CHAPITRE II
En avant de ses ministres, l’être à la robe d’or regardait le chef des Dieux, qui avançait majestueusement.
Il l’admirait, comme son Créateur, et lui portait vénération. Le chef des Dieux, et les autres Dieux, étaient grands, forts, d’une surprenante souplesse de mouvement. On chuchotait à Volune que leurs corps offraient des différences intimes avec ceux des Voluniens, rigoureusement semblables les uns aux autres.
Surtout, leurs visages étaient très irréguliers et d’une extraordinaire mobilité, reflétant des pensées subtiles, vives et fugaces, si élevées sans doute qu’elles ne pouvaient être comprises par les êtres.
Des Dieux d’importance secondaire vérifiaient le carénage du char divin, tandis que le Dieu Patrice et le Dieu Christian, que Aum et les Quinze saluaient auprès du chef, s’avançaient, plus amènes que le Maître.
— Salut, Aum… Salut, Voluniens !
Il y eut de nouvelles prosternations. Le Dieu Pat se mordit les lèvres et le Dieu Christian le poussa du coude :
— Décidément, mon vieux Pat, tu ne te feras jamais à l’adoration de tout un peuple…
Le Dieu Pat eut un geste d’humeur, heureusement dans le dos du chef des Démiurges :
— C’est bon pour lui, ce genre de salamalecs. Moi, je trouve cela insupportable.
Christian, dont les yeux pétillaient de malice, souffla :
— Que veux-tu ? Il a institué des rites. Lui, ça l’amuse !… Il aime ça, se faire adorer. Et nous partageons tout de même un peu cette gloire. Après tout, ces gars-là…
— Des gars ? Tu appelles ça des gars ? Mais ce ne sont pas des hommes !
— Ils vivent, en tout cas, on ne saurait le discuter, nos enfants du Chaos. Et, pour eux, nous sommes des types formidables. Leurs Dieux, il n’y a pas à le nier. Alors, ils se prosternent, ils nous adorent, ils sont émerveillés de notre présence. Mets-toi à leur place ! Quelle attitude aurais-tu, toi, si tu te trouvais tout à coup face à face avec le Bon Dieu ?
Choqué, en dépit de l’absence de méchanceté des propos de Christian, Pat protesta :
— Ah ! non ! Je t’en prie… Tu ne vas pas nous comparer…
Christian changea légèrement de couleur :
— Tu as raison. Allons plutôt écouter ce que notre Jupiter est en train de discuter avec le dictateur local. Ça n’a pas l’air d’aller tout seul !
Ils s’approchèrent. Aum et les Quinze étaient, en effet, très gênés et le chef des Dieux, le commandant Hugues, semblait furieux. Ses yeux verts, bizarrement jaspés par les reflets du soleil violet, jetaient de véritables éclairs. Il voulut interroger lui-même les êtres arrêtés par Huit. Aum s’inclina et rappela au chef des Dieux que le Peuple l’attendait maintenant dans le temple, pour l’adoration.
Christian, toujours malicieux, susurra dans l’oreille du Dieu Pat que le Dieu Hugues, tout pressé qu’il fut de savoir la vérité sur le mystère de Volune, ne refuserait pas ce genre de cérémonies, et les deux jeunes Dieux faillirent pouffer de rire en entendant Hugues accepter d’une voix majestueuse.
Huit et les autres s’étaient aperçus de l’hilarité contenue de leurs Démiurges, alors que le chef, qui s’éloignait précédé respectueusement par Aum, n’avait rien vu.
Et les ministres de Volune, bien qu’eux-mêmes créatures de rôle supérieur, en concevaient envers eux une admiration immense. Car, eux, êtres voluniens, ils reflétaient certains sentiments de l’Humain, en avaient à peu près les mêmes fonctions physiologiques, mais ils ignoraient l’ironie, et le rire. Le Dieu Christian, d’ailleurs, ne se gênait pas pour dire qu’ils étaient de merveilleux animaux, quelque chose comme les insectes communautaires de la Terre et des planètes de type solarien. Mais qu’à part cela, ils manquaient de gaieté.
Utilisant même un vieux vocable de la planète-patrie, il avait lancé un jour au commandant Hugues, en plein conseil des Dieux :
— Ils sont réussis, vos êtres ! Ça, c’est vrai ! Mais avouez qu’ils ne sont pas marrants !
Ce qui avait fait scandale.
Des ascenseurs merveilleusement souples amenaient les Dieux dans le temple, construit au-delà du palais, formidable construction dont le dôme immense surplombait toute la cité et s’égalait aux montagnes de Volune.
Patrice et Christian étaient un peu blasés sur le genre d’audiences, qu’en leur qualité de Créateurs, ils avaient à donner à leurs Créatures. Toutefois, Hugues et les autres Dieux avaient admis qu’il fallait garder une certaine autorité sur les enfants du Chaos et, pour cela, Hugues s’était empressé de faire jouer l’exemple des religions du Cosmos, où le Créateur est toujours entouré de vénération. Cela faisait donc partie du Grand Projet, réalisé sur Volune au moyen de la Substance unie à la Volonté des Hommes.
Des milliers de Voluniens avaient pris place dans la grande salle du Temple. Mais le reste de la population, soit sur les places publiques de la Cité, soit dans les habitations, à bord des astronefs, des navires ou dans les divers palais ministériels, pouvaient suivre la cérémonie sur de gigantesques écrans de télévision, installés un peu partout dans le monde de Volune.
Le temple présentait un aspect à la fois imposant et plein d’élégance. D’immenses piliers, puissants et gracieux, formaient une double allée, avec, au fond, une estrade marmoréenne où attendaient les trônes des Dieux.
Hugues ne s’était pas donné le ridicule de se faire élever des autels. De mauvaises langues telles que celles de Dorian, de Christian ou de Rex, assuraient qu’il l’aurait fait volontiers. Mais Jerritz, un des principaux Dieux, avait su faire ressortir que les Peuples seraient bien plus sensibles à la présence réelle d’une divinité qu’à un culte idolâtre, toujours menacé, un jour ou l’autre, de décadence.
Entre les piliers du temple, toutefois, on avait dressé des statues. Les Dieux s’amusaient fort de retrouver, dans les seize statues du temple, les portraits de Hugues et de Jerritz, de Pat et de Christian, de Worms, de Vagaoo et de tous ceux qui avaient quitté un jour le Cosmos pour le Chaos, à travers le maelström de l’espace, à bord du Spationef 27, de fabrication solaire.
Inutile de préciser que la première statue de droite, près de l’estrade, était celle de Hugues. Jerritz lui faisait face et, sur l’homme de pierre, on retrouvait le front élevé, le sourire rêveur et généreux du grand savant à l’âme si noble qui n’avait pas peu contribué à donner, aux Voluniens, un semblant d’âme.
Hugues présidait. Pat et Christian l’entouraient. Cela les ahurissait un peu d’être promus au rang de divinités. Ils en arrivaient encore à se demander si tout cela était un rêve. Mais non ! c’était bien une réalité.
— D’ailleurs, disait Christian à Pat, on ne rêve pas, à Volune, tu le sais. Les êtres, nos pauvres enfants, ne rient ni ne songent. Leurs cerveaux ne réagissent que selon l’automatisme de base qui les anime, avec le concours de la cellule-mémoire. Mais, évidemment, dès que quelque chose d’insolite se produit, tout va mal.
— Comme en ce moment ! Regarde-les !… Ils sont bouleversés !
La foule, en effet, présentait un aspect d’affolement. Le cantique préconisé par Huit ne les avait calmés qu’un moment. Maintenant, en présence de leurs Créateurs, dans le temple et autour du temple, ils offraient des faces angoissées. Les traits des visages schématiques tombaient de façon exagérée, relativement à un visage humain, si bien que les enfants du Chaos avaient l’air de ce qu’ils étaient en réalité : une parodie d’Humanité.
Les petits êtres, dont une première génération commençait à vivre, suivaient tous étroitement leurs générateurs, auxquels ils étaient appelés à succéder quand ils seraient usés. La parthogénèse avait donné de bons résultats et les rejetons des enfants du Chaos étaient en général bien constitués. A cela près qu’ils ne ressemblaient en rien, moralement, aux enfants de toutes les races connues du Cosmos. En eux, ni espièglerie, ni indiscipline. Ils n’étaient que les doubles de leurs générateurs, sans plus de personnalité.
Présentement, ils étaient, comme eux, impressionnés de la présence des Dieux, fort contrariés par les exploits du monstre inconnu qui désolait la constellation Volune.
Cependant, sur une estrade placée beaucoup plus bas que celle où trônaient les trois Dieux, mais cependant surélevée quant à la foule, l’être à la robe d’or s’asseyait et, autour de lui, en demi-cercle, les Quinze prenaient également place.
Tout ce qui allait être dit serait diffusé, par micros hyper-sensibles. Pas un iota de la cérémonie ne serait perdu pour un seul Volunien, qu’il fût ou non sur la planète elle-même, sauf, bien entendu, les disparus, victimes du monstre, et dont on ne savait s’ils étaient morts ou captifs de ce vampire d’un genre inédit.
Des animaux, des plantes, des poissons, des oiseaux avaient été tirés du Chaos par la volonté des Dieux humanoïdes. Toutefois, aucune sauvagerie ne stagnait en eux. Quels que soient leurs genres divers, ils étaient tous policés, domestiquables ou comestibles. Le monstre ne pouvait donc qu’appartenir à une espèce insolite.
C’est précisément ce que Hugues cherchait à éclaircir. Il était furieux le chef des Dieux. Il s’était donné assez de mal, et ses compagnons avec lui, pour fertiliser, vivifier, Volune, la constellation morte. La Substance s’était révélée compressible, si bien que les containers, amenés soit par le S. 27, soit par ses canots-soucoupes ; en avaient transporté, à travers le puits de l’espace, d’incroyables quantités.
Ils avaient travaillé selon un temps équivalant à peu près à une année de la Terre. N’avait-il pas fallu réveiller un soleil éteint, en lui insufflant une masse prodigieuse de carbone, conçue de la substance ? Toutefois, on n’avait pas obtenu le blanc absolu des étoiles du Cosmos, mais seulement ce violet un peu bizarre, qui caractérisait Volune. Puis Hugues et ses compagnons démiurges avaient engendré l’eau, sur les planètes désolées et desséchées. Un véritable océan, des lacs, d’immenses poches de liquide souterrain, au moyen desquels on avait reconstitué le cycle éternel de la goutte d’eau.
Arbres, légumes, fruits, avaient été conçus, plantés, fécondés. Après le règne animal, schématique, mais satisfaisant, on en était arrivé à l’Humain. Mais les êtres voluniens, les enfants du Chaos, n’étaient, il fallait bien le reconnaître, que des robots charnels.
Un de ces robots, pour l’instant, était peu fier. Debout devant Aum, ce pauvre être, qui appartenait aux équipes minières, racontait, comme il le pouvait, la disparition de trois de ses compagnons, événement qui avait eu le don de jeter le trouble dans la laborieuse population de cette ruche mécanisée qu’était la constellation tout entière.
Huit, toujours sage, en tant que ministre des Sciences, tentait de l’aider à mettre de l’ordre dans les clichés que lui fournissait sa cellule-mémoire. Aum était mécontent et pressait le témoin de questions. Le Technocrate Suprême avait surtout le souci de complaire aux Dieux, qu’il sentait le dominer, placés au-dessus de lui, et particulièrement le chef, Hugues lui-même, lequel montrait un énervement tout humain devant la platitude du rapport.
La foule, et tout le peuple, dans les astronefs et les campagnes, sur l’océan et dans les planètes satellites, suivait l’interrogatoire, grâce à la sidérotélévision qui, comme toutes les sciences cosmiques, avait été mise, dès la Genèse, à la disposition du monde volunien.
— Enfin, demandait Aum, que s’est-il passé ?
Encouragé par Huit, l’être récita :
— …Nous étions aux semences, nos chefs nous faisant travailler dès que notre soleil violet a disparu, parce que ses rayons brûlent les graines…
— Oui… oui… Bon. Tu ne vas pas nous faire un cours. Après ?
— Dans la clarté des projecteurs, il nous a semblé apercevoir une forme…
Aum et les Quinze, Hugues et les deux autres Dieux, ensemble, tressaillirent :
— Une forme ! Il a parlé d’une forme… Alors, tu l’as vue, cette forme ?
Prodigieusement embarrassé, l’être avoua avoir entrevu, en effet, et de très loin, une forme.
— De quoi a-t-il donc l’air, ce monstre ?
L’être lui donna une vague apparence humaine, avec des formes molles et flottantes. Le Technocrate et ses ministres y perdaient toute la science de leurs cellules-mémoire et les Dieux étaient prodigieusement intrigués.
On n’obtint aucune précision supplémentaire. Huit fit comparaître d’autres êtres ayant appartenu à la même équipe, et que leurs chefs avaient dépêchés à Volunopolis pour y être présentés au Technocrate Suprême. Encore ne savaient-ils pas que les Dieux eux-mêmes seraient présents.
Cela dura deux bonnes heures. La foule ne présentait aucun signe de fatigue. Cette humanité collective était peu défaillante. Et il fallait qu’un être inconnu vint apporter la perturbation.
— Combien d’êtres disparus, maintenant ? demanda le chef des Dieux.
— Vingt-trois, répondit Huit.
— En comptant les quatre de cette nuit ?
— Oui, chef des Dieux !
Hugues eut un mouvement d’humeur.
— Enfin, vous êtes tous idiots. (Pat et Christian échangèrent un léger clin d’œil ironique.) Certains d’entre vous, à un certain moment, voient un monstre. On ne saurait dire qui, ni quoi !... Et ils partent, enlevés, dévorés ou charmés par cette chose. Où vont-ils ? Que deviennent-ils ? Impossible de le savoir. On a mis des gardes en surveillance, à plusieurs reprises. Et plusieurs de ces gardes, à leur tour, se sont évanouis. Huit !
— Chef des Dieux ?
— Prévenez vos laboratoires. Mettez au point les ondes-photos dont je vous ai donné les éléments de base. Avec la combinaison Rœntgen, infra-rouge, epsilonn, vous devez obtenir des clichés à travers une paroi rocheuse s’il le faut.
Huit bafouilla un peu. On y travaillait, selon les renseignements fournis bénévolement par les Dieux, mais ce n’était pas au point !
— Le Dieu Jerritz viendra vous aider, assura le Dieu Christian.
Dans les laboratoires de Volune, il fallait bien le reconnaître, on travaillait ferme. Il est vrai qu’ils étaient pleins d’êtres conçus spécialement pour la Science, aux cellules particulières, et qui, sous les ordres de Huit, coordonnaient à l’infini les éléments fournis par les Dieux-Hommes, Hugues espérait ainsi, et Jerritz et Patrice étaient de son avis, obtenir par le travail des êtres un certain nombre de résultats que la science humaine n’obtiendrait elle-même qu’après des siècles de recherches, selon le calcul des probabilités.
Pat se penchait vers Hugues :
— Nous perdons notre temps, nous ne saurons rien. Ils ne peuvent pas décrire le monstre s’ils ne l’ont vu en face. Quant à leurs hypothèses… Ils ont de la mémoire, Hugues, mais aucune imagination.
Le chef des Dieux couva la foule d’un regard étincelant, où passait tout son orgueil, et les deux jeunes Dieux, plus que jamais, comprirent que l’autoritaire personnage se prenait, vraiment, pour ce que les Voluniens croyaient qu’il était.
— Les hommes ont de l’imagination, Patrice. Vous en savez quelque chose !… Et vos aventures dans le Chaos ont démontré, de façon péremptoire, quelle plaie est cette imagination humaine. S’il était donné à tous ceux du Cosmos de réaliser ce qu’ils inventent, quel cataclysme !…
Pat soutint le regard vert de Hugues. Malgré tout, ils se détestaient encore.
— L’imagination a peut-être fait du mal, Hugues. Mais imaginez le soulagement qu’elle a apporté à ceux qui ne pouvaient pas réaliser !
Le rire sec du navigateur interstellaire sonna dans les micros, faisant passer un frisson sur tout le peuple de Volune.
— Ils se contentent de peu, ceux-là ! Ils rêvent ! Mais, Voluniens, louez la sagesse de vos Dieux ! Vous ne rêvez pas, vous vous contentez d’être des êtres. Et cela suffit !…
Même dans les satellites de Volune, à des centaines de milliers de lieues, le reflet de la conversation des Dieux était écouté. Et tous les enfants du Chaos courbaient la tête, admirant et redoutant, sans comprendre, comme il sied à des créatures de se plier, dociles et férues d’adoration, à la volonté incompréhensible de leurs Créateurs…