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Aux Portes du Crépuscule

Quatar, la Cité des Morts, en la 63e année de Ptra le Glorieux

(–1744 du calendrier impérial)

Tant qu’il buvait l’élixir de son maître, Arkhan le Noir était immortel. Ainsi, en appuyant au bon endroit, ses souffrances pouvaient durer longtemps, très longtemps.

Le vizir se tortillait et gargouillait dans une mare de ses propres fluides, suffoquant sous une épaisse couche chitineuse de scarabées des tombes. Les insectes avaient depuis bien longtemps déjà dévoré ses vêtements et son épiderme, et ils réduisaient maintenant ses muscles en bouillie en se frayant un chemin vers les organes vitaux, particulièrement à leur goût. Lorsqu’il tentait de hurler, l’air s’échappait en sifflant par les trous béants de sa gorge et tout ce qui sortait de sa bouche était le vacarme déchirant de centaines de paires de mandibules à l’œuvre.

Nagash était assis sur le trône de Quatar, le dos bien droit, avec derrière lui l’étendard de peau de l’ancien souverain. Ses immortels et les rois vassaux de Numas et Zandri attendaient tout près de lui alors qu’il faisait part de son grand mécontentement au vizir. Les champions morts-vivants de Nagash regardaient Arkhan souffrir le martyre d’un air préoccupé. Jamais jusqu’alors ils n’avaient été témoins des souffrances que l’un d’eux pouvait endurer, d’autant que chacun d’eux craignait d’être le suivant sur la liste. Mais pour les rois, l’horreur était bien pire. Profondément choqués, Seheb et Nuneb s’étaient très vite effondrés, les yeux écarquillés. Leurs ushabti n’eurent d’autre choix que de les prendre par les bras et de les tenir bien droits jusqu’à ce que Nagash lève l’audience. Amn-nasir n’avait de cesse de vider le gobelet qu’il tenait de ses mains tremblantes, mais le vin et le lotus écrasé ne suffisaient pas à lui faire oublier la scène qui se déroulait devant lui.

Les scarabées étaient en piste depuis plus d’une heure et l’on apercevait maintenant des os jaunes entre les bouts de viande rouge encore cramponnés au squelette d’Arkhan. Soudain, l’escorte fantomatique du nécromancien passa au-dessus du vizir en miettes en effectuant des spirales et la nuée grinçante de scarabées abandonna sa victime pour se rendre aux pieds des autres immortels.

— Tu as manqué à tous tes engagements, dit le Roi Immortel en se levant pour s’approcher du corps d’Arkhan. Je t’ai servi nos ennemis sur un plateau d’argent et tu les as laissés filer.

Arkhan frissonna et convulsa. Il tourna son visage déchiqueté vers son maître ; du sang et d’autres fluides remplissaient maintenant ses orbites vides. Il avait la mâchoire déboîtée, qui ne tenait plus que par quelques lambeaux de muscles, et le seul son qu’il était en mesure de produire était assimilé à une respiration sifflante.

Le Roi Immortel tendit la main et son serviteur Ghazid sortit des ombres du trône. L’aveugle portait une grosse coupe en cuivre remplie d’un épais fluide cramoisi et marchait avec un soin exagéré, comme s’il ne voulait pas en renverser une seule goutte. Un frisson impalpable parcourut l’assemblée d’immortels en sentant l’élixir. Quelques-uns s’oublièrent même et firent un pas ou deux en direction de l’esclave, un rictus assoiffé dessiné sur le visage, mais Nagash les immobilisa d’un simple regard.

Pendant de longues minutes, on entendit plus que les bruits de pas du serviteur sur la pierre et la respiration bruyante d’Arkhan.

L’embuscade tendue devant les remparts de la cité ne remontait qu’à sept heures à peine et le gros de l’armée de Nagash était arrivé deux heures après le coucher du soleil. Dès que le roi eut compris que l’ennemi s’était joué de lui, il avait imposé un rythme d’enfer à ses troupes, mais il était déjà trop tard. Les armées de l’est s’étaient repliées vers la Vallée des Rois et les Lybariens avaient réussi à détruire les Portes de l’Aube derrière eux. La horde du roi se frayait un chemin parmi les décombres, mais il lui faudrait des heures, voire des jours, pour dégager une route à l’armée.

La plaine de la Cité des Morts était jonchée de cadavres. Cinq mille ennemis y avaient perdu la vie, mais le nombre des fuyards était beaucoup plus élevé et cette nouvelle n’était pas du goût du Roi Immortel.

Ghazid s’arrêta près de son maître. Nagash baissa les yeux vers le liquide et posa la paume de la main contre la surface rouge.

Le regard du nécromancien se tourna ensuite vers la forme piteuse du vizir. Ses serviteurs fantomatiques s’abattirent sur lui, enroulèrent leurs tentacules ectoplasmiques autour de ses bras et de ses jambes, puis le relevèrent. Il se tenait maintenant devant son maître, affaissé comme une marionnette, et des filets de sang dégoulinaient de sa carcasse.

Nagash fit un pas et posa sa main ensanglantée sur le visage dévoré d’Arkhan. L’immortel se raidit, puis les os et cartilages se mirent à craquer alors que la mixture magique réparait le corps. Les membres se tortillèrent afin de se remettre en place, poussés par des nœuds de muscles et de tendons. Le cœur reprit des forces et le sang se mit à jaillir des artères et grosses veines crevées, puis le débit ralentit alors qu’une mince couche de tissus refermait les vaisseaux.

Arkhan produisit des bruits de cartilages brisés et sa cage thoracique se gonfla soudain, ce qui lui permit enfin de pousser un cri d’agonie.

Le Roi Immortel retira sa main du visage du vizir. L’empreinte de sa paume et de ses doigts disparut en quelques instants, comme absorbée par les tissus. Arkhan frémit convulsivement et tenta de parler, les mots sortant difficilement de sa bouche alors que ses lèvres se régénéraient.

— Nous… avons… fait… tout, balbutia-t-il. Tout ce qui… était… possible, fit-il en frissonnant de nouveau alors que des yeux prenaient place dans ses orbites. Ils… ils sont arrivés en plein jour.

— Eh bien, tu aurais dû exécuter mes ordres au risque de prendre feu ! s’écria Nagash, qui souffla les braseros comme si une bourrasque venait de s’abattre sur la pièce.

— Dans ce cas, tuez-moi ! Livrez-moi aux flammes si tel est votre souhait, maître.

Nagash le dévisagea d’un air calculateur.

— Bientôt, peut-être. Pour l’instant, tu vas continuer de me servir. Nous marcherons sur Mahrak dès que la route de la vallée sera dégagée.

Il y eut une certaine agitation parmi l’assemblée et Amn-nasir sortit le nez des profondeurs de son gobelet.

— Mahrak ? fit-il d’une voix rauque, comme si le nom ne lui disait pas grand-chose.

Seheb poussa un gémissement et Nuneb se raidit.

— Nous ne pouvons pas faire ça, lança Seheb dont les lèvres tremblaient de peur. Nous ne pouvons pas marcher sur la Cité des Dieux ! Vous allez trop loin…

— Aucune des cités de Nehekhara n’a besoin de deux souverains, le coupa froidement Nagash avant de se tourner pour le fixer d’un air de mépris et de montrer Nuneb du doigt. Amenez-le-moi.

Aussitôt, une demi-douzaine d’immortels firent mine de se rapprocher des rois jumeaux. Leurs ushabti s’interposèrent sur-le-champ, la main sur l’épée qu’ils portaient en travers du dos.

— Non ! s’écria Seheb en tombant à genoux. Pardonnez-moi, mon seigneur ! Je… je me suis mal exprimé. Je voulais simplement dire que nous devons repousser les envahisseurs. L’ouest est sûr et nous négligeons nos cités depuis de nombreuses années, ajouta-t-il apeuré en cherchant un peu de soutien du côté d’Amn-nasir, qui ne lui offrit qu’un visage fermé. Si vous souhaitez anéantir Rasetra et Lybaras, qu’il en soit ainsi, mais pourquoi nous en prendre à Mahrak ?

— Contre qui pensez-vous que nous nous battons, espèce d’imbécile ? Croyez-vous vraiment que ces misérables rois auraient osé défier Khemri seuls ? Non, Mahrak est au cœur de la rébellion. Le Conseil Hiératique me craint, car je connais la vérité au sujet de ses pitoyables dieux, ajouta le nécromancien avant de lever son poing ensanglanté. Avec la chute de Mahrak, les rois de l’est courberont l’échine et un nouvel empire naîtra.

Seheb leva les yeux vers le Roi Immortel, les yeux remplis de terreur. Les immortels n’étaient qu’à quelques pas, attendant l’ordre de Nagash. S’armant de courage, il posa le front contre le sol de marbre, comme les esclaves le faisaient devant leur maître.

— Comme vous voudrez, maître. Nous obligerons Mahrak à capituler.

Nagash observa les rois jumeaux pendant quelques secondes et fit un geste invitant les immortels à reculer.

— La toute dernière bataille nous attend, dit-il alors que ses serviteurs blafards rejoignaient leur place. Servez-moi comme je l’entends, et vous prospérerez. L’immortalité elle-même sera vôtre.

Le nécromancien fit un autre geste de la main et ses esprits relâchèrent Arkhan. Encore trop faible pour tenir seul debout, le vizir s’écroula, mais il avait enfin retrouvé une apparence à peu près normale. Nagash l’étudia et hocha la tête d’un air songeur.

— Grandes seront les merveilles de l’ère à venir, dit-il.

Seuls les dieux sauvèrent les armées de l’est, du moins les guerriers le crurent-ils.

Ils avaient trouvé les Portes de l’Aube désertes, ce qui n’était pas arrivé depuis l’ère de Settra, quelques siècles plus tôt. Ekhreb et ses cavaliers prirent donc les fortifications sans la moindre difficulté pour y découvrir d’importants stocks de nourriture, d’eau et de matériel, de quoi sustenter une armée jusqu’à Mahrak. Chaque compagnie prit ce dont elle avait besoin en entrant dans la Vallée des Rois et s’offrit même quelques heures de repos pendant que les ingénieurs lybariens cherchaient un moyen d’abattre les fortifications.

Pendant qu’elles patientaient, la rumeur prétendit que Rakh-amn-hotep, le roi rasetréen, avait été tué par une flèche alors qu’il combattait au côté de l’arrière-garde non loin de Quatar. Hekhmenukep, le prêtre-roi de Lybaras, s’accrochait toujours à la vie, mais nul ne savait combien de temps il allait pouvoir tenir. Les nobles survivants commencèrent à parler de rentrer chez eux. Cet après-midi-là, pendant quelques heures, l’armée fut une nouvelle fois sur le point d’imploser.

Puis la nouvelle arriva jusqu’aux hommes ; Rakh-amn-hotep était encore en vie ! La flèche l’avait grièvement blessé, mais par chance aucune artère n’en avait souffert. L’arrière-garde le conduisit jusqu’aux fortifications, où les prêtres le prirent sous leur aile.

Une fois le travail des ingénieurs lybariens terminé, les trompettes retentirent au sommet des fortifications et l’armée se rangea du côté ouest des remparts. Dans une véritable fanfare de cors, une colonne de chars emprunta les portes et passa au pas devant l’ost. Malgré leur épuisement, les Lybariens poussèrent de véritables acclamations en apercevant leur roi dans le véhicule de tête. La fièvre d’Hekhmenukep était tombée, et il avait personnellement ordonné à ses ushabti de préparer son char afin que ses hommes constatent son rétablissement. Il parvint tout juste à se tenir debout devant l’armée, mais la mise en scène produisit l’effet voulu. Le moral fut rétabli et l’armée reprit sa longue retraite vers l’est, en direction de Mahrak. Derrière elle, les vieilles fortifications bâties par les premiers rois de Quatar s’effondrèrent dans un grondement de pierre avant de soulever un nuage de poussière blanche.

La destruction des portes valut deux jours d’avance à l’armée. Elle en fit bon usage en marchant toute la nuit et la moitié de la journée suivante sur la large route poussiéreuse qui traversait la vallée sacrée. Elle campa à l’ombre des plus vieilles tombes de Nehekhara, là où les tribus inhumaient leurs chefs avant la création des grandes cités. Ces tombeaux dégageaient un grand pouvoir et les prêtres de l’armée alliée y puisèrent avec un empressement dont ils n’avaient pas fait preuve durant la marche vers l’ouest. Ainsi, ils invoquèrent les esprits du désert, et tissèrent de véritables illusions pour piéger et confondre leurs poursuivants pendant que des guerriers tendaient des embuscades sanglantes aux cavaliers ennemis qui talonnaient d’un peu trop près la colonne.

Deux jours après la bataille de Quatar, le ciel de l’ouest devint tout noir, comme le cœur d’une terrible tempête de sable, et l’armée alliée comprit que Nagash venait d’entrer dans la Vallée des Rois. Protégés par une chape de ténèbres, les immortels et leurs compagnies de morts-vivants relançaient la poursuivre et comptaient bien ne plus s’arrêter. Lorsque la horde tomba dans les pièges tendus par les prêtres, la vallée trembla sous les coups de tonnerre, et d’étranges rugissements accompagnés d’éclairs animèrent les nuages de poussière alors que les armées marchaient de nuit.

Lentement mais sûrement, le fossé séparant les deux adversaires se comblait. Les immortels comprirent comment venir à bout des illusions des prêtres et leurs pouvoirs nécromantiques leur permettaient de chasser ou de détruire les esprits qui leur étaient envoyés. Ils pillèrent les vieilles tombes pour y trouver de nouveaux cadavres à ajouter à leurs rangs, en ne laissant que ruines et décombres dans leur sillage. Chaque nuit, ils se rapprochaient de leur proie et l’arrière-garde fut bientôt empêtrée dans des escarmouches permanentes contre les éclaireurs et la cavalerie légère numasiens.

Toutefois, la Vallée des Rois offrait un bon relief défensif. Les cryptes de pierre empêchaient les charges de cavalerie d’envergure et fourmillaient d’abris pour les fantassins et les archers. Il n’y avait pas de place pour déborder l’arrière-garde et les défenseurs reculaient d’une ligne de fortifications à la suivante. Les morts-vivants attaquaient sans cesse et les pertes étaient élevées, mais les défenseurs acharnés tenaient les troupes de Nagash à l’écart du corps principal de l’armée en repli.

Deux semaines plus tard, avec des nuages de poussière tournoyants sur les talons, l’avant-garde des armées de l’est atteignit les Portes du Crépuscule et les guerriers tombèrent à genoux avant de remercier les dieux de les avoir délivrés.

Les Portes du Crépuscule étaient plus vieilles encore que leurs cousines de l’ouest. Du reste, bien que nul ne sût qui avait bâti ces édifices, certains historiens affirmaient que les imposants obélisques de pierre marquant l’entrée de la vallée étaient antérieurs à la Grande Migration. Les huit gigantesques piliers de pierre s’élevaient à plus de trente mètres du sol et étaient disposés côte à côte le long de la vieille route qui serpentait au fond de la vallée. Sous l’ère de Settra, on avait édifié des remparts bas allant des flancs de la vallée à la base des obélisques, mais la construction avait dû cesser après qu’une terrible épidémie eut balayé les équipes d’ouvriers. Les architectes interprétèrent cela comme le mécontentement des dieux et nul n’osa plus tenter de fortifier l’extrémité orientale de la vallée. Un village tentaculaire d’édifices en pierre et en briques de boue séchée qui abritait jadis les ouvriers se dressait encore à quatre cents mètres à l’est des grandes portes. Au fil du temps, les temples de Djaf et d’Usirian s’étaient approprié les lieux pour en faire une halte à l’intention des pèlerins qui souhaitaient se rendre aux tombes de leurs ancêtres. Ainsi, la communauté grouillait d’activité lorsque les armées de l’est en envahirent les ruelles en quête d’endroits où camper.

Rakh-amn-hotep fut conduit au centre du village et installé dans un manoir abandonné qui appartenait autrefois à un architecte royal lybarien. On l’avait allongé dans un palanquin improvisé pourvu d’une bonne couche de coussins et ses ushabti le portaient avec le plus grand soin. Ekhreb et un escadron de cavaliers tinrent les curieux et sympathisants à distance le temps qu’on le mène au manoir.

Les soldats étaient maintenant au courant de sa survie miraculeuse, ce qui leur remonta bien souvent le moral durant la longue marche dans la vallée, mais peu d’entre eux savaient que la pointe en bronze s’était fichée dans la colonne vertébrale du souverain. Ce dernier pouvait donc bouger les yeux et pousser un faible grognement lorsqu’on lui posait une simple question, mais c’était le maximum qu’il était en mesure d’offrir. D’un point de vue purement pratique, il était désormais prisonnier d’un corps sans vie.

Ses serviteurs l’installèrent aussi confortablement que possible dans une partie isolée de la maison. Pendant ce temps, Ekhreb et les capitaines de l’armée se réunirent et songèrent au plan visant à défendre les Portes du Crépuscule de la horde de Nagash. Rakh-amn-hotep gisait à la lueur d’une demi-douzaine de lampes à huile et écoutait les murmures provenant de la salle principale du manoir pendant qu’une bonne dizaine de prêtres s’occupaient de ses blessures et lui lavaient le corps au moyen d’eau chaude et d’huiles parfumées.

L’aube n’était plus très loin. L’armée au grand complet avait assis le camp aux portes et les derniers escadrons de l’arrière-garde arrivaient après les traditionnelles escarmouches de la nuit. Soudain, le roi entendit de l’agitation dans la rue, puis des cris de surprise à la porte de la maison. Les conversations cessèrent aussitôt et les prêtres s’occupant du roi échangèrent des regards inquiets alors qu’un véritable tapage régnait désormais dans la rue.

Depuis qu’il était blessé, Rakh-amn-hotep jouissait d’une ouïe surdéveloppée. Il aurait juré que les voix se déplaçaient dans la maison. Après quelques instants, il comprit qu’elles venaient dans sa direction et son regard se porta sur la seule porte de la pièce.

En entendant les bruits de pas, les prêtres se relevèrent nerveusement. La porte s’ouvrit en produisant un craquement et Ekhreb entra rapidement. Le champion était encore couvert de poussière et son beau visage exprimait une certaine agitation. Sans même prêter attention aux regards ahuris des prêtres, il s’approcha du roi et s’inclina.

— Nebunefer est là, avec une délégation du Conseil Hiératique de Mahrak, dit-il sur un ton solennel. Ils souhaitent vous voir.

Les deux guerriers se regardèrent en silence. Aucun homme n’aurait voulu qu’on le voie dans cet état, encore moins un roi. Ekhreb semblait prêt à renvoyer les délégués à Mahrak.

Après quelques secondes, Rakh-amn-hotep prit une profonde inspiration et poussa un grognement : oui.

Ekhreb hocha la tête et revint à la porte.

— Le prêtre-roi de Rasetra vous invite à entrer, dit-il dans la pénombre.

Les prêtres s’inclinèrent et se retirèrent dans les coins de la pièce, puis ils se mirent à genoux lorsque Nebunefer franchit le pas de la porte. Le vieux prêtre s’était défait de sa robe couverte de poussière, et portait les atours dorés d’un grand prêtre de Ptra. Derrière lui apparurent quatre silhouettes encapuchonnées aux traits dissimulés sous des couches de coton.

La délégation s’approcha du roi et s’inclina respectueusement, puis Nebunefer leva les mains.

— Que Ptra le Glorieux vous bénisse, mon seigneur, commença le prêtre. L’on profère votre nom avec un grand respect dans les temples de la grande cité, où il résonne telle une agréable mélodie aux oreilles des dieux, ajouta-t-il avant de se tourner vers les silhouettes en les désignant d’un geste de la main. Le Conseil Hiératique a été informé de vos exploits, grand roi, et il souhaite maintenant vous offrir ce présent pour vous exprimer toute sa gratitude, dit-il d’un ton solennel.

Nebunefer s’inclina derechef et fit un pas de côté. Tels un seul homme, les personnages ôtèrent leur capuche et plusieurs des prêtres de la pièce eurent un hoquet de surprise.

Rakh-amn-hotep avait face à lui quatre masques dorés identiques, chacun façonné par un grand artisan pour restituer l’essence d’une déesse. Des yeux en forme d’amande aux lignes pures de leurs joues en passant par la promesse de leurs lèvres pleines, ils étaient d’une perfection à couper le souffle. L’or martelé brillait à la lueur des lampes à huile et les jeux d’ombre laissaient penser qu’ils souriaient tendrement au roi. Des ombres noires s’amassaient à la base de la longue gorge pâle des prêtresses. Chacune des jeunes femmes portait un collier d’aspics noirs protégeant sa vertu et prouvant sa dévotion à la déesse Asaph.

Les prêtresses se réunirent près de la tête du roi et tendirent des mains pâles couvertes de sinueux tatouages au henné. Rakh-amn-hotep sentit leur contact froid alors qu’elles défaisaient les bandages et lui effleuraient le visage. Puis, elles posèrent les mains sur sa blessure et se mirent à chanter d’une seule voix.

L’incantation fut longue et difficile car elle s’appuyait sur une combinaison très précise de synchronisation, d’adresse et de pouvoir. Les mains des prêtresses dessinèrent une toile fragile autour de la plaie du roi, enlevant d’abord la pointe de la flèche de sa colonne vertébrale avant de reconstituer les tissus. Lorsqu’elles en eurent fini, les lampes à huile étaient éteintes et la lumière du soleil pénétrait dans la pièce par la porte laissée ouverte.

Trois des prêtresses remirent leur capuche et reculèrent jusqu’au pas de la porte. La quatrième observa le roi en silence pendant un moment, puis elle se pencha jusqu’à ce que le masque doré se retrouve à quelques centimètres de son visage et les langues des aspics vinrent lui chatouiller le menton.

De grands yeux sombres fixaient le roi. La prêtresse expira et Rakh-amn-hotep le sentit malgré le masque, comme si son souffle chaud, doux et parfumé de vanille était passé par les lèvres charnues de la déesse.

— Lève-toi, murmura-t-elle. Lève-toi et rends gloire à Asaph.

Sur ce, la prêtresse recula, remit sa capuche en place et sortit de la pièce suivie de ses consœurs.

Rakh-amn-hotep les regarda disparaître, puis il respira profondément. Un léger frisson le parcourut et ses doigts remuèrent. Lentement, péniblement, il se redressa avant de mettre les jambes au bord du palanquin. Il prit une nouvelle inspiration, très douloureuse, puis posa ses mains contre son visage.

— Gloire à Asaph, dit-il d’une voix hachée.

— Gloire à Asaph, lui répondit solennellement Ekhreb.

Un sourire se dessina sur le visage de Nebunefer.

— Je suis heureux de voir que vous vous portez mieux, grand roi. Vu tout ce que votre peuple et vous avez fait lors de cette longue guerre contre l’Usurpateur, c’était le moins que nous puissions faire.

Le roi rasetréen posa ses mains sur ses cuisses et toisa le prêtre d’un air menaçant.

— Il était temps, gronda-t-il.

Le sourire de Nebunefer s’évanouit aussitôt.

— Pardon ?

— Près de mille hommes ont trouvé la mort entre les Fontaines de la Vie Éternelle et cet endroit parce que nos guérisseurs n’ont rien pu faire pour eux, dit le roi. Où étaient les prêtresses d’Asaph ? ajouta-t-il en poussant un grognement alors qu’il s’appuyait pour se lever. Où étaient les prêtres de Mahrak lorsque la folie s’est emparée de Quatar ? Nous avons marché, combattu et versé le sang pour ton bien, Nebunefer. Nagash est sur le seuil de ta porte, et il est plus que temps que tes hommes saints et toi rejoigniez le combat.

Le vieil homme se hérissa devant le ton du roi.

— Nous vous avons ouvert nos coffres, à Hekhmenukep et à vous, lança-t-il d’un ton sec. Nous avons largement financé vos armées !

— Vous pouvez garder votre fichu or ! répliqua Rakh-amn-hotep. Nous aurions combattu ce monstre même si cela avait dû nous mettre sur la paille !

Sentant la colère montrer, le roi fit un pas vers le vieil homme, puis il se ressaisit. Il prit alors une profonde inspiration et poursuivit :

— Vous avez marché avec nous, Nebunefer. Vous étiez à Quatar. Vous avez vu les corps ; des dizaines de milliers de morts… Même si nous l’emportons, nos cités ne seront sans doute plus jamais les mêmes. Si le Conseil Hiératique avait été présent à nos côtés dans l’ouest…

— Ce n’est pas aussi simple que cela, mon seigneur, le coupa Nebunefer.

— J’ai entendu les récits de la bataille de Zédri, fit Rakh-amn-hotep. Je sais qu’en profanant Néferem, Nagash a reçu le pouvoir de réduire à néant vos invocations, mais par tous les dieux ! Tout ce que vous auriez pu faire pour nous soutenir, loin de la ligne de bataille…

— Vous en savez beaucoup moins que vous l’imaginez, siffla Nebunefer.

Il fit mine d’en dire davantage, mais s’arrêta. Il jeta un regard très dur aux hommes saints présents dans la pièce avant de s’adresser à eux :

— Laissez-nous, ordonna-t-il.

Une fois les prêtres partis, Nebunefer jeta un œil en direction d’Ekhreb, mais Rakh-amn-hotep croisa les bras d’un air inébranlable.

— Il mérite d’entendre tout ceci autant que moi, si ce n’est davantage.

Nebunefer se renfrogna, mais finit par hausser les épaules.

— Comme vous voudrez, dit-il en soupirant. Savez-vous pourquoi Néferem rend nos invocations parfaitement inefficaces ?

Le roi parut réfléchir avant de répondre.

— Parce qu’elle représente le pacte entre les dieux et les hommes, ce qui explique que Settra ait obligé le Conseil Hiératique à autoriser son mariage avec la Fille du Soleil, il y a des centaines d’années. Il voulut associer le pacte sacré régissant tout Nehekhara à sa maison et ainsi empêcher le conseil de Mahrak d’utiliser ses pouvoirs contre lui.

— Toutefois, ajouta Nebunefer le doigt levé, le grand roi ne se rendit pas totalement compte de la signification de son mariage. La Fille du Soleil ne représente pas simplement le pacte sacré, elle en est l’incarnation en chair et en os.

Rakh-amn-hotep parut interloqué.

— Pourquoi les dieux auraient-ils fait une telle chose ?

Nebunefer lui adressa un petit sourire.

— En signe de foi. La confiance selon laquelle nos ancêtres allaient honorer leur promesse et vénérer les dieux.

Le roi hocha la tête d’un air songeur.

— Et Nagash a détourné le pacte à ses propres fins. C’est un usurpateur à plus d’un titre.

Nebunefer secoua tristement la tête.

— Malgré l’intelligence dont il se vante, Nagash ne se rend pas bien compte de ce qu’il a fait. S’il le voulait, il pourrait se servir de la puissance des dieux en échange de sacrifices et d’un culte. Tout ceci est terrible, mais sans l’arrogance dont fait montre l’Usurpateur, la situation pourrait être pire encore.

— Cela reste à voir, gronda Rakh-amn-hotep. Puisque Néferem incarne le pacte, elle focalise la puissance des dieux, mais tout cela doit fonctionner dans les deux sens.

Le vieux prêtre acquiesça.

— Nos offrandes ne parviennent plus aux dieux et leurs bénédictions ne nous affectent plus. Nagash nous a coupés de notre pouvoir, mon seigneur. Nous n’avons pas agi car nous ne pouvons rien faire.

Le roi porta la main à sa gorge.

— Mais, ce que les prêtresses viennent de faire…, commença-t-il.

Nebunefer soupira.

— Une vie de dévotion aux dieux nous transforme. Nos âmes se chargent alors du pouvoir du divin, mais c’est tout ce qui nous reste, dit-il en faisant un signe vers la porte. Ces quatre prêtresses ont renoncé à une part de leur âme pour que vous marchiez.

— Grands dieux, marmotta le roi. Comment allons-nous arrêter ce monstre ? Son armée sera là peu après le coucher du soleil. Nous devons la contenir aux Portes du Crépuscule.

— Nous ne pouvons pas arrêter Nagash ici. Les portes disposent de bien maigres fortifications et vos armées sont meurtries.

— Mes hommes ne manquent pas de courage, grommela le roi rasetréen, d’autant que la bête est maintenant sur le pas de leur porte.

Nebunefer gloussa de rire.

— Après tout ce que vos guerriers ont enduré, nul ne leur reprochera de manquer de courage, mais s’ils restent ici, ils seront submergés avant l’aube. Consultez votre champion si vous ne me croyez pas.

Le roi se tourna vers Ekhreb, qui fronça les sourcils mais acquiesça à contrecœur.

— Il a raison, mon seigneur. Ces remparts ne sont pas assez élevés ni même assez épais pour arrêter une armée déterminée et les hommes sont vidés. Ils combattront si vous en donnez l’ordre, mais ils ne tiendront pas longtemps.

— Dans ce cas, qu’attendez-vous de nous ? soupira le roi.

— Repliez-vous, répondit Nebunefer. Rejoignez vos cités et reconstruisez vos armées.

— Et Nagash ?

— Nagash souhaite conquérir Mahrak. Il rêve de nous donner une leçon depuis bien longtemps et il en a désormais l’occasion, fit-il en se tournant face au roi. Vous avez raison, mon seigneur. Il est temps pour nous de payer de notre sang. Nous combattrons l’Usurpateur à la Cité de l’Espoir jusqu’à ce que Hekhmenukep et vous reveniez et brisiez le siège.

— Mais cela risque de prendre des années, Nebunefer. Vous venez de me dire que le Conseil Hiératique est impuissant.

Une nouvelle esquisse de sourire se dessina sur le visage de Nebunefer.

— Je n’ai jamais dit que nous étions impuissants, mon seigneur. Nous avons toujours nos ushabti et la cité est protégée par des sceaux que même Nagash ne pourra briser. Ne craignez rien. Nous tiendrons aussi longtemps que cela sera nécessaire.

Rakh-amn-hotep commença à faire les cent pas dans la pièce tout juste éclairée. Ses jambes étaient encore faibles, mais depuis qu’il savait ce que les prêtresses avaient fait pour elles, il n’était pas prêt de se rasseoir.

— Et Lahmia ? Ces débauchés n’ont rien fait, alors même que Nagash a pris leur fille royale et tué son fils. Pendant combien de temps vont-ils rester assis à regarder Nehekhara partir en fumée ?

— Nous y avons envoyé des émissaires à de multiples reprises. Tant que Néferem est liée à l’Usurpateur, ils ne feront rien.

Un sourire amer se dessina sur le visage du roi.

— Pour moi, ce serait pourtant une bonne raison de passer à l’action, fit-il avant de se tourner vers Ekhreb. Quelle heure est-il ?

— Il sera midi dans une heure, mon seigneur.

Rakh-amn-hotep soupira. Il y avait tant à faire et si peu de temps.

— Je veux que nos forces se mettent en route en milieu d’après-midi, dit-il à son champion qui fit la grimace.

— Encore une longue marche. Les hommes vont sans doute regretter toutes les prières qu’ils ont adressées aux dieux pour que vous vous remettiez de vos blessures.

— Cela ne fait aucun doute, mais cette fois nous allons les ramener chez eux, rétorqua-t-il avant de se tourner vers Nebunefer. Toutes les provisions que vous voudrez bien nous laisser seront les bienve…

— Elles sont en route, l’interrompit le prêtre. Vous pouvez également prendre les chariots. J’espère que vous nous les rapporterez en temps utile.

Le roi adressa un signe de la tête à Ekhreb, qui s’inclina bien bas et quitta rapidement la pièce. Quelques instants plus tard à peine, il hurlait des ordres aux capitaines patientant dans la salle principale du manoir.

Nebunefer s’inclina à son tour devant Rakh-amn-hotep.

— Avec votre permission, je vais me retirer, mon seigneur. Il reste tant à faire à Mahrak avant que l’armée de l’Usurpateur n’y arrive.

Le roi hocha la tête d’un air grave.

— Je ne puis parler au nom de Lybaras, mais mon peuple et moi-même ne vous abandonnerons pas. Ceci étant dit, je ne sais pas quand nous reviendrons. Vous allez peut-être devoir attendre très longtemps.

Nebunefer sourit.

— Avec les dieux, tout est possible. En espérant vous revoir, Rakh-amn-hotep. Dans cette vie ou dans la suivante.