CHAPITRE II
Puissance irrésistible, la force inconnue, probablement inhérente au maelström qui irradiait au-delà de Volune, avait saisi le vaisseau interspatial et l’aspirait littéralement.
Ni les réacteurs, ni les fusées de secours, ni les champs de force ne semblaient susceptibles de contrebalancer son action. Tout cela, Pat s’en rendait compte obscurément. Parce que, automatiquement, les robots du spationef avaient dû réagir. Ils étaient conçus pour pallier la défaillance humaine. Pendant un temps très long, l’appareil pouvait évoluer seul, en cas de danger ou de carence de l’équipage.
Le jeune savant, le maxillaire meurtri, bavant du sang, se traînait sur les mains. Il avait très envie de vomir mais, plus qu’à son malaise, il pensait au sort du spationef et de la mission.
Christian, étendu non loin de lui, ne bougeait plus, ayant dû heurter la cloison avec son crâne. Hugues, lui, était maintenu en équilibre contre un hublot. Mais il lui tournait le dos et, saisi dans le tournoiement immense du spationef, il demeurait stable, les yeux fixes, un étrange rictus figé sur son visage.
Ils étaient baignés de clartés insolites, émises par les écrans de contrôle, reflétant eux-mêmes un cosmos inconnu. Et le terrible malaise, maintenant autant moral que physique, devait gagner, à bord, tous les humains.
Dans le couloir, arc-bouté contre la porte de la cabine du commandant, Dorian, le larynx martyrisé d’effroyables éructations, savait au moins pourquoi il était si malade, ayant suivi leur conversation jusqu’au bout.
Pat fit un effort terrible. Peut-être pouvait-on encore faire quelque chose. Les éléments mécaniques du stratonef ne pouvaient être réputés impuissants tant qu’on ne les avait pas mis en action.
Il se traîna, sur les genoux et sur les coudes, vomissant des filets de sang, serrant parfois les paupières pour échapper au vertige qui s’acharnait au fond de son être. Il parvint, tant bien que mal, au micro qui reliait le commandant avec tous les postes.
Il réussit à le faire fonctionner, héla le pilotage :
— Worms… Worms, écoutez… Il faut… Aââh !
Une poigne de fer s’abattait sur lui. Il se débattit, devinant Hugues. Ils étaient forts, l’un et l’autre et, malgré leur vertige, ils luttèrent.
Christian ouvrit les yeux, tenta de se soulever, hébété, ne comprenant pas. Et puis, dans la cabine déséquilibrée du stratonef fou, il découvrit ce spectacle saugrenu : le commandant et le chef de mission qui se battaient.
Chenille meurtrie, il rampa vers eux, dans l’espoir désespéré de les séparer, hoquetant, bêtement :
— Ça ne se fait pas… ces choses-là…
Pat suffoquait sous l’étreinte du capitaine Hugues. Tout de même, il le toucha au diaphragme, d’un poing mû par l’énergie de l’homme qui va succomber. Hugues grimaça et desserra les doigts. Pat en profita pour le frapper encore, en plein visage. Le sang l’éclaboussa et l’aveugla.
Il y en eut jusqu’à l’écran de sidérotélévision, qui se stria de petites rigoles rouges, que le mouvement croissant fit évoluer en caractères mystérieux.
Pat, au prix d’un effort surhumain, réussit à se mettre debout. Hugues avait roulé dans un angle de la pièce, laissant derrière lui un sillage rouge. Christian, totalement effaré, avait oublié son propre malaise pour essayer de relever le commandant.
Tandis que Pat luttait pour reprendre les commandes et appelait désespérément Worms, il entendit. Hugues hoqueter, entre deux crachements de sang :
— Inutile… Pat… il est… trop tard. Nous allons être pris dans le maelström… et puis… nous plongerons… et…
— Worms ! hurlait Pat. Worms… préparez les charges. TOUTES les charges !
Ce qui équivalait à faire exploser à la fois l’ensemble des fusées dont la réaction permettait de freiner ou d’accélérer le mouvement du spationef. Une, en principe, suffisait aux manœuvres. Deux dans les cas difficiles. Jamais on ne devait dépasser trois. « Toutes les charges » équivalait à l’explosion simultanée de quatre fusées.
Le capitaine Hugues, s’appuyant sur l’épaule de Christian, lui-même en mauvais état, râla :
— Quatre fusées !… Pat… Vous m’accusez de folie… Mais vous allez tout faire sauter… et nous avec…
Ils suffoquaient tous. Ils étaient à peu près incapables de se battre maintenant.
Pat surveillait l’écran. Avant l’effroyable plongée dans le puits de l’espace, il voyait filer les divers éléments planétaires qui avaient constitué le système Volune, dernier point de repère du cosmos créé, autrefois monde vivant et qui n’était plus que son propre spectre.
Ce fantôme d’Univers s’effaça. Et aussi les autres points brillants des lointains, attestant nébuleuses ou Univers-Iles.
Le maelström, spirale flamboyante, se rapprochait à une vitesse insensée. C’était un monstre de l’espace, un gouffre vampirique, s’ouvrant sur un abîme que l’esprit se refusait à imaginer.
Fascinés, Hugues, Pat et Christian regardaient. Immobiles, attirés par la fantastique vision, ils comprenaient qu’ils ne pourraient plus s’en arracher. Le spationef 27 courait à sa perte. Et, seul à bord, le commandant en éprouvait une joie épouvantée.
Son orgueil insensé l’avait amené jusque-là. Depuis toujours, il avait désiré explorer le puits. Pat le comprenait, c’était pour cela qu’il avait fait cette carrière brillante, exemplaire. Pour arriver à se faire nommer commandant du S. 27. Afin d’aller jusqu’au maelström, d’y plonger. Pour savoir.
— Worms… je vous l’ordonne… quatre fusées !
Hugues fit effort pour aller jusqu’à Pat. Mais comment se déplacer à bord de cet engin dément ? Worms, on l’entendit, s’étonna :
— Docteur Marcus… Où est le commandant ?
Pat hésita une seconde et lança :
— Blessé… près de moi… Je prends le commandement.
— Non !
D’un véritable spasme, Hugues fut sur le jeune savant.
Christian jeta un cri épouvanté et reçut l’officier inerte entre ses bras. Pat l’avait assommé net, d’un uppercut irrésistible.
Maintenant, le docteur Marcus jetait des ordres fébriles, d’une voix hachée :
— Worms !… Ecoutez !… Nous sommes pris dans le mouvement du maelström !…
— Nous ne pouvons plus…
— Si… L’immense spirale fait office de fronde… et le 27 est la pierre… Vous comprenez ? Notre dernière chance… l’explosion… quatre charges à la fois…
— Le Spatio va éclater !
— Préférez-vous descendre au fond du puits ?
Il y eut un silence. Worms, comme tous les navigateurs du Cosmos, avait peur. Il préférait risquer cent fois la mort.
— L’explosion pourra peut-être nous libérer… Nous serons projetés…
Christian, qui avait compris l’idée de Pat Marcus, cria :
— Projetés ? Oui !… Mais au-dehors… ou au-dedans ?… Force centripète ou force centrifuge ?
Pat hurla, congestionnant ses cordes vocales pour se faire entendre à la fois de Christian et du lointain poste d’orientation :
— On risque !… Il faut tenter quelque chose…
Worms râla, à son poste, qu’il avait compris. Avec ceux des matelots qui tenaient encore debout, ils allaient essayer la manœuvre.
— Vite ! gémit Pat.
Tout tournait. Le spationef était saisi dans le tourbillon. Sur l’écran, on ne voyait plus que des lignes multipliées à l’infini, illusion visuelle provoquée par les molécules dont la vitesse créait un conglomérat factice en un kaléidoscope infernal.
Les derniers instants, nul des occupants du spationef ne put les mesurer exactement. Pat, Hugues, ni Christian ne pouvaient plus quitter le poste de commandement. Trois des matelots expiraient, ayant été précipités violemment contre les parois. Les autres luttaient encore, aux ordres de Pat et de Worms.
Ce dernier râla dans le micro :
— Fusées… Prêt !
— Feu !
Hugues, livide, inondé de sang et qui revenait à lui, se crispa sur l’épaule de Christian, comme pour se jeter une fois encore vers Patrice Marcus. Mais la formidable déflagration les assomma tous.
La charge totale éclatait dans le grand silence spatial, sans provoquer extérieurement la moindre vibration. A l’intérieur de la carène, c’était bien autre chose.
Un des hommes mourût encore, sous l’effet du choc. Et tous les autres, les seize survivants, sombrèrent dans une torpeur d’impuissance.
Pat gardait une vague conscience. Il comprit que la puissante décharge avait modifié le mouvement du spationef captif du maelström qui l’aspirait, dans l’imposant silence du nombril cosmique.
Mais il était incapable de dire, et tous les autres en étaient au même point, si, ainsi que Christian l’avait fait observer, le spationef était rejeté extérieurement. Ou si, au contraire, l’explosion ne faisait que précipiter la chute vers le centre du gouffre.
Il luttait, farouchement, pour vivre, pour penser encore. Tout son être meurtri lui faisait mal. Il devait concentrer ses efforts pour tenir, les paupières soulevées, voir encore s’il y avait quelque chose à voir.
L’écran ne montrait plus rien. Il ressemblait maintenant à un miroir sans tain, fait pour ne refléter que des ombres. Mais il n’y avait même pas d’ombre, et la contemplation de la surface provoquait désormais une sensation pénible, tandis que s’infiltrait dans l’être intime de qui regardait une indéfinissable impression de mélancolie, de non-être…
Pat comprit que l’expérience avait échoué. Le spationef 27 n’avait pas explosé. Il avait résisté à la formidable détonation. Mais il s’était jeté lui-même au cœur du grand vampire.
— Maintenant… nous sommes dans le puits de l’espace…
Il lui sembla entrevoir Hugues, pâle et sanglant, comme cloué à la paroi, mais jouissant de sa diabolique victoire. Il voulait aller au-delà de l’espace. On y allait.
Lancé dans l’espace-temps, et peut-être même déjà en dehors, Pat perdait la notion de durée. Le vertige annihilait les sensations.
Pat se demanda s’il était mort. Mais il repoussa pareille suggestion, l’attribuant au désordre de ce qui lui restait d’esprit. Non, ce n’était pas le néant, qui n’est qu’un mot…
Tout se fondait dans l’incolore qui émanait de l’écran du spationef, destiné à refléter la partie du Cosmos où évoluait l’appareil, mais qui ne présentait plus que son languissant et nostalgique rayonnement. Encore ce terme de rayonnement était-il peu convenable, mais Pat n’en trouvait aucun autre.
Vingt secondes ?
Ou un milliard d’années-lumière ?
… un noyé qui a suffoqué, souffert le martyre, puis qui a revécu visuellement, selon la tradition, toute son existence…
… un dormeur qui remonte lentement vers la conscience, après l’envoûtement des anesthésiants…
… un malade arraché au délire et qui a peur de renaître, craignant de retrouver l’épouvante bestiale avec le lever de son jour…
… des couches d’ondes molles et encore troubles diluaient des visages, des images…
Le docteur Patrice Marcus renaissait. Il réalisait qu’il avait totalement perdu connaissance pendant un temps indéterminé. Il revoyait la cabine de commandement du spatio 27. Le capitaine Hugues, le technicien-orienteur Christian.
— …où sommes-nous ?
Dans le puits de l’espace, ils avaient connu le Hors-Temps. Maintenant, fini le vertige. Tout était encore mou et peu précis. Mais le spationef semblait s’être immobilisé, ce qui démontrait qu’il se juxtaposait à un potentiel de quelconque matière .
Ils étaient parvenus plus loin que le Cosmos créé, qui finissait à Volune.
Et comme ils étaient encore vivants, malgré tout, ils voulurent savoir…