dirait que je ne suis pas la seule extralucide dans cette pièce !
Il me jette un regard compréhensif. Je préfère cela à la pitié.
Un ange passe.
-
Sabine ne comprendrait pas. Elle... elle est loin d'être stupide, au contraire.
C'est une fille formidable, brillante, très compétente dans son métier. Disons qu'elle envisage les choses en noir et blanc. Le gris l'effraie plutôt.
Je me mords les lèvres. J'en ai trop dit, pourtant je n'ai pas fini. Je veux clarifier les choses.
-
Vous ne lui direz rien, n'est-ce pas ? S'il vous plaît...
Il réfléchit. Je retiens mon souffle. Les pas de Sabine résonnent dans l'escalier. M. Munoz prend son temps.
-
Je vous propose un marché, reprend-il in extremis. Je tiens ma langue, à condition que vous ne séchiez plus les cours, d'accord ?
D'accord ? Il plaisante ! C'est du chantage !
Il profite de la situation. Il n'a pas les mêmes états d'âme, lui.
J'observe du coin de l'œil Sabine qui s'immobilise devant le miroir, le temps de vérifier son maquillage.
-
Pour quoi faire ? Il ne reste plus qu'une semaine avant les vacances ! Et vous savez très bien que j'ai d'excellentes notes partout.
Il hoche la tête, se lève et sourit à Sabine.
-
Donc, rien ne vous empêche d'y aller, lâche-t-il.
-
Aller où ? demande Sabine.
Ma tante est ravissante, beaucoup trop, même. Son maquillage lui va à ravir, et Stacia Miller se damnerait pour porter la même robe, si elle avait vingt ans de plus.
M. Munoz me devance.
-
Je disais à Ever d'aller rejoindre ses amis. Je ne voudrais pas la mettre en retard.
Sabine sourit. C'est agréable de la voir aussi heureuse et détendue. « Paul » place une main au bas de son dos et l'entraîne vers la porte, pendant que moi, j'ai envie de hurler.
vingt-six
Quand j'arrive chez Haven, tout le monde est massé autour de la fenêtre où Mascotte a surgi la première fois. Une petite urne serrée contre son cœur, mon amie prononce quelques mots à la mémoire de son chat.
Je me glisse à côté de Damen et des jumelles.
-
Bonsoir. J'ai raté quelque chose ?
Il me sourit.
—
Des ruisseaux de larmes, un ou deux poèmes... Je suis sûr qu 'elle te pardonnera ton retard - un de ces jours.
Je déroule mentalement le film des derniers événements, pendant que Haven répand les cendres de Mascotte au pied de la fenêtre.
Damen passe un bras autour de ma taille, me procurant le réconfort dont j'ai besoin. Il ajoute un gros bouquet de tulipes rouges qu'il se hâte d'escamoter avant qu'on ne le remarque.
Haven passe l'urne à son petit frère, Austin, qui inspecte l'intérieur en fronçant le nez.
—
C'était si terrible ?
-
Pire!
La tête au creux de l'épaule de Damen, je me demande encore pourquoi je me suis confiée à M. Munoz.
-
Et les jumelles ? Je croyais qu 'elles étaient terrifiées de mettre le nez dehors ?
Les deux petites entourent Haven. Leurs visages sont toujours identiques, grands yeux noirs et franges sévères. Leur ressemblance s'arrête là. Elles ont troqué leur uniforme de collégienne pour des tenues différentes. Romy a choisi le style petite fille sage - jean propret, chemise rose et pull beige. Quant à Rayne, elle exhibe une minirobe en coton noir, un legging noir troué et des chaussures vernies à semelle compensée. Je doute fort qu'elles soient allées courir les magasins, puisque Damen est là pour combler leurs moindres désirs.
Il me serre contre lui et répond à mes pensées.
-
Eh bien figure-toi qu 'elles se risquent hors de la maison. La télévision et les magazines ne leur sujfisent plus, apparemment, elles veulent explorer le monde.
Crois-le si tu veux, elles sont allées elles-mêmes choisir ces vêtements. Elles ont même payé toutes seules comme des grandes. Avec mon argent, bien sûr. Elles s'adaptent vite, on dirait. Hier le centre commercial, aujourd'hui l'enterrement d'un chat, et demain... qui sait ?
Il sourit et son visage s'illumine. Haven termine son discours à la mémoire d'un animal qu'aucun d'entre nous, ou presque, n'a jamais vu.
-
Nous aurions peut-être dû apporter quelque chose, des fleurs, par exemple, je chuchote à l'oreille de Damen.
Damen désigne un bouquet géant.
-
J'y ai pensé, regarde. Et nous avons aussi versé un don généreux - anonyme, comme il se doit - à la SPA de Californie en l'honneur de Mascotte. J'ai pensé que Haven apprécierait.
-
Un don anonyme, tiens donc ! Moi qui croyais que tu étais contre.
Damen fronce les sourcils sans comprendre la plaisanterie. Josh m'interrompt avant que je n'aie le temps de m'expliquer.
-
J'ai besoin de votre aide, nous confie-t-il en aparté. J'ai fait une gaffe.
-
Ah ?
Il fourre les mains dans ses poches et baisse la tête. Ses cheveux noirs lui masquent le visage.
-
J'ai offert un chaton à Haven. Un musicien de mon groupe, vous savez ? La chatte de sa petite amie a eu une portée. Il y en avait un tout noir. J'ai cru aider Haven à oublier Mascotte. Maintenant, elle refuse de me parler. Elle dit que je n'y comprends rien. Elle déraille, si vous voulez mon avis.
-
Ne t'inquiète pas. Elle finira par...
-
Tu veux rire ? Tu as entendu ce qu'elle vient de raconter ? Voilà dix minutes qu'elle nous rabâche que Mascotte était unique, irremplaçable, etc. J'en ai pris pour mon grade.
-
C'est normal quand on vient de perdre un animal auquel on tenait. Je suis sûre que...
-
Non, c'est fichu. Elle est anéantie à cause de Mascotte, et je n'ai fait qu'empirer les choses. Je me retrouve avec un chaton sur la banquette arrière de ma voiture. Je ne sais pas quoi en faire. Ma mère me tuera si je le ramène à la maison, et Miles ne peut pas le prendre à cause de son prochain départ en Italie.
Il nous implore du regard.
-
Vous ne voulez pas l'adopter, par hasard ?
Les jumelles adoreraient avoir un petit chat, je n'ai pas oublié leur réaction avec Mascotte. Mais qu'arrivera-t-il si elles retrouvent leurs pouvoirs et retournent dans l'Été perpétuel ? Pourront-elles emmener le chat avec elles, ou nous restera-t-il sur les bras ?
Elles sentent mon regard. Romy me sourit gentiment, et Rayne fait la moue. Je vais avoir besoin d'arguments si je veux gagner leur confiance. Un petit chaton me semble un bon début.
-
Allons voir la bestiole ! lance Damen avec un clin d'œil complice.
Romy serre la petite chatte sur son cœur.
-
Elle est à nous ? Pour de vrai ?
Damen sourit.
-
Absolument. C'est Ever qu'il faut remercier. C'est son idée.
Romy me décoche un grand sourire, tandis que Rayne pince les lèvres avec méfiance.
-
Comment allons-nous l'appeler ? poursuit Romy en regardant sa sœur. Pas Sortilège au carré, ou Sortilège au cube, hein ? Ce petit amour mérite un nom bien à lui. Et j'espère qu'elle connaîtra un destin moins tragique que celui de Sortilège.
Elle plante un baiser sur la petite tête noire.
Je brûle de demander ce qui est arrivé à Sortilège, quand Rayne intervient.
-
C'est du passé. Tu as raison, Romy. Il faut lui trouver un joli nom. Quelque chose de fort, de mystique.
Nous nous trouvons tous les quatre dans le salon de Damen. Le silence retombe pendant que nous passons en revue les diverses possibilités.
-
Que diriez-vous de Luna ? je suggère. Cela signifie « lune » en latin.
Rayne s'esclaffe.
-
Sans blague ! Pas besoin d'être un génie pour savoir que luna veut dire « lune
». Et puis d'abord, je suis sûre qu'on connaît plus de latin que toi.
Je me force à sourire, à garder un ton aimable et posé.
-
Sûrement. Mais il paraît que les chats ont un lien particulier avec la lune, alors...
Inutile de continuer. Rayne est farouchement contre, c'est évident.
Damen vole à mon secours. Il veut leur faire comprendre une bonne fois qu'elles me doivent le respect.
-
C'est vrai. Autrefois, on pensait que les chats étaient les enfants de la lune parce que, comme elle, ils sortent le soir.
-
Et si on l'appelait « Fille de lune » ? propose Rayne. C'est mignon, non ?
Mieux que Luna, en tout cas.
Romy caresse le petit animal endormi sur ses genoux.
-
Beurk ! Fille de lune, c'est moche. Trop long. Personnellement, je vote pour Luna. Adjugé ?
Nous hochons la tête, sauf Rayne qui refuse de me concéder ce plaisir.
Damen me prend la main.
-
Désolé, Rayne. La majorité l'emporte.
Il ferme les yeux. Un joli collier de velours violet apparaît autour du cou de Luna, tandis qu'un petit couffin assorti se matérialise à nos pieds.
Les jumelles ont les yeux brillants de plaisir.
-
Et si on l'installait dans son lit, maintenant ?
Romy proteste.
-
Pourquoi ? Elle est très bien sur mes genoux !
-
Oui, mais c'est l'heure de notre leçon.
Romy se lève docilement et dépose Luna dans son couffin. Les jumelles vont ensuite s'asseoir en face de Damen, les mains sur les genoux, prêtes à commencer.
Je ne les ai jamais vues aussi sages.
-
De quoi s'agit-il ?
-
De magie, précise Damen. Elles doivent s'entraîner tous les jours si elles veulent récupérer leurs pouvoirs.
Je me demande si c'est le genre de cours que Jude projette d'organiser.
-
Cela consiste en quoi, exactement ? Des exercices et des tests, comme à l'école ?
-
Non, plutôt de la méditation. Un peu comme je t'avais montré lors de notre premier voyage dans l'Été perpétuel, en plus intense. Tu n'avais pas besoin de beaucoup d'entraînement. Les jumelles, en revanche, bien qu'issues d'une longue lignée de sorcières très puissantes, sont revenues à la case départ. J'espère que ces séances vont les aider à retrouver rapidement leurs facultés.
-
« Rapidement », c'est-à-dire ?
En fait, ma vraie question est : Quand allons-nous enfin avoir une vie normale ?
-
Quelques mois. Peut-être plus.
-
Le Livre des Ombres pourrait t'aider, peut-être ?
J'aurais mieux fait de me taire. Damen fronce les sourcils. Les jumelles se sont redressées sur leurs chaises, stupéfaites.
-
Tu as Le Livre des Ombres ? s'écrie Rayne.
Damen me jette un regard noir. Pourtant, ce vieux bouquin pourrait les aider autant que moi.
-
Pas exactement. Mais je sais où il se trouve.
Rayne a l'air sceptique.
-
Pas possible ?
-
Je ne l'ai pas vu, intervient Damen, mais d'après la description que m'en a faite Ever, je suis sûr qu'elle dit vrai. C'est un livre puissant. Trop puissant pour vous. Peut-
être qu'après quelques séances de méditation, nous pourrons...
Les filles ne l'écoutent plus et se lèvent comme un seul homme.
-
Nous voulons le voir. Conduis-nous là-bas, Ever, d'accord ?
vingt-sept
-
Comment allons-nous entrer ? demande Romy.
—
Tu es bête ! réplique Rayne. C'est facile pour eux. Il leur suffit de se concentrer pour ouvrir le verrou.
Je souris.
—
C'est vrai. Mais c'est encore plus simple avec la clé.
Je la tire de ma poche et déverrouille la porte. J'évite de croiser le regard de Damen qui, je le sais, désapprouve cette équipée.
Romy entre sur la pointe des pieds.
-
Tu travailles ici ?
Je hoche la tête en posant un doigt sur mes lèvres et entraîne la petite troupe vers la pièce du fond.
Une voix haut perchée claironne derrière moi.
-
Pourquoi chuchoter, puisque c'est fermé et qu'il n'y a personne ?
Le message est clair : Rayne est contente que je leur montre Le Livre des Ombres, mais ses bonnes dispositions à mon égard s'arrêtent là.
J'ouvre la porte de l'arrière-boutique et les invite à s'asseoir, pendant que Damen et moi discutons dans le couloir.
—
Je n'aime pas ça, Ever.
Je soutiens son regard.
-
Je sais.
-
Je suis sérieux. Tu ne sais pas dans quoi tu t'embarques. Ce livre est très puissant, dangereux même.
-
Oui, mais c'est une branche de la magie que les jumelles connaissent mieux que nous. Et elles n'ont pas l'air de s'inquiéter.
-
Il existe d'autres moyens.
-
À t'entendre, je vais les initier à des maléfices terribles et les transformer en méchantes sorcières avec verrues et chapeaux pointus, alors que, comme toi, je veux seulement leur rendre leurs pouvoirs.
Je préfère taire la vraie raison. J'ai passé des heures à essayer de lire ce bouquin, sans succès. J'ai besoin d'aide pour trouver le moyen de forcer Roman à me donner l'antidote. Or, je sais pertinemment que Damen ne l'entend pas de cette oreille.
-
Il y a des façons plus sûres de les aider à retrouver leurs pouvoirs. Les séances de méditation, par exemple. Avec un peu de temps...
-
Combien ? Des semaines, des mois, un an ? Nous ne pouvons pas nous permettre d'attendre si longtemps !
Damen fronce les sourcils, une lueur de compréhension traverse son regard.
-
« Nous » ?
-
Nous, elles, c'est pareil. Laisse-moi au moins leur montrer le livre. Elles ne risquent rien, et elles sauront nous dire si c'est l'original. Allez, Damen, s'il te plaît.
Il n'a pas l'air de croire qu'elles ne courent aucun danger. J'insiste :
-
Un simple coup d'œil. Ensuite, on rentre à la maison et tu pourras leur donner toutes les leçons que tu voudras.
Damen m'invite à entrer sans mot dire.
Je m'installe derrière la table et me penche vers le tiroir.
-
Nous avons l'ouïe fine, déclare Rayne. À l'avenir, vous devriez peut-être vous en tenir à la télépathie.
Je ne relève pas et place la main sur le verrou pour l'ouvrir mentalement. Puis j'ouvre le tiroir et le vide de son contenu - dossiers, calculatrice, papiers - afin de dégager le double-fond et le volume qu'il dissimule. Je le pose sur le bureau. Les doigts me brûlent après ce bref contact.
Les jumelles se ruent dessus et l'examinent avec une révérence infinie.
Je retiens mon souffle.
-
Alors ?
Romy fronce les sourcils. Rayne l'ouvre à la première page. Toutes deux laissent échapper un cri, les yeux exorbités.
Rayne se perche sur un coin du bureau et incline le livre vers sa sœur, qui se penche et suit du doigt les signes incompréhensibles. Ses lèvres remuent en silence. Elle a l'air de comprendre parfaitement.
Je louche vers Damen, posté derrière elles. Impassible, il observe les jumelles marmonner et glousser en tournant les pages.
Je n'y tiens plus. Il me faut une réponse.
-
Bon, alors, c'est le bon ?
-
Ce bouquin est on ne peut plus authentique, confirme Rayne sans relever la tête. Ceux qui l'ont rédigé connaissaient leur sujet.
-
Il en existe d'autres ?
-
Bien sûr, des tas, répond Romy. « Le Livre des Ombres » est un terme générique pour désigner n'importe quel recueil de sorts. On leur a donné ce nom parce qu'ils devaient rester cachés à cause de leur contenu, paraît-il. Des livres de l'ombre, en quelque sorte.
Rayne renchérit :
-
Pour d'autres, c'est parce que ces livres se lisent la nuit, à la chandelle, dont la flamme jette des ombres sur les pages.
-
Quoi qu'il en soit, c'est écrit en code, au cas où il tomberait entre de mauvaises mains, poursuit Romy. Mais les livres des ombres aussi puissants que celui-ci sont rares et généralement très bien cachés.
J'ai besoin d'une dernière confirmation.
-
Vous êtes bien sûres qu'il est authentique ? Et puissant ?
Rayne me regarde comme si j'étais complètement débile.
-
Aucun doute, affirme sa sœur. L'énergie qui émane des mots est palpable.
-
Vous pensez qu'il peut nous, euh, vous aider ?
-
Ce n'est pas garanti. Notre magie est un peu rouillée.
-
Parle pour toi ! s'exclame Rayne.
Elle se penche, tourne quelques pages et se met à réciter des mots que je ne comprends pas, mais qui lui semblent familiers. Ensuite, la main vers le plafond, elle s'écrie :
-
Vous voyez ! Je ne suis pas rouillée, moi !
La lampe s'éteint et se rallume alternativement.
Romy croise les bras.
-
Oui, enfin. Elle était sensée partir en fumée, ta lampe. N'exagère pas.
-
Partir en fumée ?
Je jette un regard horrifié à Damen. Il avait raison. Entre de mauvaises mains — leurs mains à elles - ce livre est un danger ambulant.
Romy et Rayne éclatent de rire.
-
Ha, ha ! On vous a bien eus, hein !
Rayne saute sur l'occasion de me ridiculiser.
-
Tu es vraiment trop nouille, Ever ! On te ferait gober n'importe quoi !
-
Et vous, vous regardez beaucoup trop la télévision !
Je referme le livre pour le remettre en place, mais quatre mains essaient de m'en empêcher.
-
Non ! Attends ! Laisse-le-nous ! Nous en avons besoin !
Je lève le bras pour le mettre à l'abri.
-
Il n'est pas à moi. Nous ne pouvons pas le ramener à la maison.
Romy fait la moue.
-
Nous ne récupérerons jamais nos pouvoirs autrement !
Rayne ajoute son grain de sel.
-
C'est vrai. D'abord tu nous éjectes de l'Été perpétuel, et maintenant...
Damen lève la main pour leur intimer silence.
-
Ever, range ce livre immédiatement ! m'enjoint-il, les mâchoires serrées.
De toute façon, il est temps de rentrer, maintenant que les jumelles ont confirmé l'authenticité du livre. C'est alors que, levant machinalement les yeux, je distingue une vague silhouette sur l'écran de contrôle.
vingt-huit
J'ouvre le tiroir et y fourre le livre en vitesse, tandis que des pas résonnent dans le couloir.
Je referme le tiroir au moment où Jude passe la tête dans le bureau.
-
Encore là ?
Il entre et tend la main à Damen, qui hésite une seconde avant de la serrer. Il ne le quitte pas des yeux, l'air concentré, le visage fermé.
Jude sourit, mais ses yeux sont dénués de gaieté.
-
Que se passe-t-il ici ? Tu as décidé de faire des heures supplémentaires en famille ?
-
Pas du tout, nous sommes venus...
Je ne sais quoi inventer. Je croise son regard perspicace et baisse les yeux.
-
Nous sommes venus pour ton Livre des Ombres, intervient Rayne. On se demandait où tu l'avais trouvé.
Jude la considère d'un air amusé.
-
À qui ai-je l'honneur ?
Je prends les devant.
-
Romy et Rayne. Mes...
Damen me coupe la parole, les yeux fixés sur Jude.
-
Mes nièces. Elles sont venus passer quelques jours chez moi.
Jude le gratifie d'un bref regard avant de s'approcher de moi.
-
Évidemment. Toi seule pouvais le trouver. Damen observe Jude avec une expression que je ne lui connais pas. Il a le visage figé, les traits crispés, les paupières plissées...
-
Je suis virée ? Jude sourit.
-
Non, voyons ! Ce serait idiot de renvoyer ma meilleure voyante ! La seule et unique... C'est curieux, ce livre est caché là depuis l'été dernier, mais tu es la première à t'y intéresser ! Je croyais que tu ne raffolais pas de magie.
Je m'agite dans mon fauteuil. L'attitude de Damen me rend terriblement mal à l'aise.
-
C'est vrai. Mais les jumelles s'intéressent beaucoup a...
-
La magie blanche, explique Damen, une main sur l'épaule de chaque petite.
Elles aimeraient en savoir plus sur la Wicca. Ever pensait que ce livre leur apprendrait quelque chose. Apparemment, il est trop complexe pour elles.
-
On dirait que j'ai deux élèves de plus sur ma liste, lance Jude en riant.
-
Il y a d'autres inscrits ?
Trop tard. Je jette un coup d'œil à Damen et rougis.
-
Oui, une. Enfin, si elle vient. Elle avait l'air motivée. Honor ! Je n'ai pas besoin de lire dans ses pensées pour le savoir. Elle s'est inscrite au cours de magie, et elle viendra. Je n'en doute pas une seconde.
-
Tu organises des conférences ? questionne Damen.
-
Initiation au développement psychique. Je compte mettre l'accent sur l'épanouissement personnel, avec une pointe de magie. J'ai hâte de commencer.
Pourquoi pas demain ?
Romy et Rayne sautent de joie.
-
Non ! tranche Damen.
Jude n'a pas l'air vexé pour un sou.
-
Pas de quoi fouetter un chat, tu sais. Je suis novice dans ce domaine, je ne fais même pas payer. C'est l'occasion pour moi d'expérimenter ce qui existe, voir ce qui marche et ce qui ne marche pas. Et puis, ce n'est qu'une initiation. Rien de bien méchant.
Ils se toisent du regard. Je sens que ces séances de magie inquiètent Damen. Mais ce n'est pas tout...
Sa nervosité soudaine, ses manières brusques ont quelque chose à voir avec Jude.
Et avec moi.
Si je ne le connaissais pas aussi bien, je dirais qu'il est jaloux. Or, ce n'est pas le cas.
La jalousie est mon pire défaut, pas le sien.
-
S'il te plaît, Damen, plaident les jumelles. On a très, très, très envie de suivre ces cours !
Romy le tire par la manche.
-
Et puis cela pourrait nous aider, tu sais.
-
Et nous donner une raison de sortir de la maison, ajoute Rayne qui ne rate pas une occasion de m'égratigner au passage. Ever ne pourra plus se plaindre que vous n'êtes jamais tranquilles !
Jude me décoche un sourire amusé, mais je m'empresse de détourner la tête.
-
Nous n'en avons pas besoin, tranche Damen sur un ton sans réplique. C'est une question de patience.
Jude fourre les mains dans les poches.
-
Pas de problème. Si tu changes d'avis, ou si tu veux assister à un cours, tu es le bienvenu. Qui sait ? Tu apprendras peut-être quelque chose.
Je me décide à intervenir. Je me lève, contourne la table et saisit le bras de Damen.
-
Nous devons partir. Veux-tu que je fasse l'ouverture demain ?
Jude s'installe dans le fauteuil que je viens de libérer.
-
Oui, j'arriverai en début d'après-midi. Si cette fille passe...
-
Honor.
Damen écarquille les yeux et Jude éclate de rire.
-
Tu es voyante, il n'y a pas de doute ! Bref, si tu la vois, dis-lui que les séances commenceront la semaine prochaine, s'il te plaît.
vingt-neuf
Jude s'adosse au comptoir, un café à la main.
-
Il a l'air sympathique, ton ami.
Je consulte les rendez-vous du jour - j'en ai un à quatorze heures, puis à quinze et à seize heures —, soulagée de ne reconnaître aucun des noms figurant sur la liste.
-
Oui.
Jude boit une gorgée et m'observe par-dessus le bord de sa tasse.
-
C'est bien ton petit ami ? Je n'en étais pas très sûr. Il a l'air plus âgé que toi.
Je referme l'agenda et bois une gorgée d'eau. Je préférerais l'élixir, mais j'évite d'en boire en public.
-
Nous sommes dans la même classe. Donc nous avons le même âge, non ?
-
Pas forcément.
Aurait-il deviné quelque chose ? Compris qui nous sommes vraiment ?
Ses yeux verts pétillent quand il sourit.
-
Je ne sais pas. Il aurait pu redoubler - une bonne dizaine d'années au moins ?
Je ne relève pas l'insulte, si c'en est une. Jude n'est pas seulement mon patron - c'est aussi le propriétaire du Livre des Ombres. Dont j'ai désespérément besoin.
Je me penche sur la vitrine à bijoux et entreprends de disposer les chaînes d'argent et les étiquettes bien en évidence.
-
Au fait, comment as-tu rencontré Honor ? je demande avec une indifférence feinte.
Jude pose sa tasse à côté de la caisse et s'en va dans l'arrière-boutique insérer un CD
dans le lecteur. Un concert de criquets sous la pluie. Toujours le même.
-
Dans un café où j'étais entré déposer des prospectus, répond-il à son retour.
-
Elle était seule ?
J'imagine Stacia la poussant à aborder Jude.
Jude ne me quitte pas des yeux. Je me détourne et, pour me donner une contenance, dispose les bagues dans la vitrine par couleur et par taille.
-
Je crois bien. Elle m'a demandé en quoi consistaient les cours, alors je lui ai donné un dépliant.
Je ne peux cacher ma curiosité.
-
Vous avez discuté ? Elle t'a dit pour quelle raison elle était intéressée ?
-
Elle a des problèmes avec son petit ami et aimerait un sortilège approprié.
Jude éclate de rire en remarquant mon air abasourdi.
-
Mais non ! Je plaisante. Pourquoi t'intéresses-tu autant à elle ? Aurait-elle essayé de te voler ton amoureux ?
Je referme la vitrine.
-
Pas elle. Sa meilleure amie.
-
Elle y est parvenue ?
Les joues en feu, je réponds beaucoup trop vite.
-
Non ! Mais elle ne se décourage pas.
-
Tu en parles au présent. Elle s'obstine ?
J'essaie de calmer les battements de mon cœur.
Jude lève un sourcil, l'air très sérieux.
-
Alors toi aussi, tu as besoin d'un sortilège ? Quelque chose pour empêcher les filles de tourner autour de Damen ?
L'intensité de son regard me rend mal à l'aise, de même qu'entendre le nom de Damen dans sa bouche.
-
Voilà qui expliquerait ton intérêt pour Le Livre des Ombres ?
Je lui tourne le dos. Tant pis pour l'impertinence. En ce qui me concerne, le sujet est clos.
-
Est-ce que cela risque de poser un problème ?
De quoi parle-t-il ?
Je pivote sur mes talons, mais son aura jaune vif reste indéchiffrable.
-
Tu préfères travailler incognito, non ? Or, une de tes camarades de classe s'est inscrite à un cours et...
Il me laisse achever son raisonnement toute seule.
Mes talents psychiques sont un secret de polichinelle, on dirait. D'abord M. Munoz, ensuite Jude, bientôt Honor, et par conséquent Stacia (laquelle nourrit déjà des soupçons) - sans parler de Haven, qui a juré de « nous tenir à l'œil ». Tout le monde ou presque est au courant, grâce à ma maladresse abyssale.
Je m'éclaircis la gorge.
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Honor n'est pas...
Je m'arrête, à court d'inspiration. Elle n'est pas quoi ? Gentille, sincère, honnête ? Il s'agit plutôt du portrait de Stacia. Quant à Honor, cette fille est un mystère.
Jude attend patiemment la suite.
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Ce n'est pas une amie, en fait, je la connais très mal... je bredouille.
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Dans ce cas, nous sommes deux.
Il sourit, termine son café, et va déposer sa tasse dans l'évier où elle atterrit avec un bruit sec.
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Elle avait l'air perdue, pas très sûre d'elle, ajoute-t-il. Exactement le public que je veux cibler.
À dix-huit heures, mon dernier client s'en va - une consultation imprévue. J'ôte ma perruque noire et me passe la main dans les cheveux pour tenter de les recoiffer.
Jude lève les yeux de son ordinateur.
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Je te préfère en blonde. Le noir te donne l'air sévère.
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Je sais. On dirait Blanche-Neige avec une méchante anémie.
Jude éclate de rire.
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Alors, tes premières impressions ?
Je me juche sur le bord du bureau, tandis que Jude tape sur son clavier à une vitesse hallucinante.
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J'aime bien. Malgré certains côtés un peu déprimants, c'est agréable de pouvoir aider les gens. J'avais des doutes. Mais je crois que tout s'est bien passé. Personne ne s'est plaint, au moins ?
Jude fouille dans une pile de papiers.
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Bien sûr que non. Au fait, as-tu pensé à te protéger ?
Je ne comprends pas sa question. La seule protection que je connaisse bloquerait toutes les énergies qui m'entourent, m'empêchant de lire quoi que ce soit.
Jude referme son ordinateur portable et relève les yeux.
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Il faut se protéger. Avant et après une séance. On ne t'a jamais appris à refouler les éléments négatifs ?
Je fais non de la tête. J'ignore d'ailleurs si j'en ai besoin, en tant qu'immortelle.
Aucune énergie ne devrait être assez puissante pour m'affecter, détail que je ne peux lui avouer.
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Veux-tu que je t'apprenne ?
Je jette un coup d'œil vers l'horloge.
Jude saisit l'allusion.
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Ce ne sera pas long. Et c'est très important. Un peu comme se laver les mains, tu vois ? Histoire de te débarrasser des ondes négatives émises par tes clients et d'éviter la contamination, tu comprends ?
Il me désigne une chaise et prend place en vis-à-vis.
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J'aurais bien commencé par une technique de méditation qui renforce ton aura, mais comme la tienne est invisible, je ne suis pas sûr que ce soit nécessaire.
Je croise les jambes et regarde ailleurs.
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Un de ces jours, il faudra que tu m'expliques comment tu te débrouilles pour la masquer. J'aimerais connaître la technique.
Je souris sans répondre.
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Ferme les yeux et détends-toi, poursuit-il d'une voix douce, à peine audible.
Respire à fond. À chaque inspiration, essaie de visualiser un flux d'énergie dorée, et une fumée noire avec chaque expiration. Imagine que tu inspires une onde bienfaisante et expires de l'eau souillée. Continue jusqu'à ne plus avoir en toi que de l'énergie pure. Tu te sentiras comme nettoyée, régénérée.
J'obtempère. On dirait ma première séance de méditation avec Ava. Au début, j'ai du mal à me concentrer. Je sens le regard insistant de Jude peser sur moi. Il profite de ce que j'aie les yeux fermés pour m'examiner à loisir. Au bout d'un moment, je me laisse aller au rythme de ma respiration. Mon cœur s'apaise et mes idées se clarifient.
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Bien. Maintenant, si tu es prête, imagine un cône de lumière blanche qui descend du ciel et t'enveloppe tout entière. Cette clarté repousse l'énergie négative et l'empêche de te polluer.
J'ouvre un œil. Je n'aurais jamais pensé que l'on puisse me voler mon chi, ma force vitale.
Jude m'enjoint de refermer les yeux.
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Fais-moi confiance. Considère cette lumière un peu comme une forteresse.
Je m'imagine assise sur ma chaise, éclairée de la tête aux pieds par un faisceau de lumière. On dirait un cocon de douceur et de sérénité.
La voix de Jude est toute proche.
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Comment te sens-tu ?
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Merveilleusement bien.
Inutile de se creuser la tête pour chercher les mots justes.
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Recommence l'exercice chaque jour. Une fois que tu auras cette image en tête, ce sera beaucoup plus facile, tu verras. Et n'hésite pas à le pratiquer entre deux séances. Mon petit doigt me dit que tu vas vite fidéliser une clientèle d'habitués.
Il pose une main à plat sur mon épaule dans un geste amical. Le choc est d'une violence inouïe, insupportable. Je bondis sur mes pieds.
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Damen !
Du seuil de la porte, Damen m'observe. Il nous observe.
Derrière la douceur habituelle, l'immense tendresse de son regard, je perçois quelque chose de sombre, de troublant. Quelque chose qu'il refuse de révéler.
Je le rejoins en deux enjambées et saisis la main qu'il me tend.
Jude fronce les sourcils. Distinguerait-il le voile d'énergie qui vibre entre nous ?
Damen m'enlace et me serre contre lui.
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Désolé de vous interrompre. Ever et moi sommes pris ce soir.
Jude se lève à son tour et nous raccompagne à la porte.
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Non, c'est moi qui m'excuse, je ne voulais pas vous retarder.
Il lève la main, comme pour la reposer sur mon épaule, mais la laisse retomber.
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Oh, j'allais oublier ! Le livre ! Prends-le si tu veux. Je n'en ai pas besoin.
Il retourne au bureau et ouvre le tiroir.
Je meurs d'envie de m'en emparer et de détaler en vitesse.
Damen se raidit à mes côtés, et l'aura de Jude brille de mille feux.
J'ai l'impression qu'il s'agit d'un test.
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Merci, mais pas ce soir. De toute façon, je n'aurai pas le temps.
Damen se détend.
Jude hausse les épaules.
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D'accord. Un autre jour, alors.
Je sens son regard dans mon dos, tandis que je franchis la porte et gagne la rue.
Comment parviendrai-je à oublier les pensées et les images qu'il m'a involontairement révélées ?