CHAPITRE III

Les falaises géantes, étrangement aiguës, à peine érodées, rappelaient nettement les paysages lunaires. Cela avait été la première impression des aventuriers du stratonef 27, lorsqu’ils avaient dépassé Volune-la-Morte avant de plonger dans le maelström.

L’aspect en était maintenant différent. Le monde mort s’était réveillé, du moins partiellement. Mais cette partie de la planète principale était encore désolée, l’océan et les lacs demeurant assez loin.

Sous le soleil violet, d’ailleurs sur son déclin, les roches dures, cosmiques, celles-là, non chaotiques, prenaient des tons magnifiques et inquiétants. C’était l’union de la Création recommencée par les Hommes avec la Création proprement dite qui avait produit ce décor. Et il ne laissait pas de dégager, de sa contemplation, une profonde sensation de malaise, en dépit de son incontestable majesté.

Hugues, d’accord avec ses compagnons, avait décidé de ne pas utiliser le S. 27 et ses prodigieux moyens techniques, ses rayons infra-mauves et ses ondes-chocs. Il voulait démontrer aux Voluniens qu’ils pourraient, d’eux-mêmes, vaincre ce monstre, premier grain de sable qui, depuis la naissance de Volune, fut venu faire grincer les rouages de la grande machine.

Un petit engin ovoïde emmenait Hugues, Pat, Christian, Aum dans sa robe d’or, Huit et le ministre des Combats et des Sports, Cinq.

Trente héliscooters escortaient l’avion volunien, monté chacun par deux gardes de type VII-Petit B, conçus pour la milice. Mais cette milice, jusqu’alors, n’avait pas eu grand-chose à faire, les Voluniens ignorant la révolte, la fantaisie et l’individualité.

Tout Volune retravaillait en paix, Aum Suprême, appuyé par les Dieux, ayant assuré aux dix millions de Voluniens des diverses planètes qu’avant la fin du jour l’expédition en aurait fini avec le monstre.

Christian regardait défiler l’extraordinaire paysage. Malgré tout, on voyait que ce monde était demeuré longtemps dans le froid de la mort. Certes, sous le soleil synthétique aux rayons mauves, les eaux souterraines, stagnantes ou tumultueuses, étaient venues l’animer un peu. Mais cela ne faisait encore penser qu’à ces théâtres caducs de la Terre, abandonnés depuis des lustres, et qu’un jour des enfants s’amusent à tirer de leur poussière, en y plaçant des marionnettes dérisoires, dans des décors de papier.

— La vie… Non ! se disait Christian, du fond de son âme d’honnête solarien, non, nous n’avons pas créé la Vie !

Il tourna la tête, regarda à la dérobée Hugues, figé dans son implacable personnage, rêvant peut-être, lui qui haïssait le rêve, au monde futur qui le ferait l’égal du Créateur.

Et cette pensée fit sourire Christian, qui en mesurait toute l’absurdité.

Certes, pendant la cérémonie du temple, Patrice Marcus lui avait semblé assez mal à l’aise. Mais il avait mis cette attitude sur le fait que Pat détestait venir dans le temple. Comme Christian, comme Jerritz et les autres, il préférait des incursions plus proches des Enfants du Chaos, une étude infiniment plus humanisée de leurs petits robots de chair.

Or, Pat semblait plus contrarié que jamais, voire angoissé. Il était livide et des ondes de tristesse passaient sur son front.

— Pat...

Pat, brusquement sorti de ce monde de pensées, tressaillit. Mais il regarda Christian et lui fit signe de ne rien dire. Il ne fallait pas alerter Hugues.

Aum, Huit et Cinq, par radio, dirigeaient les héliscooters. Des projecteurs, très perfectionnés, seraient mis en œuvre dès la tombée du jour violet, pour fouiller tout le massif montagneux. En effet, il était hors de doute que c’était là le repaire du démon, les témoignages ayant au moins prouvé cela, à l’unanimité.

Hugues prétendait en finir par des moyens relativement sommaires, bien que la Science volunienne, héritière de celle des Dieux-Hommes, fut assez avancée. Toutefois, lui-même était intrigué, et il s’irritait de songer que, sur les planètes mortes et ressuscitées à son initiative, il pouvait subsister une faille dans le prodigieux travail dont il se vantait d’avoir été la clé de voûte.

Christian se creusait la tête pour comprendre l’anxiété de Pat. Il n’attribuait lui-même qu’une importance secondaire à cette affaire. Jerritz, de cet avis, n’était-il pas demeuré à bord du S. 27, alors que Hugues en confiait le commandement à Worms ?

— Jerritz doit profiter de notre absence pour étudier ses Voluniens et essayer d’éveiller ces cœurs que nous avons fabriqués, physiologiquement, en les animant de la Substance, mais qui demeurent absolument réfractaires aux émotions humaines.

Il réfléchit, une fois encore, au fait que les Voluniens, étant asexués et voués à la parthénogénèse, devaient éternellement ignorer l’Amour…

— Si seulement ils étaient susceptibles d’attachement, il pourrait y avoir un espoir…

Il revint à Pat. Pourquoi tant de souci apparent ? Le monstre… Après tout qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Christian se souvenait bien de quelque chose, datant d’AVANT la Création. La création de Volune, bien entendu.

Lorsque Hugues leur avait exposé son projet en projetant sa force-pensée dans la Substance, ils y avaient vu une tache mouvante, vivante, laide et redoutable, sans pouvoir en préciser la forme. Par la suite, ils avaient cru pouvoir incriminer Dorian, l’artiste, le fantaisiste anarchiste.

— Une création de Dorian. Un d’entre nous aurait créé en dehors du Grand Projet, en dépit de notre entente ?

Dorian n’avait-il pas sauvé la mise à Patrice, indirectement, en convainquant Jerritz lui-même par la création de la petite algue, conservée à bord du S. 27, dans ce qu’ils appelaient leur musée, où Jerritz veillait sur les toutes premières créations ?

Un incident tout à fait inattendu le tira de sa songerie :

— Que se passe-t-il ?

— L’avion est déséquilibré !

— On dirait… Mais nous allons tomber !

— Mille milliards de comètes ! rugit le Dieu Hugues, qu’est-ce que vous nous avez donné comme pilote, Aum ? Un être usagé ?

Aum, fort ennuyé du danger et aussi de la colère divine, assura que les pilotes étaient toujours vérifiés et que celui-là offrait toute garantie. Mais il eu beau prendre Huit à témoin, Hugues tempêta davantage.

Christian lui fit remarquer discrètement que les Dieux avaient intérêt à ne pas montrer tant d’énervement parce qu’on risquait tout bonnement de se casser la figure. Hugues eut volontiers explosé, mais il était bien évident que l’avion perdait de la hauteur.

Cinq et Huit s’étaient précipités dans la cabine de pilotage mais, malgré leurs efforts, ils ne pouvaient interdire la catastrophe.

Pat, debout près de la paroi translucide, regardait monter les roches, maintenant d’un violet presque noir, depuis que le soleil disparaissait à l’horizon. La nuit volunienne, dans ces montagnes, prenait un aspect diabolique, générateur de mélancolie.

Il était hors de doute qu’on s’écraserait dans quelques instants. Cinq, dont les fonctions prévoyaient le contrôle des engins, fit jouer lui-même le mécanisme de sécurité.

L’avion tout entier se désagrégea, tandis qu’une cabine parachutée descendait mollement dans l’atmosphère volunienne, elle-même jaillie de la Substance, et ne tardait pas à déposer, au fond d’un ravin aux parois hautes de mille pieds, les trois Dieux, Aum et ses deux ministres, et dix êtres constituant l’équipage de l’appareil.

Des héliscooters se posaient tous les uns après les autres. Inutile de préciser que, bien que sain et sauf, le chef des Dieux fulminait.

Christian, toujours prêt à glisser vers le mode ironique, exprimait à Pat sa façon de penser, cherchant ainsi à le distraire de soucis qu’il sentait croître :

— Notre situation est parfaitement ridicule, disait-il. Tu nous vois, nous les Dieux, flanqués de l’Aum Suprême, lançant un S.O.S. à Volune… disant que nous sommes en panne en pleine montagne !

Pat approuva, mais par politesse, sans grande conviction. Son esprit, décidément, était ailleurs !

La situation, il faut le reconnaître, était peu agréable. Les Dieux, les Pontifes de Volune, et les soixante-dix gardes modèle Petit B qui les escortaient se trouvaient au fond d’un ravin d’une extraordinaire profondeur, dans un massif géant, mal connu, et que les Démiurges avaient jugé inutile de féconder, ne songeant qu’à diriger les Enfants du Chaos vers une éventuelle prospection minière.

Il était aisé d’appeler Volune par radio, ou d’expédier les gardes en héliscooter pour ramener un avion de secours. Mais Hugues, lui aussi, ne le perdait pas de vue, cela correspondait mal à un standing de Divinité.

Aum, Huit et Cinq semblaient fort contrariés. Ils auraient peut-être pris des décisions, seuls, mais jugeaient indécent de le faire en présence de leurs Dieux.

Hugues pria ses compagnons humains de l’accompagner, après avoir enjoint à Aum et aux êtres de s’installer le plus commodément possible.

— Huit… préoccupez-vous de faire récupérer les débris de l’avion et examinez-les avec soin… Je veux savoir ce qui s’est passé… Cette panne incompréhensible n’est pas naturelle !… Et que le pilote soit gardé à vue… Nous l’interrogerons tout à l’heure !

Le commandant du spationef 27, Patrice Marcus et Christian se mirent en route. Pour discuter, pour faire le point, ils avaient hâte de sortir de leurs divins personnages et de respirer un peu, hors de la vue des créatures qu’ils avaient tirées du Chaos, et qui les contemplaient avec une sorte d’adoration passive, assez morne, que Christian, et surtout Pat, jugeaient parfaitement exaspérante.

Hugues lui-même devait en être peu satisfait, mais il espérait toujours réaliser un autre Cosmos, égal, sinon supérieur au vrai. Ce qui, provisoirement, le consolait.

Les trois hommes examinèrent le ravin. Long, évidemment, de plusieurs milliers de mètres, il était parfaitement encaissé et on n’en pouvait guère sortir qu’avec les héliscooters. Toutefois, dès qu’ils furent hors de vue, Hugues, Pat et Christian se mirent à escalader les parois abruptes, dans l’espoir de s’arracher à cette souricière à l’échelle géante.

La nuit était venue, froide et noire. Le soleil violet n’avait encore pu réchauffer convenablement cette terre morte depuis des millénaires et il avait un peu un effet d’ampoule à incandescence sur un caillou, mais n’arrivait guère à son rôle d’astre véritable.

Aussi la nuit était-elle sinistre, à peu près totale. Les trois Hommes-Dieux avaient allumé leurs petites lampes, sur les casques de dépolex qu’ils portaient toujours, et ils avançaient dans un site glacé, sous un ciel où les étoiles lointaines scintillaient à travers l’atmosphère qu’ils avaient eux-mêmes fabriquée.

La progression était pénible, en dépit d’une pesanteur un peu moindre que sur la planète-patrie. Volune, sans feu intérieur, était un énorme roc, éclairé plus que chauffé par son soleil à rayons mauves. Sa fécondité n’était que factice, et à ras du sol, sans profondeur, la planète ignorant les couches diverses qui constituent un terrain favorable à l’agriculture, et les alluvions généreux, absents en raison de l’assèchement très ancien de la constellation.

On n’avait trouvé que quelques laves volcaniques qui avaient, tout naturellement, constitué un apport arable. Encore fallait-il ensemencer, irriguer, et procéder à divers soins pendant les nuits, le soleil mauve exerçant sur les plantes nées du Chaos un effet le plus souvent désastreux.

Les trois Hommes se taisaient.

Ils progressaient à travers la montagne, dans une nuit à peu près absolue que trouaient difficilement les pinceaux de lumière qu’ils portaient avec eux. Ce n’était pas là la nuit douce au repos des humains qu’ils avaient connue sur la Terre et sur d’autres planètes. Mais, dès la disparition du soleil-lampadaire, le retour à la mort millénaire qui régnait sur Volune.

Petit à petit, une angoisse perfide s’insinuait dans leurs cœurs. Ils n’en étaient plus à leur rôle de Divinités. Ils se retrouvaient dans la faiblesse grandiose de l’homme, perdu face à une nature hostile.

C’était une nuit sans fantômes mais la nuit elle-même était fantôme. Il découvraient la vérité sur Volune. En dépit du vernis d’air et d’eau, de feu et de chair qu’ils lui avaient donné, le monde volunien demeurait mort. Mort comme l’étaient peut-être ces robots animés de la Substance, aux réactions soigneusement étudiées, mais sans vie véritable, et dont tout le formidable équilibre d’Etat s’écroulait tout à coup parce que quelques-uns d’entre eux avaient vu un monstre que nul ne pouvait décrire, ni même imaginer.

Quant à l’indicent qui avait provoqué la chute et la désintégration de l’avion, il demeurait tout aussi mystérieux. S’il y avait eu sabotage, ce qui paraissait vraisemblable, quel Enfant du Chaos avait pu s’en rendre coupable ?

Hugues se le disait en cherchant la solution : les êtres n’ont pas d’imagination, pas d’initiative. Ils ne peuvent donc trahir, mais, comme des abeilles vigilantes, ils obéissent. Et le monde tourne rond !

Du moins était-ce là son idéal, dans le petit Cosmos qu’il avait rêvé et partiellement réalisé. Aussi l’accident l’avait-il plongé dans de fort amères réflexions. Christian, lui, bougonnait ferme. Pat se taisait.

Tout à coup, quelque chose sembla changer, autour d’eux. L’absolu des ténèbres n’était plus égal à lui-même. En dehors des points lumineux de leurs lampes, ils s’apercevaient mutuellement. Il leur semblait que des lignes, des contours, émergeaient du néant.

Rochers, arêtes, pics, failles, anfractuosités, ravins, défilés, tout cela, ignoré à la vue l’instant précédent, s’avivait sous l’effet d’une force ignorée. C’était encore très faible, à peine perceptible. Mais, derrière les casques de dépolex, leurs yeux écarquillés, guettant la moindre lueur, ne pouvaient y demeurer insensibles.

Ils s’interrogèrent, se rapprochant automatiquement, avec cet instinct grégaire de l’humain qui subit, sinon la crainte, du moins l’étonnement. Et ce fut Pat qui prononça, en levant le bras :

— Regardez… Ce n’est qu’un reflet lunaire… sur le flanc de la montagne !

Hugues et Christian constatèrent qu’il avait raison. Un des satellites de Volune, probablement Vol IV, terre non fertilisée, se levait dans le ciel noir, et demeurait encore masqué à leurs regards par les massifs formidables qui les écrasaient de toutes parts.

Mais ses premiers rayons, eux-mêmes reflets du synthétique soleil violet, ruisselaient déjà sur une vaste paroi schisteuse, qui flambait d’une étrange clarté parme. Et, comme par une théorie de miroirs, la lumière arrivait au fond du ravin, aux régions tourmentées qu’exploraient les trois Dieux de Volune.

Tout de suite, ils constatèrent qu’il se passait quelque chose d’insolite. Ce clair de lune, ils le connaissaient, bien que l’ayant oublié dans ce soir obscur. N’étaient-ce point eux qui l’avaient créé, d’ailleurs sans le vouloir ? Mais, en éveillant un soleil mort depuis des espaces-temps infinis, ils avaient également ranimé une vie factice sur ses satellites.

— C’est Vol IV… Mais on dirait qu’il brille d’un éclat exceptionnel, fit remarquer Christian, intrigué.

Il en oubliait le monstre, les Voluniens et la situation bizarre dans laquelle il se trouvait avec ses compagnons.

Il se sentait le cœur serré. Il apercevait, debout sur un roc, la formidable silhouette de Hugues. Le casque de dépolex semblait s’imprégner de clarté violette, et le visage du chef des Dieux avait l’air auréolé d’une formidable étincelle électrique. Pat, un peu en arrière, était de plus en plus plongé dans cette attitude qui étonnait et peinait son ami.

Mais le paysage se burinait de feux mauves, opposition féroce et curieuse avec le noir total des roches mortes depuis mille siècles…

Et Christian, dont la gorge était contractée par l’impression d’un péril inconnu, grelottant dans son scaphandre climatisé, les yeux levé vers le ciel mort, regardait l’apparition de Vol IV, satellite de Volune…