CHAPITRE VII

Tous les quatre, maintenant, ils se trouvaient perclus dans l’immensité vivante.

Ils avaient marché sans pesanteur, mais sans vertige. Leurs pas ne se posaient sur rien, mais ils n’enfonçaient pas. Ils se déplaçaient bien plus par la force de leur volonté que par le mouvement de leurs membres.

La formidable Substance, impalpable et invisible, et cependant présente, sans foyer de clarté, mais lumineuse en elle-même, incommensurable et géante, mais nullement hostile, attentive et douce, puissante et totale, les entourait de toute part.

Et, comme Pat l’avait pressenti, les autres le comprenaient également sans effort. C’était là le Chaos, la confusion générale des éléments incréés, attendant le Verbe souverain qui devait les animer.

Le Monde était sorti du Chaos. Mais la substance originelle n’était pas épuisée. Peut-être était-elle infinie, inépuisable d’ailleurs. Ovule illimitée, elle était prête à recevoir le germe vital.

Des Hommes, muets, foudroyés, comprenaient la formidable responsabilité qui était la leur.

D’une voix qui tremblait un peu, le professeur murmura :

— Patrice Marcus, nous allons essayer… Nous allons tenter de créer… L’honneur vous revient d’agir, le premier, sur le…

Il bafouilla, chercha le mot, ne le trouva pas et se tut. Mais, d’un geste large, il parut englober cette éternité stagnante.

Patrice avait retrouvé son calme. D’ailleurs, la présence géante lui semblait familière, à son second voyage. Il la trouvait apaisante et exaltante à la fois, comme l’Amour.

A cette pensée, ses yeux se mouillèrent. Mais ce n’était pas le temps de philosopher.

— Dorian a eu l’idée de faire naître une algue avec un peu de la grande substance… Je voudrais créer une fleur…

Jerritz fit un signe d’assentiment. Dorian observait avec une acuité non dépourvue de l’ironie qui ne le quittait jamais. Christian était prodigieusement attentif et, en son cœur, il souhaitait la victoire de Patrice.

Déjà, l’immensité s’animait. Autour d’eux, des formes s’esquivaient, des taches de couleur, extraordinairement vives, jaillissaient de l’infini. Confuses, elles s’estompaient, se diluaient comme des gouttes d’encres vives tombant dans un lac, et fondaient, brèves étoiles à l’état tôt atténué.

Patrice, immobile, les dents serrées, se tenait un peu en avant de ses trois compagnons. Pendant quelques instants en durée cosmique, il demeura ainsi. A plusieurs reprises, il sembla que, devant eux, on vit naître, effectivement, quelque chose qui ressemblait à une fleur.

Mais c’était très imparfait, et l’œil cherchait en vain à en saisir le contour. On voyait une jolie masse colorée, impossible à fixer, en un effet fugitif d’impressionnisme.

Quelquefois, la tige se réalisait, mais Patrice tendait vainement la main. Le fragment, vaguement végétal d’aspect, semblait tout juste son propre reflet et se diluait en ondes heurtées. Le coloris, parfois très brillant, n’avait guère plus de valeur qu’une fusée d’artificier.

— Tout est manqué, murmura Christian. Insaisissable…

— Qu’est-ce qui se passe ? s’interrogea Jerritz, tout haut. Ne nous aviez-vous pas dit, Patrice, que vous avez réalisé des choses grandioses, comme cet œil divin, et ce flot lacrymal… alors que ce que vous obtenez, maintenant, ne vaut pas plus que le reflet de nuages sur un miroir d’eau remuante…

Pat se mordit les lèvres. Il était blême, devant l’inanité de ses efforts.

Christian intervint :

— Il ne faut pas douter, professeur. Songez à l’algue créée par Dorian. C’est une réalité !

— Comment a-t-on pu faire naître une algue de quelques parcelles, de quelques molécules, alors qu’on ne saurait tirer une fleur du Chaos Lui-même, de la Substance géante et divine d’où est sorti le Cosmos ?

Pat, d’un geste, fit signe qu’il allait parler :

— Je crois… que j’ai compris… Je pense : fleur. Mais vous savez que le même mot, le même ordre d’idées, varie à l’infini dans ses effets selon les cerveaux qui l’enregistrent. En ce moment, je ne suis pas seul à penser fleur. Vous trois aussi vous imaginez des fleurs… Et vous en connaissez des variétés surprenantes… Non seulement les fleurs de la Terre, mais les orchidées-monstres de Pégase, les tournesols enivrants de Fomalhaut, les cactus parlants de Procyon, les violettes aquatiques des fleuves d’Alcor XVII. Ce sont aussi des fleurs… et il en existe des millions d’autres… Je trouve que cette expérience est aussi probante que le reste… Les interférences de nos ondes-pensées se heurtent, s’enchevêtrent, s’annihilent mutuellement… La création ne saurait être, par définition (il sourit) chaotique… Sur le Chaos doit agir la Pensée Unique, la souveraineté du Verbe Majeur…

— Bon, dit Christian, je te comprends. Pas de polythéisme !

— O. K. ! Tu y es !

Ils rirent, un peu nerveux. Entraînés par leur formidable aventure, ils se tutoyaient pour la première fois.

Jerritz hocha la tête :

— Nous devrions donc vous laisser seul…

— Non ! Au contraire. Aidez-moi ! Vous savez qu’on peut réaliser des choses tangibles, à condition d’agir seul. Et que ces choses disparaissent, s’évanouissent, dès qu’on cesse de les penser.

— Mais l’algue de Dorian, fit observer Christian. Il n’y pense pas en permanence. Or, elle vît, elle subsiste…

— J’aime à croire, dit Pat, qu’après Dorian, cette algue, disons : synthétique, a été chargée d’autres potentiels humains. Je l’ai vue, le premier. Puis le professeur Jerritz. Dès cet instant, l’algue a été « pensée » par nous trois. Maintenant, toi aussi, Pat, tu la connais… Et elle subsiste !…

— Ce doit être cela, fit la voix nonchalante de Dorian.

— Aidez-moi. Mettons-nous d’accord sur la nature de la fleur souhaitée. Je veux une rose. Une belle rose rouge…

Ils s’échauffaient, s’enthousiasmaient, vivifiés eux-mêmes par la Présence immense dont les molécules inconditionnées ne demandaient qu’à recevoir le Verbe fécond.

— Rouge de velours…

— Sertie de feuilles brillantes…

— Bardée d’épines de vie…

— Tendre, odorante…

Jerritz les arrêta. Il repoussa la poésie en faveur de la science, et donna quelques précisions botaniques. On obtiendrait donc, en quelque sorte, une fleur hybride, puisque les quatre pensées convergeaient sur un point unique. Cette manière de faire fut encore rejetée. On convint d’utiliser le processus génétique de l’algue. Pat penserait d’abord sa rose. Et dès qu’elle parviendrait à naître, les autres l’aideraient à la préciser, mais en modelant leurs pensées sur la sienne.

Il fallait s’attendre à des tâtonnements, à des échecs. Ce fut d’ailleurs ce qui arriva. A tel point que Christian, de nouveau, proposa de se retirer, avec Jerritz et Dorian. Ces embryons floraux l’écœuraient et il souffrait de voir Pat baigné de sueur et les mains tremblantes.

Mais Pat insista pour qu’ils demeurassent. De nouveau, il se concentra pour arracher au Chaos la fleur magnifique, semblable aux roses de la Terre.

Mais la confusion régnait encore. Des taches colorées évoquant les pétales, des bâtonnets frissonnants ressemblant vaguement aux tiges, des limaces verdâtres qui rappelaient de très loin le feuillage, voilà tout ce qui se présentait aux yeux des aventuriers du Chaos.

Encourageant de la voix et du geste, le savant, le sage Jerritz, dont la bonté égalait la science, invita Pat, usé, abattu, tremblant et découragé, à recommencer l’expérience.

Pat soupira et avança encore.

Pour s’aider, il prononça des mots : terre… jardin… arbuste… feuillage.

Eux trois, derrière lui, retenant presque leur souffle s’acharnaient à se discipliner mentalement, réglant leurs pensées sur les mots exacts.

Cette fois, le miracle s’accomplissait.

Une étendue brune parut d’abord, semblant aspirer à elle, pour s’engendrer, toutes les forces éparses dans la Substance.

Pat frémit. De la terre, cela ressemblait à de la terre. C’était encore très vague, mais cela se précisait petit à petit. Et une douce odeur, inconnue depuis longtemps des voyageurs interstellaires, venait à leurs narines, chaude, un peu musquée, sensuelle et vivifiante, comme les effluves qui montent du sol terrien un soir d’été, après l’orage.

Des traînées verdâtres, verdoyantes, vertes, puis dorées à force d’être vertes apparurent au sol. La végétation…

Alors Patrice s’acharna, cérébralement, à l’arbuste. Il naquit, pousse microscopique, bientôt développée, évoluant comme un reptile à l’appel du fakir. De tendres pousserons s’y manifestèrent et la tige jaillit, concentré du Chaos. Pat la couvait du regard, l’effleurait de la main. Il sentit le léger brin frémir sous ses doigts. Mais il n’osa y toucher davantage.

Penché sur lui, débordant d’amour, il l’aidait dans sa croissance. Et les trois autres hommes, hallucinés, voyaient le rosier qui montait, croissait, dépliait gracieusement ses feuilles, élevait audacieusement sa tige, prenant des teintes de sang bleui pour faire ressortir la délicatesse de ses tons originels.

— Le rosier… Et maintenant… la rose.

Le bouton vivait déjà, se gonflait, tendre et robuste. Une ligne, d’abord imperceptible, le fendit d’une strie écarlate. Elle s’élargit, gagna, ouvrit l’ovoïde presque translucide qui terminait la branche. Et la rose parut, d’abord recroquevillée sur elle-même en ignorance d’être, tel un enfant au premier souffle.

Puis les pétales s’écartèrent d’eux-mêmes, sur un rythme de films au ralenti.

Christian s’élança soudain vers Pat et les deux amis se bourrèrent de coups de poings, de tapes enragées. Ils riaient comme des fous, soudain détendus. Ils éprouvaient le besoin de se libérer de toute contrainte, de se déchaîner totalement, dans leur triomphe de Démiurges.

Jerritz, souriant, les laissait faire. Sa joie, pour être moins démonstrative, n’en était pas moins souveraine.

Dorian, pratique, talonnait le sol neuf, qui n’appartenait à aucune planète et s’étendait à l’infini, sans qu’on puisse dire en quel point il se confondait avec le reste du Chaos. Sans doute spéculait-il sur les possibilités illimitées du pouvoir de l’Humain disposant de la Substance.

Mais Christian stoppait soudain ses élans.

— Quand même, Pat… C’est trop beau !… C’est fou ! Dis-moi… Enfin, quoi ? C’est de la terre. C’est un rosier… C’est une rose ?

Pat sourit. Depuis qu’il avait gagné, il était beaucoup plus calme.

— Cher Christian, tu n’es donc pas encore convaincu ?

— Si… Mais…

— Mais quoi ?

Christian avoua, un peu empourpré :

— Je t’avoue… Je… Je pense à l’hypothèse : milieu hallucinatoire. Si encore une fois tout cela n’était que fantasmes ? Si nous étions soumis, tous les quatre, à l’influence de… de substances… de gaz inédits… une atmosphère opiacée et…

Pat souriait toujours. Il retirait ses moufles d’interplanétaire, il ouvrait son casque, il sortait de son scaphandre en faisant jouer la jointure magnétique. Ainsi, en simple combinaison, très à l’aise, il s’avança vers la rose et tendit sa main nue.

Il saisit la tige, qui résista. Pat fit effort, et Christian et Jerritz et Dorian virent osciller le rosier fraîchement né du Chaos. Pat se meurtrit les doigts et la paume, mais il réussit à cueillir la fleur.

Il l’éleva, la contemplant comme le plus beau joyau jamais observé dans le Cosmos créé. Il la passa doucement sous ses narines, puis la tendit à son ami :

— Respire, Christian… C’est une rose. Et elle embaume…

Christian avança le visage. Il ferma les yeux pour aspirer, voluptueusement, les effluves, d’une suavité parfaite. De la pourpre, il passait au livide, tant il était bouleversé.

Mais l’expérience n’était pas encore suffisante pour Pat, qui, en homme raffiné, voulait jouir jusqu’au bout de l’étrange aventure.

— Il n’y a pas de roses sans épines, Christian. Même dans l’Incréé !… Regarde !

Il ouvrit le haut de sa combinaison, démasquant le pectoral. Il aspira encore une fois le parfum de la rose, puis, l’appliquant contre son sein d’un geste brusque, il se stria la poitrine d’une bande, comme s’il créait sur sa chair les armoiries de sa victoire.

Un peu pâle, mais souriant, il tendit la rose à Christian, le priant cette fois de la saisir.

— Crois-tu, maintenant, Christian, que c’est une vraie rose ?…

Ils n’eurent pas le temps d’épiloguer. Dorian criait :

— Alerte !… Il faut fuir !

Les trois hommes tournèrent la tête.

Sur le terrain créé, des arbustes naissaient, en théories infinies, et des milliers, des milliards de roses s’épanouissaient. Mais il y en avait partout, au-dessus, en-dessous, de toutes parts, formant, surplombant les hommes insensés, une voûte immense, paraissant vivante parce que les pétales s’y développaient en myriades.

C’était, contre les hommes, la ruée du Chaos, tout entier consacré à une immense et redoutable genèse florale…