CHAPITRE III
Pat et Dorian regardaient au travers des hublots. Ce paysage mouvant, informe, menaçant et attirant à la fois, déconcertait l’observation. Des teintes multiples s’y mêlaient et des formes spontanées apparaissaient brusquement, pour s’effacer l’instant d’après sans laisser de traces. Et sans raison apparente.
— Nous sommes sur un drôle de monde, fit remarquer Dorian. Voyez, Pat, ne distinguez-vous pas une côte ?… Des falaises battues par les flots ?
Pat regarda et crut voir en effet quelque chose d’analogue. Mais quand ils confrontèrent leurs observations, les détails différaient.
L’un avait vu des rocs désolés, l’autre une rive touffue. Finalement, ils découvrirent, dans la même direction, l’une une sorte de villa antique, l’autre un coin de ciel où brillaient des étoiles.
Il était impossible de se mettre d’accord, fut-ce avec soi-même. Il était hors de doute (les appareils de contrôle l’attestaient, s’étant remis à fonctionner) qu’on n’avait nullement touché une planète quelconque. Le spationef 27 n’attenait à aucun sol. Mais cependant les radars se heurtaient, partout, à des surfaces capricieuses, à des masses fuyantes comme des légions de dieux vaincus.
Pat murmura qu’il y avait donc à la fois quelque chose et rien.
Dorian, de son œil exercé à apprécier les valeurs, cherchait en vain à situer ce domaine, dont la nébulosité, par bribes, prenait des contours précis, presque burinés, qui s’estompaient ensuite avec rapidité.
Hugues, bras croisés, ne disait mot. Nul ne savait, pour l’instant, ce qu’il pensait. Il avait touché au but : plonger dans le puits de l’espace, atteindre au point où nul n’avait jamais atteint avant lui. Mais il n’y avait pas de point, ce n’était plus la vie du Cosmos, et ce n’était cependant pas le néant. Relatifs les uns aux autres, ils étaient encore seize vivants. Avec quatre morts, les quatre victimes de la catastrophe, qu’il avait fallu désintégrer, selon la loi des voyageurs interstellaires décédés au grand large du monde.
Pansé à l’intracorol, mixture d’origine vénusienne qui refermait les plaies en recréant instantanément les cellules, Hugues ne semblait plus souffrir de ses traumatismes.
D’ailleurs, il n’était pas homme à se plaindre.
Il semblait qu’une trêve se fut établie et qu’en arrivant… on ne pouvait dire « au fond » du puits, mais plus exactement « de l’autre côté », les passions se fussent un peu calmées. Hugues n’avait fait aucune allusion à la rixe vulgaire qui les avait opposés. Pat s’en trouvait un peu honteux. Mais il devait bien reconnaître que le S. 27 était à peu près intact. Il y avait des morts, bien sûr. Toutefois, on pouvait les inscrire au martyrologe de la Science.
Christian avait le souci de faire tout oublier. Il se multipliait à bord, pour remettre de l’ordre en tout et avec tous. Et, tout naturellement, Pat, en tant que chef de la mission scientifique, devait partir, seul, en reconnaissance, sur une soucoupe volante, minuscule canot cosmique.
Dorian faisait observer que cet amas de mollesse, inconsistant et flasque, fuyant et, parfois, d’aspect très précis, évoquait les lacs de mercure observés sur Jupiter et sur certains satellites d’Orion. Toutefois, on ne pouvait affirmer que le spationef fut réellement « posé » sur un terrain, ou même sur « quelque chose ».
Christian aidait Patrice Marcus à fermer le casque globoïde, en dépolex transparent et dur, réfractaire même aux rayons cosmiques, qui complétait le scaphandre pressurisé dont le jeune homme était maintenant totalement emprisonné. Sous sa petite coupole, avec des mouvements cocasses de gros poussin, bien que sans gêne aucune. Pat se dirigeait vers le sas qui lui permettrait de se glisser dans le canot-soucoupe.
Christian, Worms, Dorian, et des matelots qui se trouvaient présents au départ, se sentaient le cœur un peu serré. Pat avait déjà ainsi contacté, parfois à une année-lumière de l’astronef, des terres totalement inconnues. Mais c’était évidemment la première fois qu’un humain s’aventurait, seul, au-delà du puits de l’espace, et dans un monde peu compréhensible.
Hugues demeurait impassible. Non parce qu’il avait de bonnes raisons de détester Patrice et pouvait se réjouir de le voir au danger, mais tout naturellement parce qu’il mettait la science et la raison avant tout, et qu’il estimait que tout cela était très bien. Il n’eût pas levé le petit doigt pour interdire à Pat d’aller en reconnaissance, pour peu que cette exploration portât ses fruits, même si le commandant de l’astronef avait eu la certitude de la mort de Pat au cours de ce voyage-éclair.
Soutenue par les champs de force, la soucoupe s’éloigna, minuscule astronef s’écartant de l’astronef-gigogne. Sous la coupole qui renflait le centre de l’engin, on distinguait la silhouette de Patrice, assis. Il leur fit un signe de la main. Et, comme effacée, la soucoupe se fondit dans l’invraisemblable décor.
Christian, par sympathie, allait, au moyen de la sidéroradio reliant la soucoupe au spationef, adresser à l’intrépide éclaireur un mot de réconfort, sincère d’expression sous la convention de la forme.
Mais il s’interrompit net :
— Regardez !… Les soucoupes !…
A l’infini, une ligne de soucoupes volantes, très exactement semblables à celle qui avait emporté Pat, filaient devant eux.
Elles s’évanouirent d’ailleurs au moment où tous les apercevaient, criant, après Christian qui les avait signalées, la stupéfaction générale.
A partir de ce moment, ils furent en pleine confusion, voyant une soucoupe là, et puis plus rien. Une autre plus loin. Certaines se heurtaient, se chevauchaient, s’enchevêtraient sans paraître souffrir de la collision. Mais Hugues rompant le silence pour s’étonner de cette innocuité des chocs, on vit une soucoupe fracassée exploser et se désintégrer immédiatement. D’autres eurent le même sort. Mais elles paraissaient se reconstituer instantanément si bien que, selon l’expression de Dorian, on assistait à une vraie séance de guignol fantasmagorique.
Quelqu’un était tout aussi dérouté qu’eux. Pat lui-même.
Il se sentait toujours très maître de lui, aux commandes de sa soucoupe. Il avait, depuis six ans terrestres, son brevet de pilote, et réussissait des vitesses insensées, insoupçonnées un siècle plus tôt, puis révélées aux Terriens par les Centauriens, leurs voisins galactiques, lesquels, longtemps avant eux, avaient parcouru le Cosmos.
Un flot de pensées envahissait Patrice, effaré de cette théorie de soucoupes. Par sidéroradio, il héla le spationef. Christian, qui avait conservé l’écoute, lui répondit et ils confrontèrent leurs points de vue.
Ce n’était pas une impression isolée. Pat, seul sur son engin, et tous les hommes du spationef, voyaient la même chose.
Mais ce quelque chose était insensé.
— Je perds les pédales, songeait le navigateur solitaire. Et eux aussi. Les hallucinations sont fréquentes, au cours de nos voyages… et ici, dans cet inconnu… nos organismes réagissent mal… »
Un seul point demeurait obscur. L’hallucination peut être ou isolée, ou collective. Or, cette vision de soucoupes multiples et toutes fidèles reflets de l’engin piloté par Patrice, emplissait à la fois les cerveaux des quinze survivants du S. 27, et aussi le cerveau indépendant de Pat.
— C’est donc une vérité, murmurait le jeune savant, ébloui par ces apparitions et disparitions incessantes.
En lui, tout roulait sans ordre logique. Pensées, réflexions, paroles, images, se chevauchaient, s’embrouillaient à l’infini. Il luttait, crispé aux commandes, pour reprendre son self-contrôle. L’homme, il le savait, est toujours semblable à lui-même. Du système solaire à Andromède, du Crabe à Sirius, de Bételgeuse à Volune, les astronefs, sphéronefs et autres spationefs pouvaient emmener des Terriens ou des Martiens, des Galaxiens ou des Magellanais, des Cassiopiens ou des Antarésiens, de tout sexe, de tout âge, de toute race, l’Humain restait l’Humain, avec ses petites faiblesses et ses grandes forces qui lui avaient permis de conquérir le Cosmos.
— Humain… je le suis… et eux aussi… Double hallucination ?… Non, dans ces conditions, cela ne résiste pas à la science… Alors ?
Ce qui était absurde, ce n’était pas la vision en elle-même, mais l’ordre chaotique avec lequel elle se présentait.
Hors du S. 27, il avait bien vu qu’il ne risquait pas de se heurter à une terre quelconque. Il n’y avait rien. Rien de palpable. Et pourtant il y avait quelque chose. Mais ce quelque chose, mouvant et variable à l’infini, fuyait aussi devant lui. Il lança la soucoupe à la vitesse-lumière sans parvenir à rejoindre le massif géant qui se dressait maintenant devant lui. Il dépassa la lumière, très à l’aise grâce au magnétisme des champs de force, qui créaient une sorte de microcosme autour de Pat et de sa soucoupe.
Vainement ! Le décor se déplaçait, relatif à lui-même et pourtant incessamment élargi et changeant. Pat essayait rageusement d’en déterminer la nature.
Il s’aperçut tout à coup qu’il n’y avait plus traces des soucoupes multiples. Elles semblaient avoir été supprimées, en l’espace d’un souffle.
Il tenta de remonter le flux de sa pensée. Oui, semblait-il, il avait à un certain moment cessé d’y penser. Et c’est, à peu près à ce moment, peut-être même très précisément à ce moment, qu’elles avaient disparu.
A bord du spationef, d’ailleurs, on ne les apercevait plus non plus.
Pat se mordait les lèvres, sous son casque.
— Je pense : soucoupe. Ou soucoupes. Au pluriel. Il y a des soucoupes. Et je…
Il sentit son cœur bondir. Elles étaient là.
Alors, il lutta, mais de tout autre façon. Il voulut se distraire, s’acharna à penser à autre chose. Devant lui, dans l’immensité indécise, il lui semblait voir naître des formes, des couleurs, des éléments imprécis, tantôt avec des douceurs de pastels, tantôt avec des traits de lithographies cruelles.
Il ferma les yeux, cherchant à comprendre. Visages ? Fleurs ? Cités ou oiseaux ? Planètes ou Poissons ?
Tout cela !
Des esquisses, des ébauches, effacées, abandonnées.
Il hurla, tout à coup :
— Mais ce que je vois… cela correspond à ce que je pense !…
Une fois encore, il n’y avait plus de soucoupe. Il s’en rendit compte. Une forme situant vaguement un de ces engins sembla sortir du néant, puis s’effaça bientôt. Pat n’y pensait plus.
Il était subitement abattu, stupéfait. Et il laissait son appareil filer au hasard.
Il sombrait dans un vertige qui rappelait celui connu dans le vide du puits de l’espace, après la suprême balise cosmique de Volune. Presque bêtement, parce qu’il demeurait humain, il pensa à une fille blonde, une Terrienne qu’il avait aimée, un ou deux ans plus tôt.
— Bérangère…
Ce fut le test. Bérangère parut. Il s’étonna d’abord de la voir devant lui. Puis il fit un bond. Sous le casque de dépolex, il cligna des yeux, se croyant halluciné une fois encore. Bérangère lui sourit, disparut alors qu’il s’interrogeait sur son trouble, l’attribuant à une défaillance psycho-physiologique. Elle reparut. Mais pas pour longtemps.
— Bérangère n’est pas là… Ne peut pas être là… Moi, je deviens complètement idiot… Ou bien cet endroit est le plus loufoque du Cosmos…
Il réalisa, presque immédiatement, qu’ayant traversé le puits creusé dans l’espace par le mouvement du maelström de Volune, il se trouvait extra-Cosmos, et qu’il fallait s’attendre à tout.
Un peu de calme lui revint alors. Il avait fait effort et réalisé, selon les méthodes de relaxation scrupuleusement enseignées aux navigateurs de l’espace, une sorte de vide intérieur.
Cela lui fit le plus grand bien. Redevenu lucide, s’astreignant à neutraliser sa pensée, à la réduire comme se réduit le diaphragme photographique, Pat constata avec satisfaction que les visions diminuaient proportionnellement. Il pensa « blanc » et ne vit que du blanc. Son canot-soucoupe progressait. Mais il ne pouvait dire relativement à quoi.
Une pensée, presque mystique, montait en lui. La Religion avait beaucoup gagné aux échanges interplanétaires. Les Humains, heureux le plus souvent de se découvrir mutuellement semblables d’un Univers à l’autre, confrontant leurs croyances, avaient eu la joie de vérifier l’universalité de la Foi chez les créatures évoluées. Ce qui avait nui aux sectes organisées, réduites à des rites locaux, presque partout en voie de désuétude, au profit d’une magnifique religion universelle, s’attachant, en chaque monde, à quelque grand prophète incarné au nom du Maître Suprême.
Pat était assez peu religieux de nature. Et, en dépit de sa passion scientifique, il l’avait encore prouvé lors de son conflit avec Hugues, il s’attachait, avant tout, au salut de la créature.
Pourtant, ébloui par ce qu’il constatait, isolé dans ce domaine d’indéfini, dans ce puzzle cosmique où la foudroyante pensée humaine prenait relief, ne pouvant rien expliquer rationnellement, il en vint à conclure :
— Il me semble… C’est comme si j’étais hors du Cosmos… sous l’œil même de Dieu…
Un œil parut.