CHAPITRE PREMIER
Les rayons mauves d’un astre tirant sur le violet commençaient à éveiller les arêtes et à estomper les angles morts, en raison de sa coloration particulière. Huit ouvrit les yeux, s’étira. Le geste était tout à fait animal, et correspondait à une remise en état sommaire des articulations dès le réveil.
Huit prêtait l’oreille. Il se rendait compte d’une chose : il ne s’était pas réveillé normalement, automatiquement, comme cela se passait chaque jour volunien, dès que les premiers rayons du soleil mauve dépassaient l’angle gauche de sa fenêtre, pour effleurer ses paupières.
Alors, comme tout être normal et bien conditionné, Huit se levait, procédait à ses ablutions, se nourrissait convenablement, et se mettait en route pour le Palais, où il remplissait les fonctions de huitième membre ministériel, comme l’indiquait son nom-chiffre.
Huit était appelé d’un vocable unique, ce qui attestait en lui une fonction supérieure. Il n’était pas comme les êtres plus modestes, destinés à de subalternes travaux et dont le matricule se compliquait au fur et à mesure qu’ils appartenaient à des séries plus élevées en nombre. Ainsi, Sept WA indiquait un fonctionnaire de seconde zone, Cent-quatre-vingt-onze AOZ, un cultivateur, et Mille trente-sept PIK un de ces agriculteurs travaillant dans les champs de la planète sous les ordres des ingénieurs agronomes Quatre G ou Treize LV.
Huit, lui, était quelqu’un.
Il n’en tirait pas vanité. Parce qu’il ne savait pas ce que c’était que la vanité. Sa nature était en proportion de son nom-chiffre, et le rôle qu’il jouait dans la société correspondait à la fois à ses possibilités, à ses ambitions et à sa santé.
Mais, ce matin-là, Huit était anxieux. Que se passait-il donc ? Et pourquoi cette rumeur montait-elle de l’avenue sur laquelle donnait l’appartement qui lui était dévolu dans le building III ?
Huit sauta de sa couche et, sans prendre la peine de s’habiller, il parut à la fenêtre, nu comme il était sorti du Chaos, sans souci de pudeur.
A quoi, d’ailleurs, eut correspondu la pudeur, à Volune, puisque tous les êtres y étaient asexués, quoique de gabarit androïde, et qu’ils ignoraient tous ce qui conditionne les véritables Humanoïdes du reste du Cosmos, l’irritation de refoulé-pudibond mêlé de malsaine curiosité devant un être non vêtu ou en voie de l’être.
Huit, lui, semblable à tous, du moins à ceux qui n’étaient pas frappés d’une maladie quelconque, montrait un corps impeccable calqué évidemment sur les plus beaux types humanoïdes. Un organe schématique, d’inspiration féminine, rappelait qu’outre ses fonctions évacuatrices, il pourrait lui servir, au moment choisi, à procréer un second Huit, plus petit, susceptible d’une croissance rapide et qui, devenu adulte, serait Huit à son tour, quand Huit serait usagé. Alors, il y aurait toujours Huit, et nul ne se soucierait beaucoup de cette passation de pouvoirs.
Avant Huit, il n’y avait pas eu de Huit, puisque le Huit présent était directement sorti du Chaos, sous l’impulsion de la Volonté des Dieux. Il en était de même des autres ministres-technocrates, numérotés de un à quinze, et aussi, bien entendu, du Technocrate Suprême, lequel répondait au vocable d’AUM, ainsi choisi en honneur à l’Alpha et à l’Oméga des Terriens, condensés dans le vieux mot magique AUM, venu des sages Hindous.
Huit savait tout cela, et bien d’autres choses, ses cellules mnémotechniques ayant beaucoup travaillé à enregistrer une science dont il n’oubliait jamais un iota, et pouvait se servir au moment voulu.
Mais si Huit était très savant, il ne comprenait toujours pas pourquoi les Voluniens se pressaient en foule dans les artères de Volunopolis, les uns nus comme lui, les autres habillés, soit parce qu’ils avaient eu le temps de passer leurs vêtements, soit parce qu’ils craignaient les écarts de température, brusques et durs sur la planète.
Huit, bientôt vêtu, fut dans la rue. Son nom-chiffre, brodé sur son vêtement, lui donnait assez de prestige pour qu’on s’écarta devant lui. Il aurait pu appeler un de ses serviteurs Mille-trois EW ou Neuf-cent-quatre FO, mais il préférait agir seul :
— Dites-moi ce qui se passe ? fit-il, s’adressant à un groupe de Voluniens, habillés ceux-là, et qui portaient encore les traces humides de la rosée nocturne, ce qui attestait qu’ils venaient des campagnes.
— Huit très sage, le monstre est revenu !
Le beau visage, presque rudimentaire à force d’être régulier, présenta quelque trace d’émotion :
— Où ? Quand ?
— Cette nuit, Huit très sage. Nous avons travaillé aux ensemencements commandés par nos Dieux. Et le monstre est apparu…
— Tu l’as vu ?
Brusque, Huit avait saisi le bras du Volunien qui parlait. L’être semblait bouleversé et son faciès était nettement déséquilibré par le tourment intérieur.
Il baissa la tête et murmura :
— Je ne l’ai pas vu. Huit très sage… Sinon je ne serais pas ici !
— C’est vrai !…
Huit réfléchit un instant, puis leva le bras. La foule s’arrêta un moment de progresser et les murmures cessèrent.
Huit parla. Il trouva des mots qui apaisèrent la panique. Il rassura les Voluniens, affirmant que l’ensemble des ministres, et le très puissant Aum Suprême, trouveraient les moyens techniques pour purger Volune du monstre qui désolait son impeccable harmonie.
— D’ailleurs, ajouta-t-il, je vous annonce une bonne nouvelle, Voluniens. Nos Dieux vont bientôt nous rendre visite !
Cette dernière phrase parut un instant frapper de stupeur la foule des androïdes asexués. Puis, avec ferveur, ils levèrent les yeux vers le soleil violet, tendirent les bras et se mirent à chanter une mélopée étrange, bizarrement coupée d’un refrain bref sur un rythme de marche, ce qui eût heurté des oreilles humaines mais, du trois-quatre au deux-huit, satisfaisait pleinement le sens musical surprenant des Voluniens.
La foule chantait, semblant avoir oublié le monstre et le danger qu’il leur faisait courir. Huit ne perdait pas de temps. Il poussait devant lui l’être qu’il avait interrogé et le petit groupe qui l’accompagnait.
A l’appel du ministre, des gardes de catégorie VII-Petit B venaient à son aide et encadraient les êtres arrivant de la campagne. Tout le monde monta dans un engin de métal brillant, ovoïde, qui s’éleva bientôt, escorté des gardes deux par deux en héliscooters, et le cortège, en moins d’une minute, se posa sur la terrasse du Palais qui surplombait les formidables cubes constituant Volunopolis, laquelle évoquait à la fois la Babylone des ancêtres de la Terre et les jeux de cubes magnétiques des enfants d’Altaïr.
Sur la vaste terrasse, large de neuf cents pieds, le Technocrate Suprême Aum regardait descendre l’appareil. Très droit, dans sa robe d’or brodée de l’Alpha et de l’Oméga, il contemplait, depuis un moment, la foule qui se pressait autour du Palais, mais qui chantait encore, stimulée par les paroles de Huit.
Sur le visage régulier du potentat, athlétique et parfaitement équilibré, comme un beau robot de chair, on pouvait lire l’étonnement et l’anxiété. Quelque chose menaçait Volune, et il ne pouvait savoir quoi.
Plusieurs membres du ministère l’entouraient, Trois et Un, Quatorze et Onze, respectivement chargés de sports, des arts, de la santé et des entreprises industrielles. Il y avait d’autres départements, consacrés à d’autres branches sociales telles que les voyages planétaires et interplanétaires, les Sciences, les entreprises minières. Sur Volune, la Sagesse Immense des Dieux n’avait pas permis qu’il fut nécessaire d’avoir un ministère des Finances (puisqu’il n’y avait pas de monnaie, mais seulement un capital humain), ni un ministère des Affaires étrangères (parce que toute la planète ne connaissait qu’une seule race, également maîtresse de la constellation), ni un ministère de l’Intérieur (car l’Etat et l’Humanité y faisaient un tout parfaitement policé).
Quant au ministre des Sports, il était également chargé de la guerre, c’est-à-dire des joutes. Certes, les Voluniens, jusqu’à nouvel ordre, ne se connaissaient pas d’ennemis. Ils étaient créés pour ignorer la division et les astronefs humains n’avaient pas encore atteint Volune, dont l’ancienne réputation était connue dans le Cosmos et les protégeait.
Mais les Dieux, et principalement le chef des Dieux, tenaient à exalter les vertus dites viriles, si bien que les Voluniens s’entraînaient en de rudes sports de compétition et de combat, sans lesquels, assurant le Démiurge, l’être ne saurait progresser.
Sous le soleil violet, maintenant éclatant. Huit sortit de son engin. Il s’inclina profondément devant Aum. Le Technocrate Suprême demanda :
— Quels sont ces êtres que vous avez fait arrêter, Huit ?
— Ils arrivent des campagnes. C’est leur récit qui a alerté le peuple, Aum Suprême… J’ai cru bon de vous les amener…
Les êtres se prosternaient. Aum donna ordre aux gardes de les emmener à l’intérieur du palais. Il demeurait sur la terrasse, avec Huit et les autres.
— Le monstre… Toujours le monstre ! Et, naturellement, impossible d’obtenir le moindre signalement ?
— Non, Aum Suprême, aucun ! Ils ne savent pas… Leurs compagnons disparaissent, parce que le monstre leur est apparu et qu’il les a enlevés… Cela nous dépasse !
L’être à la robe d’or regarda vers le ciel.
— Douze ? Etes-vous là ?
Douze ne répondit pas, mais Un s’avança.
— Aum Suprême, le ministre des Télécommunications est à son poste. Il ne le quitte plus depuis que nous avons reçu un message des Dieux nous annonçant leur auguste visite.
Aum remercia Un du geste. Puis, tourné vers Huit, ministre des Sciences :
— Huit… Vous devriez comprendre…
Huit avoua son impuissance.
— Mes services n’ont rien obtenu. A chaque incursion du monstre, nous avons recommencé l’enquête. Nous n’obtiendrons rien, je le crains, tant que nous n’aurons pas remis la main sur un de nos êtres, témoin du rapt de ses compagnons, ou peut-être même victime du monstre.
— Mais si c’est une victime, Huit, il ne reviendra pas !
— Peut-être que si. L’évasion est une chose que je trouve dans ma cellule-mémoire…
Aum crispa son visage de robot. Probablement fouillait-il, lui aussi, sa cellule-mémoire, pour y trouver le sens du mot « évasion ». Parce que les exemples manquaient, à Volune. Les animaux capturés s’évadaient quelquefois, mais les êtres n’avaient jamais à le faire.
D’un invisible micro s’éleva la voix de Douze qui ne quittait plus le Département des Télécommunications, temple d’ondes d’où il était en contact avec les Dieux :
— Ici Douze, ministre de Volune… J’appelle Aum Suprême !…
Aum Suprême tourna la tête et répondit :
— Douze… je vous écoute !
La communication s’établit instantanément et Douze apparut, en relief coloré, sans le moindre support d’écran, ni d’antenne. Cependant, on savait que sa présence effective était tangible au Département auquel il présidait, à dix mille pieds du palais. On apercevait le dôme flamboyant du ministère dont les appareils pouvaient capter les ondes de tout le Cosmos.
Douze annonça l’arrivée instantanée du char des Dieux. Aum remercia et donna l’ordre à Douze d’arriver sans retard en engin volant, non sans avoir au préalable appelé tous les autres ministres. Le fantôme disparut.
Cela ne tarda plus. Les appareils accoururent, s’élevant des divers dômes surplombant la ville, et qui tous étaient les centres de l’organisation sociale, présidés par Neuf et par Sept, par Onze, Quatorze, Treize et les autres. Autour d’eux bourdonnaient les héliscooters de la garde VII-Petit B.
Mais une voix tonnante s’éleva de tous les micros de Volune, portant un ordre unique jusqu’aux cultures, aux mines, aux navires voguant sur l’océan, aux astronefs tournant d’une planète à l’autre, autour du soleil violet.
Plus rapides que la lumière, les engins ramenèrent les Voluniens autour de la cité, pour attendre les Dieux.
Aum, en fait, n’était pas fier. Leurs Créateurs allaient arriver et pour la première fois depuis la Création, il faudrait avouer un grave dérèglement dans la prodigieuse machine que constituait l’humanité volunienne.
Le char des Dieux apparut dans le ciel, minuscule point de flamme d’abord, puis grossissant à vue d’œil, véritable fuseau d’argent en fusion étincelant aux rayons mauves du soleil de Volune.
Une immense clameur monta de la foule qui, des rues, des terrasses, des quais, des rampes de l’immense cité, forte de dix millions d’êtres, saluait ses créateurs.
Le char tourna gracieusement au-dessus de Volunopolis. Le peuple entier se prosterna au moment où l’engin toucha la terrasse. Aum et les Quinze s’étaient prosternés, eux aussi.
Puis ils avancèrent, respectueusement, vers le char d’où les Dieux allaient descendre.
Sur le char étincelant d’argent mauve, des signes mystérieux apposaient leur sceau, incompris des Voluniens, formule sans doute magique n’appartenant qu’aux Démiurges.
Et ces signes se présentaient ainsi : S. 27.