CHAPITRE V

Hugues écoutait. Ils écoutaient tous. Pat avait supplié qu’on réunit tous les survivants dans la cabine centrale, celle qui servait de salle de réunion, de jeux, de sport et de préparatifs de combat dans les randonnées interstellaires.

Haletant, ruisselant de sueur, les yeux creux, mais brûlant d’une flamme inconnue, d’un enthousiasme qui conférait au sacré, avec des frissons subits, qui faisaient passer sur les assistants un peu de sa fièvre d’horreur, le docteur Patrice Marcus relatait ce qu’il avait vu, constaté, et donnait ses conclusions.

Tous, stupéfaits, ahuris, abasourdis ou foudroyés, selon le degré de leur évolution, ils suivaient le fantastique récit. Nul n’avait encore osé l’interrompre. Ils se demandaient si c’était un conte de fée, un de ces romans poético-fantaisistes qui sévissaient encore, relents d’une littérature dite d’anticipation et que le mouvement de l’Univers avait depuis longtemps rejeté à la poussière des bibliothèques.

Pat aurait voulu être calme. Mais il ne le pouvait pas. Il était emporté, dépassé par son récit, par l’importance de sa découverte. Il précisait les détails, classait les idées, développait les faits.

Le capitaine Hugues était demeuré la tête entre ses mains. Etait-il convaincu ? Sceptique ? Irrité ?

Il leva enfin les yeux. Une sorte de tristesse profonde, inattendue chez lui, se lisait sur sa face. Il chercha le regard de Christian, mais l’honnête et généreux Christian écoutait, presque bouche bée, les paroles flambloyantes de son ami Patrice Marcus.

Hugues chercha un autre regard, accrocha tout à tour ceux de l’officier-orienteur Worms et ceux du professeur Jerritz, astronome de haute valeur, membre éminent, à trente ans, de cette mission exceptionnelle.

L’expression de Hugues força en eux le doute par ce qu’elle dégageait de compassion. Un léger hochement de tête fit le reste.

Hugues avait trouvé ce qu’il cherchait : des alliés en la circonstance.

Et comme Pat faisait une pause, suffoquant un peu, et que Christian, toujours amical, lui offrait à boire, le commandant prononça :

— Nous rendons hommage à votre valeur, docteur Marcus, et tous, ici, nous sommes confondus d’admiration. Notre émerveillement, croyez-le, est total. Mais nous imaginons aisément le trouble qui a pu s’emparer de vous en proportion même de l’importance de la découverte. Aussi – et je crois que nos camarades médecins seront de mon avis, et vous-même également, Pat – il est nécessaire que vous vous étendiez, que vous dormiez…

En dépit de sa fatigue, réellement très grande, Pat bondit comme s’il était entré en contact avec une centrale d’électricité solaire en pleine activité :

— Hugues… Ne croyez-vous pas que j’aie compris ? Vous voulez dire que je suis fou ? C’est bien cela ?

Il y eut un concert de protestations. Tous les médecins cherchaient à apaiser Pat. Worms et Dorian s’en mêlaient. Et même Christian qui posait, sur l’épaule de l’intéressé, une main fraternelle.

Mais, violemment, Pat repoussa Christian et, bondissant, fonça sur Hugues.

Un éclair passa dans le regard bleu-porcelaine du superbe aryen. Mais il attendit le choc.

Face à lui, Pat grondait :

— C’était donc un piège ? Vous me haïssez, Hugues. Je le sais ! Et tous ici, nous le savons. Vous êtes un orgueilleux insensé. Vous nous avez précipités dans le puits de l’espace, parce que vous vouliez savoir ce qu’il y avait, APRES ! Or, de par mes fonctions, j’étais habilité à partir le premier en reconnaissance. Et vous, qui vous prenez pour un surhomme, vous succombez maintenant à la plus basse, à la plus mesquine des passions humaines : à la jalousie ! Vous êtes jaloux, mon vieux ! Parce que j’aurais été le premier à sonder la vérité. Cela, vous ne me le pardonnez pas !

Hugues, un millième de seconde, dut hésiter. Mais il sut corriger à temps le mauvais sourire qui allait éclore sur ses lèvres dures.

— Mon pauvre ami… Je vous assure qu’il vous faut du repos !

— Oui… Oui, fit le chœur des médecins.

Pat se retourna. Il vit tous ces visages tournés vers lui, tous ces hommes représentant les diverses races humanoïdes du système solaire d’où venait le Spationef 27. Ils étaient tous ses amis, du moins le croyait-il. Au moins, ils avaient pour lui une estime solide.

Mais, en ce moment, ils semblaient pleins de pitié, de compassion.

Pat hurla :

— Mais je ne suis pas fou !… Je vois que vous êtes tous d’accord avec le commandant !… Il a réussi !… Il a…

— C’est ma faute, messieurs, dit Hugues.

Pat, stoppé net dans son élan oratoire, se retourna vers lui. Et tous regardaient Hugues, écoutant :

— Je me suis incliné, reprit Hugues. J’ai laissé le docteur Marcus partir seul dans cet inconnu. Il nous a relaté son expédition et, avec une rare lucidité, exprimé son hypothèse première : celle de l’univers-drogue.

— Hypothèse judicieuse ! fit rapidement observer le docteur Horace.

— C’est à mon avis ! appuya le docteur Xol, un Vénusien.

Et d’autres approbations fusèrent.

Hugues continuait son hypocrite mea culpa.

— J’aurais dû user de mon autorité de maître du bord. Ne pas laisser le docteur Marcus s’exposer à tant de périls. Messieurs, nous allons prendre des mesures immédiates.

Pat se rua sur lui et le saisit à la gorge. Un tollé général s’éleva :

— Il perd l’esprit !

— Cela lui a vraiment tourné la tête !

— Lui, Patrice Marcus, se conduire ainsi !

— Ce milieu est réellement hallucinatoire !

— Il faut fuir au plus vite ! Nous ne pouvons demeurer ici sans péril pour tous !

Pat se débattait, hurlant des invectives à l’adresse de Hugues, l’accusant toujours de vouloir le perdre dans l’esprit de tout l’équipage.

Christian intervint. Ce fut le dernier coup. Au bord des larmes, le malheureux garçon s’écria :

— Christian ! Christian ! Vous, que je croyais mon ami… vous faites cause commune avec ce… Ah ! il ne sera pas dit !…

Il se jeta sur Hugues qui, cette fois, réagit, grondant :

— Ah ! non ! Une fois, cela passe… mais pas deux !

Christian ceinturait Pat, qui avait reçu, au plexus solaire, le poing vigoureux du gigantesque commandant. Dix mains s’abattaient sur lui et le maîtrisaient. Il se débattait, écumait et arrivait à donner tous les symptômes d’une crise de démence furieuse, ce qui corroborait parfaitement l’hypothèse émise par le commandant du spationef.

Pat, roulé à terre, se défendant encore rageusement, sentit bientôt qu’on lui passait une combinaison solide et sans manches, qui ressemblait étrangement à une camisole de force. On l’emporta, escorté des deux médecins et du professeur Jerritz, qui discutaient de l’opportunité d’une douche.

Jerritz, toutefois, repoussa ce moyen brutal. Pat fut reconduit dans sa cabine. Christian suivait le cortège, les larmes aux yeux. Déjà, Hugues réunissait les officiers techniciens pour opérer la mise en stabilité du navire de l’espace.

Jerritz et Christian se penchèrent sur Pat, obtinrent qu’il consentit à se laisser soigner. Brisé par l’émotion, la fatigue, la lutte, le jeune savant céda à une crise de sanglots. Le docteur en profita pour lui faire une piqûre calmante. Puis on le laissa, plongé dans un sommeil lourd, sans rêves, une anesthésie totale destinée à le libérer de ses fantasmes.

Tandis que Patrice était ainsi neutralisé, les passagers du spationef ne demeuraient pas inactifs. Hugues établissait de sévères consignes. Nul ne devait, sous peine des pires sanctions, se risquer sans son autorisation hors de l’engin. D’autre part, le conseil de la mission se réunissait sans retard afin d’étudier le bizarre milieu ambiant, au moyen de prélèvements atmosphériques.

Or, ayant procédé à ces opérations, les hommes de sciences demeurèrent absolument ahuris.

Ce que leurs réservoirs avaient pu emmagasiner, les molécules de cette atmosphère insolite, prudemment amenées au laboratoire et analysées, avait donné des résultats totalement contradictoires.

Plusieurs heures durant, techniciens, astronomes, médecins, s’attelèrent à la besogne. Jerritz et Xol, déroutés, firent refaire leurs expériences par Horace et par Worms, puis par plusieurs autres de leurs assistants. La stupéfaction se peignait sur les visages. Ils confrontèrent leurs points de vue, comprenant de moins en moins. Hugues, à plusieurs reprises, avait montré de la nervosité. En dépit de sa volonté et de sa maîtrise, il avait hâte de savoir. Finalement, les membres de la mission le rejoignirent dans la cabine de commandement où se trouvait également Christian, qui cherchait vainement à faire le point, et ne trouvait plus ni astre, ni nébuleuse, ni aucun élément créé pour servir de base.

— Alors, messieurs ? demanda Hugues.

Le docteur Xol parla posément :

— Commandant, nous avons prélevé des échantillons de… enfin, mettons de l’atmosphère (bien que le terme soit impropre) dans lequel se trouve plongé le Spationef 27.

— Bien ! Bien ! Quel est le résultat ?

— Il nous surprend, commandant. Il nous déroute.

Nous pensions d’abord que nous avions affaire à une atmosphère du type terrestre, puisque le docteur Marcus a observé que la respiration y était normale…

— Et alors ?

— Et alors cette proposition s’est confirmée. Oxygène, hydrogène, azote… et tous les gaz rares qui entrent dans la composition d’un milieu fluidique nécessaire à la vie des mammifères, des…

Hugues fronça le sourcil.

— En conséquence, nous sommes dans de l’air. Rien qui laisse entendre ainsi que le docteur Marcus lui-même, nous autres ensuite, avons pu le croire, qu’il y avait là un élément pernicieux, assimilable à un stupéfiant ?

— Pardonnez-moi commandant. La seconde analyse a démontré que cette ambiance était saturée d’éléments voisins des alcaloïdes végétaux utilisés en médecine comme bases d’anesthésiants divers.

Le commandant les regarda tous. Ils avaient l’air soucieux, décontenancés.

— Vous avez donc procédé à une seconde analyse ?

— Oui. Pour corroborer la première.

— Si je comprends bien…

— Vous avez compris, commandant. L’expérience 2 infirme l’expérience 1. D’abord, on pense trouver une atmosphère normale. On la trouve. Ensuite, on croit découvrir des éléments nocifs. On les trouve également.

Hugues cogna du poing contre un tableau d’ébonite où s’alignaient des commandes :

— Mais c’est idiot ! Absurde !

— Absurde, c’est le mot. Vous ne savez pas tout. Notre éminent confrère, le docteur Horace, s’est écrié : mais il n’y a rien de tout cela… Rien !

Xol fit un signe vers Horace comme pour le prier de continuer.

— J’ai refait l’expérience, dit Horace. Et savez-vous ce que j’ai trouvé ? Rien. Le Néant. Le vide absolu, total. Plus parfait que dans les espaces intergalactiques ou dans les appareils les plus subtils de la science humaine. Pas un atome, pas une particule, pas une molécule ! Il n’y avait plus que la négation même de la création…

Il réprima un frisson :

— J’avoue que ce gouffre de rien m’a fait peur… Et pourtant, ajouta-t-il, à mi-voix, presque pour lui-même, vous le savez tous, au cours de nos explorations, j’ai affronté bien des vertiges… mais celui-là !

Le silence régnait dans la cabine.

Hugues se mordait les lèvres. Mais soudain il releva la tête et son regard de clair saphir domina les savants qui l’entouraient :

— Messieurs… il me semble… Chacun de vous, en procédant à l’analyse de l’atmosphère prélevée, semblait obéir à une idée préconçue. Vous, docteur Xol, vous pensiez « stupéfiants ». Vous avez trouvé les alcaloïdes de base des produits hallucinatoires… Vous, professeur Jerritz, vous avez imaginé, après le docteur Xol, que l’atmosphère était de type terrestre. Et vous avez découvert la combinaison convenable oxygène-hydrogène, avec les gaz corollaires, de l’azote à l’ozone. Vous enfin, docteur Horace, supposant le néant, vous arrivez – scientifiquement – à déterminer le néant.

— Vous avez parfaitement résumé la situation, commandant. Nous en arrivons à une conclusion parfaitement antiscientifique : à savoir qu’il semblerait que les éléments physico-chimiques (comment les appeler autrement ?) que nous avons étudiés, réagissent, non en vertu de leur nature et des combinaisons auxquelles ils se trouvent soumis, mais bien de la personnalité de l’expérimentateur.

Il y eût un lourd silence.

— D’autres expériences ont-elles été tentées, outre celles dont vous venez de me rendre compte ? reprit Hugues, les scrutant du regard.

— Non, commandant. Toutefois, notre camarade Dorian a proposé…

— Non !

— Hugues s’était levé, et il coupait court, d’un geste irrésistible. On ne pouvait que s’incliner. La neutralisation, même provisoire, de Patrice Marcus, en faisait à bord un maître incontesté. Les savants, privés de leur chef, devaient désormais en référer à lui pour toutes choses.

— Non, reprit-il, plus doucement. Vous comprendrez, messieurs, que je ne puis, sans y avoir mûrement réfléchi, vous laisser tenter d’autres essais… Nous nous trouvons face à une chose immense, de nature inconnue. Nous savons au moins que ses effets sont désastreux… Voyez notre malheureux camarade, le docteur Marcus… Il y a danger à manipuler les molécules de ce milieu bizarre… Veuillez suspendre tout essai jusqu’à nouvel ordre…

Il sourit pour corriger ce que sa décision avait de brutal :

— Bien entendu, messieurs, nous allons tous méditer la question. Et vos suggestions, vos conclusions seront fort utiles pour notre prochaine réunion !

C’était un congé, et on se sépara. Les savants s’éloignèrent, en proie à une discussion animée. Christian, soucieux et fort chagriné du sort de Patrice, remarqua que le professeur Jerritz se tenait à l’écart de ses collègues et semblait plongé dans un souci majeur.

Il eut l’idée de lui demander un entretien. Mais il était aiguillonné par le désir de revoir Patrice, de lui apporter un mot de consolation, ulcéré par le souvenir de la colère de Pat, allant jusqu’à mettre en doute la sincérité de l’amitié de Christian.

Il se rendit à sa cabine. Mais il eut la désagréable surprise de trouver le matelot spatial Rex en faction devant la porte, en tenue, avec le pistolet désintégrateur à la ceinture.

— Eh bien ! Rex, je veux voir le docteur Marcus !

— Pardon, lieutenant, j’ai des ordres du commandant.

— Hein ? fit Christian, stupéfait.

Rex expliqua :

— Je suis désolé d’avoir à vous interdire l’entrée de sa cabine. Mais, jusqu’à nouvel avis, nul ne peut communiquer avec le docteur Marcus, hors le professeur Jerritz et le commandant lui-même.

— Mais enfin, s’emporta Christian, c’est idiot… C’est…

— Il paraît, expliqua Rex, qui cherchait la conciliation, que cette démence peut être contagieuse…

Christian eut le geste, très terrien, de lever les bras au ciel, ce qui, dans la position du spationef, ne correspondait pas à grand-chose.

Rex, qui n’était pas un imbécile et, comme tous les matelots de l’espace, possédait une solide érudition, expliqua :

— Marcus est devenu fou en évoluant dans cette atmosphère totalement inexplicable. Son mal est donc encore inconnu et mérite examen. D’où ces consignes, qui me paraissent assez sages.

Il était inutile de discuter. Christian savait bien que Rex et ses camarades ne passaient guère outre aux ordres de leur capitaine.

— C’est bon, Rex, faites votre devoir !

Il tourna les talons, furieux. Une main se posa sur son bras :

— Pardon, lieutenant Christian…

— Ah ! c’est vous, Dorian ?

— Accordez-moi un instant. Je pourrais vous montrer quelque chose qui vous intéresserait vivement…

Il jeta un regard autour d’eux. Personne dans les couloirs de l’astronef. Il n’y avait, un peu plus loin que Rex, en sentinelle, qui bâillait devant la cabine de Pat.

— Cela concerne la découverte de notre ami Pat. Il semblerait… je me suis livré à un petit essai… clandestin, je l’avoue, pendant que ces messieurs rendaient compte à ce cher Hugues…

L’œil de Christian jeta un éclair.

— Vous avez… ?

Dorian l’entraîna.