CHAPITRE VI

Pat se morfondait. Les heures passaient et il y avait beau temps que la piqûre calmante administrée par les bons offices du docteur Horace avait cessé de faire son effet.

Il fallait bien se rendre à l’évidence. Patrice était prisonnier. Il avait commencé par rager, tempêter, hurler. Mais Rex, avec une fermeté polie et empreinte de sympathie, lui avait répondu par l’énoncé de la consigne.

Tourné vers un hublot, considérant l’infini mystérieux qui les enveloppait de ses capricieuses ondulations, Pat, angoissé, râlait :

— … qu’est-ce que la volonté absolue d’un commandant Hugues pourra naître du CHAOS ?

Il ne se trompait pas. Il n’y avait plus de doute possible. L’extra-Cosmos interdit aux hommes, et où l’audace de Hugues les avait entraînés, cet amalgame d’éléments confus, réagissant à la seule évocation d’une pensée humaine, c’était le placenta originel, l’immensité divine, rêvée par les Anciens de la Terre, pressentie par les philosophes, niée, controversée, déifiée, panthéisée et, finalement, rejetée.

Et pourtant, Pat l’avait compris. Le spationef était plongé dans le Chaos, d’où la Pensée souveraine avait tiré le Cosmos. Il existait encore, cet amas prodigieux, sans limites et sans formes, sans densité et sans nature définie. Il pouvait se limiter et se constituer, s’agglomérer et se rendre tangible, pour peu que le Verbe y parlât.

Pat, allant et venant dans l’étroite cabine, sous la blancheur douce des lampes au néon magnétisé, était en proie à une agitation qui eut convaincu un observateur des perfides assertions du commandant Hugues.

— C’est vrai. Il y a de quoi devenir fou… Et pourtant… Non ! Non ! Je ne peux pas douter !

A plusieurs reprises, Pat essaya de concentrer sa pensée sur l’extérieur. Crispé devant le hublot, son front brûlant appliqué contre la vitre de dépolex, il fit appel aux forces inconscientes dont le tourbillon mouvant se déroulait sans cesse devant lui.

Mais à peine obtint-il des caricatures de ses désirs, aussitôt liquéfiées et retournées au néant. Sans doute n’était-il pas assez en contact avec le Chaos lui-même. D’autre part, il fallait tenir compte de quinze autres esprits humains émanant de l’astronef, et dont les ondes créaient sans cesse des interférences qui brouillaient l’émission de Patrice Marcus.

Le Chaos continuait à offrir l’aspect d’un de ces paysages maritimes qui, par un jour de tempête et de pluie, présente un déroulement infatigable de nébulosités. Mais, parfois, une flamme jaillissait, une forme se précisait, humaine, mécanique, planétaire. Un homme avait dû penser « être humain », « machine », « terre de l’espace ». C’était trop fugace pour être examiné, et ne correspondait qu’à ces brefs clichés de la pensée, auxquels on ne peut s’attarder et qui se diluent à jamais dans des abîmes éternels.

— Les autres doutent. Ils ne veulent pas croire… Mais Hugues, lui, a su la vérité…

Combien de temps Pat se tortura-t-il ainsi, essayant vainement d’appeler à lui la grande masse pour y pétrir les formes qui eussent, plus que n’importe quel argument, volé à son secours pour convaincre les autres hommes ?

Le chuchotement dans le couloir passant devant la cabine, le bruit de lutte, puis le grincement léger de la serrure magnétique, le firent tressaillir, l’arrachant à ses efforts cérébraux, qui l’épuisaient.

— Christian !

— Chut !

Christian bondissait vers lui, mettait un doigt sur ses lèvres.

— Venez vite, Pat. Mais pour l’amour du ciel, pas un mot !

Pat comprit spontanément qu’il avait été bien injuste en taxant Christian de trahison. Il lui saisit les mains, tout à coup très ému. Christian exprima sa satisfaction par un sourire bref, mais il ne s’attarda pas et entraîna le prisonnier.

Ahuri, Pat constata que le matelot spatial en sentinelle était couché, inerte, sur le sol.

— Vous l’avez… ?

— Il dort. Jerritz lui a expédié des ondes-chocs, en dose équilibrée. Il ne risque rien.

Il pouffa :

— … sinon la colère de Hugues. Mais tout s’arrangera ! Aidez-moi, Pat, nous allons le mettre bien gentiment sur votre couchette… Comme cela, il pourra faire dodo en attendant la suite des événements…

— Mais…

— Pat, je vous en prie !

Pat se tut et aida Christian. La sentinelle une fois étendue sur le lit de Patrice, ils sortirent à pas de loup.

Christian le dirigea vers le laboratoire. Jerritz et Dorian les attendaient. A la grande surprise de Pat, tous deux avaient revêtu le scaphandre pressurisé qui permettait l’évolution spatiale.

On ne lui laissa pas le temps de réagir. Il fut invité à endosser la même tenue. Christian, d’ailleurs, les imitait.

Le professeur Jerritz parla :

— Patrice, nous commettons acte d’indiscipline. Le commandant Hugues sera en droit d’être furieux… Mais je crois que nous sommes en dehors des normes. Un rapport de Dorian, et l’amitié de Christian, m’ont convaincu. Il me paraît hors de doute que vous avez – peut-être – exprimé la vérité. En tant qu’homme, je dois vous donner votre chance. En tant que scientifique, mon devoir est de vérifier…

— Et à l’insu du capitaine Hugues, nous allons la faire, cette vérification ! ajouta Dorian.

Les matelots spatiaux préposés aux canots-soucoupes étaient déjà neutralisés, eux aussi, par ondes-chocs. Jerritz les envoyait, pour un temps, au pays du non-songe, dans ce sommeil hibernant qui suspend jusqu’aux fonctions cérébrales. Hugues pourrait se mettre en colère, il ne pourrait les accuser de défaillance dans le service, nulle force connue dans le Cosmos n’ayant encore pu parer cette arme, inventée par des savants de Procyon.

Pat croyait rêver, lui. Mais, moins de dix minutes terrestres plus tard, il se trouvait à bord d’une soucoupe volante qui s’éloignait du spationef 27 à la vitesse-lumière.

Christian pilotait. Dorian ricanait, crispant sa face tachée de son.

Pat était un peu surpris de voir Alain Dorian mêlé à cette aventure, et surtout si cela devait tourner en sa faveur, en vertu de la sympathie à lui portée par Christian et par le professeur :

— Cet animal a dû flairer quelque intérêt personnel. Lui aussi est loin d’être sot. Féru de création artistique, comment ne s’amuserait-il pas à la création pure ?… La Création ! ! !

Le technicien-artiste, devenu démiurge, serait-il moins dangereux pour le Cosmos que le commandant Hugues ? C’était encore à examiner.

En tout cas, Pat le constatait avec satisfaction, la soucoupe traversait sans cesse le paysage aux formes et aux couleurs fuyantes et changeantes qui pouvait bien être celui du Chaos. Il pensa que les pensées des quatre passagers devaient influer considérablement, quoique de façon imparfaite et fugace, sur l’immensité-mère, et ne la féconder qu’au passage, pour un résultat aussitôt avorté.

Cela le satisfaisait, venant encore étayer sa thèse.

— Il faudra nous organiser… discipliner nos pensées, et… Mais non ! Peut-être est-ce que je veux aller trop loin…

Il sentit tout à coup la main du professeur Jerritz se poser sur son épaule, en dépit du scaphandre. Et il lut beaucoup de compréhension, beaucoup d’amitié sur le visage du savant. Il comprit que ses pensées avaient dû déborder, stigmatiser son propre visage d’expressions aussi fugitives que les aspects brefs jaillis du Chaos, mais assez éloquents quant au désarroi qui l’agitait intimement.

Jerritz ne tarda pas à donner à Christian l’ordre de stopper.

— Nous sommes loin ?

— Quatre années-lumière au moins du strato…

— La distance de la Terre à Proxima du Centaure, soupira Jerritz.

— Nous voilà tranquilles pour faire une expérience, fit la voix molle et désagréable de Dorian. Hugues ne nous ennuiera pas…

L’organe de Dorian semblait peu amène aux oreilles de Pat. Mais Christian fit observer, vivement :

— Savez-vous, Patrice, que le professeur a décidé de vérifier votre théorie après une expérience de notre ami Dorian ?

Pat leva les sourcils :

— Comment, c’est… ?

— Oui. Je vois, cher Pat, que vous ne m’en croyez pas capable… Non ! Non !… Ne protestez pas ! Aucune importance !… Les petites susceptibilités terrestres peuvent encore avoir quelque importance au cours des randonnées interstellaires, mais avouez qu’une fois plongé au cœur du Chaos, elles n’en ont plus du tout !

Il souligna la phrase d’un rire déplaisant. Jerritz prit la parole et expliqua à Pat que Dorian, indiscipliné comme toujours (et, heureusement, en la circonstance !) s’était ému du récit de Pat. Il s’était livré, seul, et clandestinement, à un essai de création en laboratoire.

Dorian fouilla dans la poche de son scaphandre et, sans façon, tendit un tube à Pat :

— Tenez… examinez ça, cher ami… Oh ! je sais que pour un homme tel que vous, qui avez été capable de faire apparaître l’œil de Dieu, et qui avez manqué être noyé dans le raz de marée engendré par une seule larme dudit œil, ma création est plutôt modeste…

— Qu’importe ! fit aussitôt remarquer Jerritz. Vous n’avez pas travaillé, si j’ose dire ! dans des conditions semblables. N’oubliez pas que le docteur Marcus était en contact total, et sans autre présence que la sienne, avec le… l’amas nébuleux où nous nous trouvons, tandis que vous, maître Dorian, vous avez travaillé en laboratoire, sur prélèvements et dans un milieu, celui de l’astronef, où les… ce que j’appellerai : les forces agissantes, vitalisantes… (il cherchait ses mots) se trouvaient coupées d’innombrables interférences nées des pensées des autres membres de l’expédition…

Dorian se tut et Pat, épanoui d’entendre ce discours, qui corroborait parfaitement sa thèse, sentit la vie et l’espérance renaître en lui.

La soucoupe avait stoppée. C’est-à-dire qu’elle se trouvait immobile et toujours dans un semblable décor aux lignes insaisissables. Mais le stratonef 27 et le commandant Hugues étaient loin.

— Avant de nous livrer à l’expérience, dit Jerritz, il faut nous mettre d’accord, docteur Patrice Marcus. Je vous demande de nous rappeler, de nouveau, avec le maximum de détails, votre première randonnée et l’ahurissante expérience que vous avez réalisée…

Christian expédia, dans la poitrine de Patrice, un coup de poing fraternel, souriant de son bon sourire pour l’encourager :

— Allez, Pat… On vous écoute… Et en confiance !

Pat relata de nouveau sa découverte du Chaos et comment il en était arrivé à conclure que le stratonef avait atteint la matrice d’où était sortie le Monde. Les autres ne bronchèrent pas et Jerritz ajouta :

— Nous ne savons pas encore la Vérité. Toutefois, un élément des plus sérieux milite en votre faveur, Marcus. Grâce aux prélèvements effectués dans ce domaine encore mystérieux, nous avons travaillé, les uns et les autres. Regardez bien, maintenant, le tube que Dorian vous a confié…

— Il contient, m’a-t-il semblé, une sorte d’algue…

— Oui, dit Dorian. Je suis plus simple, moi… Je n’ai pas pensé au Créateur, mais simplement à la base, au départ de sa création… Tandis que ces messieurs fabriquaient, les uns une atmosphère de type terrestre, les autres des gaz plus ou moins hypnotiques, ou enfin le néant, selon qu’ils croyaient y trouver ceci ou cela, j’ai pensé que vous pouviez avoir raison. Mais créer, par exemple, des microbes, c’était un peu mince. Pas pratique pour une démonstration ! Je me suis tourné vers une branche intermédiaire, le végétal, le plus embryonnaire possible… Parce qu’il me semblait ne disposer que d’un très faible potentiel… disons : chaotique, le laboratoire ayant épuisé vos réserves… Je n’ai pas obtenu grand-chose, mais tout de même : cela…

Pat, qui avait d’abord été déçu par le contenu du petit tube, le couvait maintenant du regard avec émerveillement.

— Vous avez pensé : algue. Et vous avez obtenu une algue. Très semblable à celles que l’on trouve, à l’état fossile, sur la terre… Et qui sont fréquentes sur les planètes plus jeunes telles que Vénus solaire, Bételgeuse 814 ou Orion A-3…

L’artiste plissa la lèvre en une sorte de rictus dont on ne savait s’il exprimait ou non un sentiment très humain.

— Messieurs, il n’y a plus à hésiter, dit Jerritz. Nous sortons de ce canot, nous nous trouvons en contact avec le Chaos. Et… Je voudrais dire : nous créons. Mais j’ai des scrupules. Philosophiques !… Religieux !… N’imaginez-vous pas, mes chers amis, qu’une grande Voix a ordonné à cet amas de s’organiser, qu’une Volonté Suprême a fait jaillir le monde de ces… ces choses ?

Pat et Christian, émus, avaient la gorge serrée. Jerritz répondait à leurs préoccupations profondes qui, en la circonstance, ne pouvaient être que métaphysiques. Si Hugues eût été présent, la phrase fût tombée toute seule : pas de littérature.

Déjà, Dorian avait ouvert le sas magnétique et sortait dans le Chaos.