CHAPITRE PREMIER

Ils regardaient le maelström. Parce que, comparativement à un phénomène connu sur les océans terrestres, saturniens ou planétaires quelconques, on ne pouvait appeler cela autrement.

Ombilic de l’espace, il n’était visible que par l’accumulation accélérée de myriades de molécules entraînées dans sa vertigineuse spirale. Pour une raison inconnue, en ce point du Cosmos, un tourbillon s’était formé et les rares navigateurs intergalactiques qui l’avaient approché, n’avaient jamais osé y aventurer leurs astronefs.

Pat et le capitaine Hugues demeuraient silencieux, depuis de longues minutes en durée terrestre, à eux dispensées par l’horloge atomique de la cabine de pilotage, dont les aiguilles continuaient leur course immuable, réglée pour cinq siècles, et que les rayons cosmiques eux-mêmes ne pouvaient perturber.

Pat soupira et, portant les yeux vers la droite, il regarda la constellation, la dernière constellation qui roula dans l’infini avant l’effroyable gouffre du puits de l’espace.

Il murmura, presque pour lui seul :

— Volune… Volune-la-Morte… des planètes de cauchemar tournant autour de soleils défunts… La Providence a permis que Volune demeurât, figée dans son horrible mort, comme le dernier phare disant aux Humanoïdes ; n’allez pas plus avant…

Hugues avait légèrement tourné la tête. Un rictus à peine esquissé heurta l’harmonie de son visage dur d’athlète total, aux cheveux blonds, aux yeux d’océan terrestre. Cet idéaliste athée avait mis sa force au service d’une Science qu’il adorait de tout son esprit, faute de pouvoir lui donner un cœur auquel il ne croyait pas.

— Je vous en prie, Pat. Pas de littérature ! Bien assez d’avoir embarqué un artiste comme Dorian. Il n’y a rien d’autre que le monde… et nous !

Il avait prononcé le mot « artiste » avec une nuance de ce mépris des forts pour les êtres plus mièvres. Un rire sec termina la phrase.

Depuis le départ du Spationef 27, du système solaire à Volune, prodigieux voyage, Pat luttait pour ne pas voir éclater le conflit. Il admirait Hugues, magnifique officier des étoiles, mais ne comprenait pas son absolu scientifique, demeurant attaché aux considérations terriennes.

Pat, lui aussi, était un savant. Il était même le chef de la mission qui avait conduit le Spationef 27 aux limites de l’Univers exploré. Il devait étudier des formes biologiques inconnues. Malgré sa jeunesse, il s’était fait une solide réputation galactique. Il disait, en souriant, que son amour de la vie croissait en proportion de sa connaissance de l’évolution des cellules.

Pour l’instant, il se disait qu’il avait eu tort de parler tout haut, en présence du sceptique capitaine. Mieux valait discuter de l’orientation du spationef que de philosopher.

Il posa donc la question. Il convenait de savoir où on allait mettre le cap. En dépit des vitesses vertigineuses atteintes par les navires de l’espace grâce à la désintégration des photons, ce qui permettait d’utiliser le carburant-lumière, on ne pouvait se permettre des errements, d’une constellation à l’autre.

— Etrange question, mon cher maître… Imaginez-vous que moi, Hugues, je vais passer devant le puits sans y chercher la Vérité ?…

Avant que Patrice, se sentant pâlir, ait pu réagir, le solide marin reprit, d’un ton très naturel qui accentuait l’ironie des paroles :

— Pour une fois, je vous parle un langage poétique. Plaignez-vous !

Patrice, pendant dix secondes, demeura muet, mais ses mains tremblaient. Et puis il hurla :

— Capitaine… Hugues… Mais vous êtes fou. Après Volune, il y a… ou plutôt il n’y a rien. Est-ce la fin de l’Univers ? Nul ne le sait. En tout cas, ce n’est pas la frontière courbe… Et nous ne savons si le monde est une sphère, ou, comme on le croit mieux maintenant, un anneau géant, dont chaque molécule serait une Galaxie ?… Nous ne pouvons toujours pas estimer les directions à travers l’infini. Volune n’est pas la limite, la frontière, le barrage. Et pourtant tout s’arrête à Volune, avec ses étoiles mortes et ses planètes fracassées…

Hugues l’avait laissé parler, avec une patience qui ne présageait rien de bon. Il estimait Pat plus comme savant que comme homme :

— On ne sait pas ? Eh bien, voilà une occasion de savoir.

Dédaigneux, il ajouta :

— Nous sommes des scientifiques. Nous devons aller jusqu’au bout, dans nos découvertes. Qu’est-ce qu’un chercheur qui n’ose pas… qui a peur ?

— Peur !

Pat serra les poings et les deux hommes se défièrent en silence. Leurs yeux étincelaient, leurs mâchoires se contractaient. Le feu qui couvait depuis le départ du Spationef 27 se révélait enfin.

D’une voix où il s’efforçât d’atteindre à la sérénité granitique de l’officier – mais un léger tremblement perçait encore – il prononça :

— Capitaine Hugues, vous êtes, certes, le commandant de ce navire. Et vous êtes aussi un savant. Mais vous oubliez une chose : vous avez été désigné sur ce vaisseau comme matelot, comme pilote, pour une reconnaissance scientifique interstellaire de grande envergure. Mais le vrai chef de l’expédition, c’est moi, docteur Patrice Marcus. Je mène le Spationef 27 où bon me semble. Non selon mon caprice. Uniquement en vertu de l’intérêt de la Science. Je fais mon devoir. Je vous prie de faire le vôtre !

— Vous retournez curieusement la situation. Vous refusez d’explorer le domaine le plus inconnu du Cosmos et vous m’accusez de… C’est paradoxal !

— Dites que c’est absurde, Hugues. Vous le pensez !

— Et alors ?

— Mais je suis responsable de cette mission. Je m’oppose à ce que le navire, l’équipage, les appareils et les fruits de nos recherches jusqu’à cette heure se trouvent compromis par…

Il s’interrompit, bloquant dans sa gorge les mots irréparables.

Hugues gronda :

— Par ?… Par un fou ?… C’est bien cela ? Achevez donc, mon cher Pat !… Mais, écoutez-moi bien : il y a longtemps que je veux savoir ce qu’il y a au-delà de Volune… L’au-delà ? Le grand rien ?… J’irai où nul Humanoïde ne s’est encore jamais risqué. Je découvrirai le grand secret de l’Univers. Et ce n’est pas vous qui m’en empêcherez !

Pat, bien qu’il fut taillé lui aussi en colosse, frémissait de toute sa sensibilité, qui lui jouait un mauvais tour.

— Mais il y a vingt hommes à bord ! Vingt vies humaines que vous risquez et qui…

— Oh ! (Le capitaine paraissait écœuré.) Si vous avez la frousse, mon cher Pat, je mettrai un canot-soucoupe à votre disposition, pour sauvegarder votre existence si précieuse et… Ah ! non ! Arrière !

Il avait levé le bras pour stopper l’élan de Pat qui, hors de lui, se ruait comme pour le frapper. Vibrants de colère, de haine, l’un et l’autre s’opposaient, écumants, les yeux filetés de rouge. Pourtant, le respect humain leur interdisait de se colleter comme des portefaix des planètes barbares.

Dorian, qui était recroquevillé pour pouvoir demeurer l’œil au trou de la serrure, n’avait pas entendu Christian, qui accourait dans le couloir donnant accès à la cabine du commandant.

La fermeture était d’un modèle archaïque. Toutefois, elle était encore en service à bord des astronefs pour éviter l’hermétisme des clôtures magnétiques en cas d’accident.

— Vous écoutez aux portes, Dorian ?

Dorian devint rouge de confusion et se redressa vivement. Christian se tenait devant lui. Le technicien-orienteur du Spationef 27 était, avec moins de puissance, moins de froideur aussi, la réplique de son commandant, Hugues. Comme lui, il n’aimait guère Dorian. Et cependant l'« artiste » avait, lui aussi, un rôle important à bord.

Chargé de relever en reliefcolor les divers aspects des planètes visitées par le spationef, il était, au milieu de ses tubes à rayons, aussi indolent qu’un rapin des siècles passés parmi ses palettes et ses pinceaux. Il n’avait pas son pareil pour jouer des rayons captés, pour reproduire – en l’interprétant – la Nature aux caprices multiples que la technique du siècle XXI arrivait à saisir sur les réflecteurs des viseurs à facettes (inspirés des yeux d’insectes) et qui permettaient de retrouver les gammes de tons, de nuances, de valeurs. Dorian, bien que manipulant des appareils compliqués, demeurait un artiste. Il n’avait pas été choisi à la légère, mais avec une grande sûreté, par l’Institut des H.E.I. (Hautes Etudes Interplanétaires).

Mais il demeurait un peu mou, fuyant et, parfois, il énervait Pat comme les marins eux-mêmes.

Un peu vexé d’avoir été surpris par Christian, il ronchonna :

— Si vous saviez ce qu’ils sont en train de se dire…

— Qui ? Marcus et le commandant ?

— Oui. Ça vaut son pesant d’aérolithes ! Ils criaient si fort que que je n’aurais pu faire autrement que d’entendre.

Christian aurait pu rétorquer que cela ne retirait rien à l’indiscrétion de Dorian.

Mais il avait d’autres soucis, dont il voulait faire part au capitaine.

Son arrivée fut assez opportune pour interdire aux deux chefs de mission d’en venir aux mains.

Pat en éprouva une sorte de soulagement. Il se reprochait toujours son caractère passionné et détestait s’être mis en colère. Mais, bien entendu, il était encore trop exalté, trop sincère, pour ne pas se laisser emporter.

Hugues, lui, avait instantanément repris son attitude glaciale habituelle et, peut-être, sans les commérages de Dorian, Christian ne se fut point aperçu du conflit latent.

Il était trop bouleversé lui-même et Hugues s’en aperçut.

— Mauvaises nouvelles ?

— Oui, commandant. Depuis une heure environ, nous n’arrivons plus à redresser la direction.

— Une heure ? Et vous ne m’avez pas prévenu plus tôt ?

Christian changea de couleur :

— J’ai eu tort…

— Sans nul doute.

— Mais je ne pouvais pas croire. J’ai cru à une erreur de ma part… ou que les contrôles étaient détraqués, comme lors de notre passage entre les satellites de Sirius. Je ne voulais pas vous apporter un rapport erroné ou fantaisiste. Maintenant, c’est bien évident…

— Au fait, lieutenant Christian.

— Commandant, nous sommes entraînés. C’est encore peu apparent, mais on dirait qu’une force contrebalance les effets de nos réacteurs.

— En quel sens ?

Christian ne comprit pas pourquoi Hugues et Pat échangeait un coup d’œil lorsqu’il prononça :

— En dépit de la barre, nous allons vers Volune, la constellation interdite. Aussi, commandant, j’ai cru…

Hugues lui coupa la parole du geste et revint vers l’écran de sidérotélévision.

Vaste quadrilatère, la surface visuelle reflétait fidèlement l’aspect du ciel où évoluait le stratonef. Un réglage très souple permettait d’orienter les images dans tous les azimuths voulus. Devant Pat, muet, et Christian, inquiet et penaud à la fois, Hugues, d’une main ferme, saisit les commandes.

La fraction du Cosmos entrevue chavira à son ordre. Et la constellation la plus proche parut, dans son ensemble. Une tache assez falote apparaissait, très lointaine encore : le maelström.

Volune était inconnue des Terriens, voire des Solariens, jusqu’à une période correspondant dans le passé à vingt années de la Terre. Depuis des espaces-temps immenses, même dans les constellations les plus voisines : Ymtox, Nermix ou Hll, sa réputation était plus légendaire que scientifique, son aspect seul et la proximité du maelström, ayant fait reculer les plus braves parmi les navigateurs interstellaires.

La destruction de la planète, la formation du gouffre mystérieux, étaient-ils inhérents à la Création elle-même, ou provoqués par quelque cataclysme prodigieux ? Nul savant n’avait jamais pu, ni osé, le déterminer de façon précise.

L’écran reflétait, avec une netteté photographique, une constellation à l’aspect parfaitement inédit. Les étoiles étaient des points sombres, cendrés, autour desquels gravitaient des planètes charbonneuses, fragmentées et livides. On voyait même évoluer un bolide géant, peut-être, une comète réduite à l’état de noyau. Encore ce noyau était-il sombre, sans couleur. Toute sinistre qu’elle fut, cette vision raccrochait cependant les observateurs à quelque chose de tangible.

— C’est lugubre, dit Pat, pour dire quelque chose.

Il voulait crier : « Arrêtez ! Détournez le spationef de ce monde hideux ! »

Mais Hugues, posément, se tournait vers Christian :

— Retournez au poste de pilotage. Ne cherchez plus à lutter contre la force magnétique que vous me signalez. Ecoutez-moi bien : vous allez stopper les réacteurs.

— Mais, commandant…

— Je vous prie de vous taire. Et de m’obéir. Faites en sorte d’utiliser cette force, si elle est capable (et je présume qu’elle l’est) de nous transporter sans l’apport de nos machines-lumière. De cette façon, nous en contrôlerons la portée, avant d’en déterminer la nature. Vous avez compris ?

Le technicien-orientateur semblait foudroyé.

Alors Pat, en qui tournoyait un flot de pensées, et qui devait se vaincre lui-même pour pouvoir vaincre autrui, sortit de sa torpeur :

— Lieutenant Christian, votre attitude répond de vos sentiments. Vous estimez insensé le projet du commandant !

— Monsieur Marcus, gronda Hugues, je vous interdis !… Je commande à bord, mille comètes !

— Vous commandez la bonne marche du spationef, dans la mesure où moi, chef de mission, suis là pour vous demander de nous conduire en tel ou tel point de l’Univers. En conséquence, et présentement, je vous demande d’éloigner notre appareil de la constellation Volune et du maelström !

Christian eut un éblouissement. Il se demanda, pendant trois secondes, si l’honorable docteur Patrice Marcus et le respectable capitaine Hugues n’allaient pas se jeter l’un sur l’autre, pour se battre comme des voyous des bas quartiers de la Terre ou des cités lépreuses de la vieille planète Mars.

Et, en même temps, il imagina Dorian, qui devait, derrière lui, avoir repris son observation au trou de la serrure. Il devait se divertir singulièrement, son tempérament anarchiste se nourrissant de la destruction des attitudes traditionnelles.

Hugues, très maître de lui, prononça, glacial :

— Lieutenant Christian, exécutez mes ordres et n’oubliez jamais que vous dépendez de moi seul, votre commandant.

L’écran attestait l’approche d’une planète, à l’extrémité de la constellation Volune. Son aspect rappelait celui de la Lune, et de tous les mondes morts du Cosmos. Mais en dépit de l’approche de l’astronef, on ne distinguait pas, comme sur le satellite de la Terre, les contours précis du relief orographique.

Tout était poussiéreux, et Pat évoqua vaguement un fromage terrien moisi.

Face au capitaine, il jeta, laissant filtrer à la fois son écœurement et son angoisse :

— Et c’est là que vous, commandant d’astronef, vous voulez précipiter votre équipage et vos passagers !

Mais un grésillement caractéristique se faisait entendre. Un réflexe bien connu des navigateurs de l’espace leur fit à tous lever la tête et garder le silence.

Un micro se branchait, amenant une communication d’une autre partie de l’appareil.

Le voyant jaune topaze qui se mit à clignoter attestait la provenance du message : la cabine des techniciens-orienteurs, où demeurait Worms, l’adjoint du lieutenant Christian.

Chacun savait que, dans les gouffres intergalactiques, le moindre mot peut refléter une réalité d’une importance formidable. Etant donnée l’étonnante situation du Spationef 27, cela ne faisait que de s’intensifier.

— …ici Worms !

La voix était anormale, empreinte d’anxiété aiguë.

— Commandant Hugues ! J’écoute !

— Commandant… Il faut redresser la direction… Je… Je ne peux plus contrôler. Cela augmente… On dirait…

Ils n’eurent le temps de réagir ni les uns ni les autres. Ils s’en rendirent compte tous les trois à la fois, et en même temps tous ceux qu’emportait le spationef. Parce que la stabilité légendaire des vaisseaux de l’espace, l’impression factice d’immobilité absolue le cédait brusquement à un vertige aussi désagréable que celui qui avait assailli les premiers navigateurs interplanétaires au décollage, avant la mise au point de la gravitation artificielle.

Tout chavira autour d’eux. Une nausée insurmontable les envahit, ils perdirent l’équilibre, se trouvèrent projetés brutalement contre les parois, roulant les uns sur les autres, tandis que le spationef, craquant dans tout son carénage, glissait, au mépris de ses formidables réacteurs, vers un monde inconnu qu’ouvrait un carrousel d’épouvante…