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Secrets de Sang

Khemri, la Cité Vivante, en la 44e année de Qu’aph le Madré

(–1966 du calendrier impérial)

Menant une procession de courtisans vêtus de lin crème et de masques dorés, l’émissaire de Quatar s’approcha du trône du roi accompagné du son des tambours de peau et du tintement d’une lourde cloche de bronze. Derrière eux venait une bonne vingtaine d’esclaves barbares à la peau pâle, complètement nus à l’exception de bandelettes colorées de coton liées à la gorge et aux bras telles les plumes d’oiseaux chanteurs.

Les mains calleuses, ils portaient des coffres ouverts, de bois de santal et de bronze poli, renfermant des pièces d’or, des épices précieuses et d’autres trésors exotiques. Nous étions en milieu d’après-midi et la Cour de Settra était chargée de lourds nuages d’encens tourbillonnants. La grande assemblée était réunie depuis plus de quatre heures et les nobles, qui ne tenaient plus en place, jetaient des regards impatients en direction de l’estrade. Dehors, un nouvel acolyte avait pris la place du Ptra’khaf et appelait les riches et les puissants à venir écouter le roi d’une voix chantante. Nagash crut entendre une note de désespoir dans l’appel du jeune homme.

Le grand hiérophante évoluait parmi les ombres des gigantesques colonnes de marbre de la cour, observant les manœuvres politiques qui se jouaient devant l’estrade. Du temps de Khetep, la cour aurait été pleine au trois quarts lors de la grande assemblée mensuelle, avec les cadets des nobles familles et des émissaires de toutes les cités de Nehekhara. La salle avait connu une telle influence pour la dernière fois lors des obsèques du vieux roi. Mais deux années s’étaient écoulées et le grand hall n’était plein qu’au tiers. Ghazid et les serviteurs du roi avaient dispersé les participants de l’estrade au centre de la pièce pour donner le sentiment que l’assemblée était bien plus importante.

— Prêtez attention aux nobles qui apportent des présents, murmura Khefru à l’oreille de Nagash. On dirait que le vieil Amamurti en a assez. Je me demande s’il va retourner au Palais Blanc ou filer à la cour de Zandri.

Presque invisible dans les ombres, Nagash sourit en désignant de la tête l’émissaire et son entourage.

— À en juger par la richesse de leurs présents, Amamurti prendra place à bord d’une barge à destination de Zandri dès ce soir. Il regrettera sa prodigalité aussitôt sur la côte. Le vieux bouc va devoir payer très cher pour gagner les faveurs de Nekumet sur les autres ambassades qui y campent déjà.

Dès l’instant où Khetep avait perdu la vie sur les berges du Vitae, le pouvoir et l’influence de Khemri avaient commencé à décliner entre les mains faibles de son successeur. L’émissaire de Rasetra avait été le premier à quitter la cour de Thutep malgré les promesses de bonne volonté et de soutien éternels. Ensuite, les princes de Bhagar avaient décampé eux aussi, suivis de près par les représentants de Bel Aliad et de Lybaras. Quelques mois plus tard, on avait appris que les dignitaires avaient élu résidence à Zandri et rendaient hommage à la cour de Nekumet. Lentement mais sûrement, le centre du pouvoir s’éloignait de la Cité Vivante pour la première fois de l’histoire, et malgré ses discours passionnés et ses idéaux, Thutep ne pouvait rien y faire.

Même les nobles maisons de Khemri respectaient moins l’autorité du roi. Du reste, aucune des grandes familles ne répondait plus à l’appel de la grande assemblée. Au début, elles formulaient des excuses complexes et de sincères regrets, mais dorénavant, elles ignoraient tout bonnement l’appel du Ptra’khaf. Nombre des maisons mineures leur avaient alors emboîté le pas et le grand hiérophante qui observait les nobles assommés réalisa qu’il n’en connaissait pas la moitié.

Certes, depuis l’ascension de son frère, Nagash n’avait pas passé sa vie à la cour de Thutep. Depuis deux ans, il passait presque toutes ses nuits dans les chambres secrètes de la Grande Pyramide dans le but de maîtriser la magie noire des druchii. Il avait passé des heures pour apprendre leur langue dégénérée et écouter leurs discours sifflants sur la nature de la sorcellerie. Tout ce qu’ils lui disaient confortait ses croyances : les dieux n’étaient pas les sources de pouvoir de ce monde. La magie imprégnait la terre, invisible et omniprésente, au même titre que le vent du désert. Ceux qui étaient sensibles à son contact pouvaient en prendre le contrôle, du moins s’ils avaient l’esprit et la volonté nécessaires. Tels étaient les propos des druchii mais, malgré ses efforts, Nagash ne ressentait rien.

Le grand hiérophante se tenait maintenant tout contre une colonne de marbre, son beau visage dissimulé dans l’ombre.

— Une cour remplie de chacals et de chiens miteux, observa-t-il en étudiant la foule d’un air revêche. Qui sont ces imbéciles ?

Khefru vint au côté de son maître.

— Des troisièmes et quatrièmes fils, sans perspective d’héritage. La plupart sont ici en raison de dettes publiques ou de quelque délit sans importance. Votre frère leur demande d’assister à la grande assemblée pour expier leurs méfaits, fit le jeune prêtre, la bouche en cœur. Je les connais bien pour la plupart.

— À quel point ? demanda le grand hiérophante en plissant les yeux d’un air songeur.

— Eh bien, chuchota Khefru en désignant de la tête un groupe de nobles situés de l’autre côté de la pièce. Prenez cette meute de rats, là-bas. Vous ne trouverez pas pires joueurs et ivrognes dans tout Khemri. Le grand du milieu est Arkhan le Noir. Il trancherait la gorge de sa mère en échange d’une bourse pleine d’or.

Nagash fit mine de sourciller.

— Arkhan le Noir ?

— Si vous étiez assez près pour voir sa dentition, vous ne poseriez pas la question, fit Khefru en gloussant tout bas. Il mâche des racines de jusesh comme le font les pêcheurs et son sourire fait peur. Il dépense la majeure partie de son or mal acquis en faveurs au temple d’Asaph, et il payerait double aux prêtresses qui ne craignent pas un peu de proximité.

— Mon frère fait de nous l’objet de risée, siffla Nagash en secouant la tête d’un air dégoûté. Il serra les poings de colère au souvenir du cadavre de son père et du pouvoir qui l’avait tué ; un pouvoir qui se refusait obstinément à lui ! La bile lui remonta jusqu’à la gorge en songeant à ce qu’il serait en mesure de faire avec une infime fraction de ce pouvoir et il se tourna vers Khefru avant de reprendre :

— Promets ce qu’il faut, mais montre-toi discret.

— Je connais justement cette personne, lança-t-il en opinant du chef. Vous pouvez compter sur moi.

Le jeune prêtre n’avait pas droit à l’erreur et en était parfaitement conscient.

Nagash congédia Khefru d’un léger signe de la tête, et le prêtre se glissa en silence derrière la foule pendant que le grand hiérophante poursuivait sa progression parmi les ombres en direction de la grande estrade. L’émissaire de Quatar était arrivé au bout de la salle et sa voix chaude et sûre résonnait entre les colonnes et le haut plafond.

— Grand Roi de la Cité Vivante, je t’offre ces trésors et esclaves du nord de la part de Quatar, afin de te prouver toute notre considération. C’est avec regret que nous devons prendre congé, en espérant que ces trésors nous rappelleront à ton bon souvenir en notre absence.

L’après-midi avançait et une fois l’émissaire autorisé à partir, l’assemblée allait vraisemblablement se séparer. Ensuite, ce serait au tour de la reine de Thutep de s’avancer pour bénir les enfants nés depuis la dernière nouvelle lune. Nagash comptait bien profiter encore un peu des ombres, et observer la Fille du Soleil. Il ne l’avait pas vue depuis les funérailles de Khetep, ce qui ne l’empêchait pas de penser souvent à elle. Elle était ravissante, telle la fleur parfaite élevée dans les temples de Lahmia depuis sa tendre enfance, et n’avait rien des autres femmes de sa connaissance. Il se surprit même à s’imaginer posséder une telle femme.

Perdu dans ses rêveries, il ne remarqua pas la femme tout de blanc vêtue vers laquelle il se dirigeait avant de se retrouver nez à nez avec elle. Celle-ci portait la tenue cérémonielle d’une matrone de Ptra. Elle était donc entièrement cachée sous ses vêtements, à l’exception de ses mains parcheminées refermées sur sa taille. Son visage était dissimulé derrière un masque d’or qui brillait légèrement à la lueur des lampes à huile de la cour. La matrone s’inclina respectueusement devant Nagash.

— Que le Grand Père vous bénisse, mon seigneur, dit-elle d’une voix grave.

La matrone parlait avec l’accent chantant de Lahmia et Nagash lui adressa un regard noir.

— Je n’ai nullement besoin de vos bénédictions, matrone, répondit-il sèchement.

L’intéressée parut amusée de cette réaction.

— Quoi qu’il en soit, je m’adresse à vous de la part de la reine, qui souhaite vous parler.

— Vraiment ? murmura Nagash dont le beau visage trahit un soupçon de surprise. C’est un honneur des plus inattendus. Quand dois-je la rencontrer ?

— Maintenant, si vous le voulez bien, répondit son interlocutrice en faisant un geste en direction des ombres situées derrière l’estrade. Elle vous attend dans l’antichambre du grand hall. Dois-je vous y accompagner ?

La réponse de Nagash frisa le grognement.

— Je suis né entre ces murs, femme. Je trouverai facilement mon chemin, fit-il en laissant derrière lui la matrone s’incliner maladroitement.

Il s’enfonça rapidement dans l’obscurité, en songeant aux raisons susceptibles de motiver cette surprenante injonction. En règle générale, la Fille du Soleil n’accordait d’audiences privées qu’au roi.

Nagash se glissa derrière l’estrade et les ombres se firent de plus en plus denses. Thutep était perché tout près du trône de Settra et souriait poliment à l’émissaire quatari pendant que l’homme poursuivait son interminable discours d’adieu. Une petite foule de gardes du corps et de fonctionnaires patientait juste derrière l’estrade. Nagash se faufila rapidement parmi eux et s’approcha des trois portes de pierre qui perçaient le mur du fond du hall. Des statues des dieux veillaient sur chacune d’entre elles : Neru à gauche, Ptra au centre et Geheb à droite. Deux ushabti montaient la garde devant la porte du milieu, leur énorme épée rituelle à la main, leur peau luisant faiblement en raison de la bénédiction du dieu du Soleil. Une matrone attendait patiemment à leurs côtés. Elle s’inclina avec grâce devant Nagash et adressa un chuchotement aux élus, qui s’écartèrent avec solennité. Le grand hiérophante gratifia la matrone d’un regard furtif et poussa la porte en pierre.

L’antichambre était de petite taille et vivement éclairée, avec une douzaine de lampes à huile nichées dans les murs de grès. De beaux tapis lahmians importés des Terres de la Soie, à l’est, recouvraient le sol, et l’air ambiant était chargé d’un nuage d’encens âcre. Des divans bas formaient comme un arc de cercle au centre de la pièce et faisaient face à une chaise pourvue d’un coussin et ornée de feuilles d’or. Néferem, la Fille du Soleil, était assise face à la porte, le dos bien droit et les bras délicatement posés sur les accoudoirs de sa chaise. Elle portait l’éblouissant fronteau doré de la reine de Khemri et un large pectoral d’or serti de pierres précieuses et de lapis-lazuli. Ses yeux étaient noirs de khôl et sa peau brillait tel du bronze à la lueur des flammes. Elle sourit légèrement à l’approche de Nagash, et le grand hiérophante fut surpris de voir son rythme cardiaque grimper. Un idiot comme Thutep ne méritait pas une telle femme !

Nagash s’approcha de la reine en notant la présence de la demi-douzaine de matrones agenouillées qui se tenaient à distance respectueuse, à l’autre bout de la pièce, puis il s’inclina doucement devant la Fille du Soleil.

— Vous m’avez fait mander, ma reine ?

— Que le Grand Père vous bénisse, grand hiérophante, répondit Néferem d’une voix sombre et suave comme le miel.

Elle parlait avec l’accent mélodieux de Lahmia, et chacun de ses mouvements était à la fois gracieux et posé. La reine lui montra un divan à sa droite.

— Veuillez vous asseoir, poursuivit-elle. Voulez-vous du vin, ou quelque chose à manger ?

— Je ne prends pas de vin. Cela trouble les sens et corrompt les esprits, et je ne peux me permettre ni l’un ni l’autre, fit-il en s’asseyant au bord du divan. Mais je vous remercie.

De l’autre côté de la pièce, les matrones semblaient agitées, mais la reine était imperturbable.

— Mon époux m’a parlé de vous il y a quelques jours. Il vous voit très peu depuis la mort de votre grand père.

Nagash eut un haussement d’épaules.

— Mon frère et moi n’avons jamais été très proches, et mes devoirs envers le culte me prennent énormément de temps.

Il plissa les yeux d’un air songeur. Il prenait soin depuis deux ans de dissimuler ses excursions dans la Grande Pyramide, mais Thutep l’espionnait-il ?

— Je comprends les exigences que les dieux et les hommes ont vis-à-vis du clergé, dit la reine d’un air entendu, et au titre de grand hiérophante des cultes mortuaires de Khemri, votre influence dépasse de loin les confins de la Cité Vivante, allant sans doute jusqu’à affecter les prêtres-liches de Nehekhara. D’aucuns diraient même que votre pouvoir égale celui du Conseil Hiératique de Mahrak.

Nagash sourit légèrement.

— Tous les hommes meurent, ma reine, ce qui en soit constitue la source de notre influence, fit-il en agitant la main avec dédain. Les grands mystères de la vie et de la mort m’occupent pleinement, et je n’accorde aucun intérêt aux querelles politiques du clergé.

Une fois encore, une vague d’agitation balaya les matrones. Néferem étudia le grand hiérophante pendant un moment en se caressant le menton du bout des doigts.

— Mais les rois de Nehekhara comptent sur les prêtres en matière de connaissance et de sagesse, n’est-ce pas ?

— Certains plus que d’autres, fit remarquer Nagash. Par exemple, les prêtres-rois de Lahmia sont très différents vis-à-vis des exigences de leurs saints hommes.

— Je crois que tout dépend du conseil et de sa source, lança la reine.

Nagash croisa les bras et dévisagea Néferem avec froideur.

— Et quel conseil attend-on de moi, ma reine ?

La Fille du Soleil lui sourit alors.

— Votre frère a une vision hardie des Terres Bénies. Votre père a apporté une ère de paix et de prospérité à Nehekhara, et Thutep souhaite poursuivre son œuvre pour unifier derechef le pays.

Nagash sourcilla.

— Il souhaite rétablir l’empire de Settra ?

— Pas un empire, mais une confédération de pairs liés par des accords commerciaux et des intérêts communs, dit-elle les yeux brillant de passion. Nous tous formons un même peuple, grand hiérophante, lié aux dieux par un pacte de foi. Les Terres Bénies appartiennent à nous tous. L’empire de Settra nous a simplement montré la gloire à laquelle nous pouvions aspirer en mettant nos rivalités de côté.

Le grand hiérophante poussa un rire moqueur.

— Croyez-vous sincèrement que nous autres de Khemri soyons les égaux de ces voleurs de chevaux infestés de puces de Bhagar ? Mais quelle horreur !

Néferem se raidit sur sa chaise et son beau visage prit un air hautain.

— Ils sont nos égaux, et nos cités jouiraient pleinement d’un tel accord. Qu’a donc gagné Nehekhara après ces siècles de guerre si ce n’est la stagnation et la mort ?

— La mort fait partie intégrante de ce monde. Pourquoi un homme devrait-il acheter quelque chose quand il lui suffit de le prendre ? demanda le hiérophante en se levant. Khetep l’avait compris. Les prêtres-rois de Nehekhara s’en remettaient à son autorité parce que c’était un grand général, et parce qu’ils craignaient son armée.

— Et voyez comme son œuvre a survécu à sa mort. La cour de Khemri est maintenant déserte. Certes, la peur peut contraindre les hommes, mais elle ne les lie jamais bien longtemps.

— Pas si on l’applique en permanence, siffla Nagash. Thutep a perdu le peu d’autorité qu’on lui accordait en refusant de se venger de Zandri pour la mort de notre père, poursuivit-il en faisant un geste brusque en direction de la cour. Les grandes maisons le méprisent et il ne fait rien. Dès lors, je ne serais pas surpris d’apprendre que d’autres complotent contre lui. Comment compte-t-il accoucher d’une grande confédération de rois alors qu’il ne parvient même pas à tenir sa cour ?

La reine se guinda.

— Et que voulez-vous qu’il fasse ?

— Ce que je veux n’est pas à-propos, lançant Nagash d’un ton cassant. Si Thutep espère régner sur Khemri, il doit verser sa juste part de sang. Des têtes doivent tomber, ici et ailleurs. C’est ainsi que les cités assurent leur richesse et leur prospérité, et certainement pas en demandant de l’aide à leurs voisines.

Face au ton dédaigneux de Nagash, Néferem serra les dents, mais sa voix resta ferme.

— Je ne puis nier que la vision du monde de mon époux est un peu moins réaliste avec chaque jour qui passe. Les ambitions de Zandri ne nous aveuglent pas, grand hiérophante. J’espérais pouvoir vous persuader d’intervenir au nom de votre frère. Si d’autres cités acceptaient de nous aider à constituer un front uni contre Nekumet…

— À quelle fin ? Pour qu’ils déposent les armes et deviennent une nation de marchands ? demanda Nagash, le bouche déformée en un rictus de dégoût. Et vous pensiez que j’allais prêter mon concours à une telle bêtise ? Vous m’insultez, ma reine.

Le visage de Néferem devint parfaitement impassible.

— Alors, soyez sûr que je le regrette, dit-elle d’un ton neutre. Je ne vous ferai pas davantage perdre votre temps, grand hiérophante. Mon époux me parle souvent de votre intelligence brillante, et je sais ce qu’il en coûte de mettre ses ambitions de côté pour servir les besoins d’un temple. J’espérais simplement vous confier un rôle dans le façonnement de l’avenir de Khemri.

Le grand hiérophante s’inclina bien bas devant la reine.

— Pour façonner l’avenir de Khemri, il me faudrait une couronne, dit-il froidement. Pour l’instant, ce privilège appartient au prêtre-roi de Zandri.

Nagash tourna les talons et prit congé de la reine, suivi de près par les chuchotements effarés des matrones alors qu’il retournait aux ombres de la Cour de Settra. Entre-temps, la grande assemblée s’était conclue et le hall bourdonnait des voix des jeunes nobles qui sortaient prendre un bain de soleil, en quête d’une activité un peu plus passionnante. Au pied de l’estrade, une poignée de jeunes mères nerveuses serraient dans leur bébé leurs bras en attendant la bénédiction de la Fille du Soleil. Thutep, qui était déjà parti, était sorti de la cour par la porte de Neru, au fond de la pièce.

La grande estrade était déserte et Nagash s’arrêta non loin.

— Une couronne, murmura-t-il d’un air songeur en regardant le trône de Settra.

Sans que la foule refluant s’en aperçoive, Nagash gravit les marches de pierre et se tint près de la vieille chaise. Il posa la main sur le bras du trône et observa les nobles de dos, l’esprit occupé par de noires et terribles pensées.

Le sorcier druchii faisait les gros yeux au centre de la chambre en pierre.

— Êtes-vous certain que nous faisons face au nord ? demanda Melchior dans sa langue sifflante.

Nagash leva les yeux des pages de l’ouvrage.

— Évidemment. La pyramide est alignée avec les quatre coins de la terre. C’est essentiel pour maintenir l’aura de préservation au sein du tombeau. N’avez-vous donc jamais appris les secrets de la géomancie dans votre pays ?

— La géomancie ? Comme c’est curieux, se moqua le sorcier, avant de s’avancer et de poser ses doigts gantés de noir contre le grès. Ce matériau est un mauvais conducteur de magie ; le marbre fonctionne bien mieux.

Nagash jeta un regard mauvais au personnage blafard. Deux années d’incarcération n’avaient décidément eu aucune prise sur l’arrogance des trois druchii. Une fois l’accord de Nagash accepté, ils s’étaient rapidement mis à demander toutes sortes de chose, qu’il s’agît de mets fins, de livres et autres divertissements, qu’ils prenaient finalement comme acquis. Le grand hiérophante s’était prêté à leurs caprices, du moins dans la limite du raisonnable. Au fil du temps, leur prison s’était agrandie, au point d’inclure plus d’une dizaine de pièces attenantes, et il avait même pris la peine de les meubler pour leur assurer un minimum de confort.

La grande pièce où les druchii étaient revenus à eux était devenue leur atelier et les murs étaient encombrés d’étagères, de tables et de chaises. Nagash était accroupi au centre de la salle, avec un gros livre relié de cuir ouvert devant lui. Les pages épaisses étaient recouvertes de notes copieuses dictées par les druchii et écrites de la main du prêtre. Depuis le tout début, Nagash écrivait tout ce qu’il apprenait, à la fois pour ne rien oublier, mais aussi pour s’assurer que ses professeurs restaient honnêtes. Un pinceau de prêle et un petit encrier étaient posés près de son genou.

— Du marbre et de l’or, siffla Drutheira, l’agile sorcière aux cheveux blancs qui se prélassait tel un cobra sur un divan bas, traçant une suite de glyphes nehekharéens du bout d’un ongle. Cette maudite terre est trop loin du nord ; j’y sens à peine un soupçon de pouvoir.

— Peut-être est-ce dû à la pyramide, ajouta Ashniel en levant ses yeux noirs du livre qu’elle compulsait pour adresser un regard plein de haine à Nagash. Nous devrions vous donner nos leçons à l’air libre, et non enfermés dans ce sinistre clapier, ajouta-t-elle en se raidissant avant de s’étirer tel un chat. Amusé, Nagash grogna en s’emparant du pinceau et de l’encre.

— Ainsi que le disait le lion dans la fosse du chasseur, se contenta de répondre Nagash. Peut-être devrions-nous remettre en cause tes sens, druchii ; la pyramide est un puissant focaliseur d’énergie mystique. Les cultes mortuaires enterrent les rois dans ce type de crypte depuis des siècles pour maintenir les invocations de restauration.

Dès les premiers jours de leur incarcération, les barbares semblaient s’être donné des rôles bien précis. Melchior se chargeait du gros de l’enseignement de Nagash, imposant un rythme de lectures et d’exercices soutenu. Drutheira l’assistait lors des leçons les plus compliquées, mais elle préférait les tâches plus charnelles et malgré ses échecs répétés, elle poursuivait ses tentatives de séduction. Ashniel quant à elle traitait Nagash avec le plus grand mépris, restant le nez dans les livres et dévorant goulûment la culture et la religion nehekharéenne, ainsi que la conception des cryptes.

Dès le début, il fut évident que Melchior et Drutheira se chargeaient de distraire Nagash, chacun à leur façon, pendant qu’Ashniel restait dans son coin et cherchait le moyen de les libérer du tombeau de Khetep. L’odieuse sorcière s’en cachait bien, mais Nagash et Khefru s’étaient aperçus qu’elle avait réussi à percer le premier niveau de pièges cernant leurs appartements et explorait lentement le niveau inférieur de la crypte. Chacun jouait donc au plus fin, au point que Nagash et son serviteur préféré s’amusaient beaucoup à changer l’emplacement et la nature des pièges.

Le grand hiérophante plongea le pinceau dans l’encre noire, consulta le tome qui se trouvait devant lui, et entreprit de peindre le sceau au sol.

— Es-tu certain que cela va fonctionner ? demanda-t-il en traçant les lignes complexes avec soin.

— Je ne suis sûr de rien dans cet endroit, gronda Melchior avant de croiser les bras et d’observer le sceau prendre vie sur le sol de pierre. Drutheira a raison, cette terre est un désert à plus d’un titre. Les vents de magie y sont très faibles et entrent à peine en contact avec l’Aether. Et comme je le dis souvent, l’emprise des hommes sur la magie est très limitée.

Les propos du sorcier étaient clairs : tu n’es pas capable d’un tel exploit. Nagash serra le pinceau de plus belle, et se concentra sur le sceau.

— Et si ça ne marche pas ? demanda-t-il sèchement.

Melchior haussa les épaules.

— Nous n’aurons plus rien à espérer. Ce rituel ne fait même pas partie de notre tradition magique. Il relève du domaine des sorciers de second rang et des sorcières de rue, qui n’ont pas la volonté nécessaire pour appréhender les vents de magie, ajouta-t-il en tendant la main. Si ce rituel échoue, ce sera uniquement ta faute. Je suis à court de solutions.

Soudain, des voix se firent entendre dans le passage qui menait à l’atelier. Nagash leva les yeux et vit Khefru entrer, accompagné d’un personnage encapuchonné.

— Le voilà, maître, dit le serviteur en s’inclinant. Permettez-moi de vous présenter Imhep, de la maison de Hapt-amn-kesh. Il devrait nous être d’une extrême utilité.

L’individu tanguait légèrement et enleva sa capuche d’une main tremblotante. Il était jeune, âgé d’une soixantaine d’années à peine, avec de grands yeux humides et un menton effacé. Enfin, une minuscule perruque noire lui recouvrait le crâne de travers.

— C’est un honneur, grand hiérophante, dit-il d’une voix légèrement brouillée. Votre serviteur prétend que vous m’avez personnellement fait demander ?

— L’as-tu drogué ? demanda Nagash en adressant un regard noir à Khefru.

— Eh bien… oui, répondit le jeune prêtre. Tout bien réfléchi, j’ai jugé cela plus prudent.

Le grand hiérophante se tourna vers Melchior d’un air inquiet.

— Cela peut-il poser problème ?

Cette simple notion parut amuser le druchii.

— Tout dépend des efforts que tu souhaites investir dans cette leçon, dit-il en désignant les lignes noires. Assure-toi simplement que cet idiot ne réduise pas ton travail à néant en marchant dessus.

Imhep observait la pièce faiblement éclairée avec un certain intérêt, et remarqua bien évidemment les deux sorcières.

— Que… Mais… En quoi puis-je vous servir, mon seigneur ? Mon ami Khefru a parlé d’une récompense.

— Il a des dettes, précisa Khefru. Imhep joue beaucoup.

Nagash observa le jeune noble de près. Il remarqua rapidement qu’il n’avait aucun bijou et portait un pagne et des sandales usés.

— On dirait qu’il a beaucoup perdu. Ses débiteurs ne vont-ils pas se mettre à sa recherche ?

Khefru eut un haussement d’épaules.

— Peut-être, mais ils n’apprendront pas grand-chose. Personne ne m’a vu en sa compagnie, maître. J’ai été des plus prudents.

— Nous avons bu un excellent vin, fit Imhep dont le visage mou tentait de produire une ébauche de sourire. De quoi s’agissait-il déjà, mon ami Khefru ?

Nagash se pencha et acheva le sceau en quelques traits, puis adressa un signe d’impatience à son serviteur.

— Amène-le par ici, mais fais attention aux glyphes.

Khefru prit Imhep par le bras et lui fit traverser la pièce comme s’il s’agissait d’un enfant.

— Attention où tu marches, dit-il au noble alors qu’ils arrivaient au bord du sceau. Voilà, jusqu’au centre.

Ivre, Imhep titubait au milieu du cercle, obligeant Nagash à le tenir fermement en place.

— Pardonnez-moi, seigneur, dit le jeune homme en haussant les épaules. Je ne suis pas sûr de pouvoir vous être d’une quelconque utilité pour l’instant. Comme je l’ai dit, le vin était excellent.

— Enlevez-lui sa cape, ordonna Melchior. Sur un signe de tête de Nagash, Khefru se précipita et débarrassa Imhep de sa cape, révélant ainsi la poitrine osseuse du noble.

— Attention ! aboya Imhep. C’est ma belle cape ! J’en aurai besoin en repartant.

Le sorcier fit lentement le tour du sceau.

— Où sont les ustensiles ? demanda-t-il.

Imhep tourna la tête au son de la voix de Melchior.

— Que dit le barbare ?

Khefru mit la main à la ceinture et en sortit une paire d’aiguilles en bronze. Le jeune noble écarquilla les yeux.

— Par Ptra ! Mais de quoi s’agit-il ?

Melchior glissa vers Khefru tel un serpent, les yeux brillants, avant de les prendre des mains du prêtre.

— Très bien, murmura-t-il. Cela fera l’affaire, ajouta-t-il en se tournant vers Nagash. Tenez-le bien.

Nagash attrapa Imhep par le menton et lui tourna la tête jusqu’à ce qu’ils se regardent dans le blanc des yeux. Le noble poussa un cri de surprise, qui se transforma en hurlement d’agonie lorsque le druchii s’avança dans le sceau et lui planta la première aiguille dans le bas du dos.

Le jeune noble tomba à genoux en gémissant de douleur. Nagash vit Melchior lui poser la main contre la tempe afin de bien voir le cou de la victime. D’un sourire carnassier, il plongea ensuite la seconde aiguille à la jonction de l’épaule et de la gorge, et la moitié supérieure du corps d’Imhep se rigidifia. Melchior entreprit ensuite d’enfoncer l’aiguille dans la poitrine du malheureux.

— Souviens-toi de notre conversation sur les amas de nerfs et leur utilité, dit-il avec le plus grand calme. Ton sujet va souffrir et rester conscient, mais il sera incapable d’agir.

Nagash regarda Imhep droit dans les yeux, attiré par la lueur de douleur qui se dégageait de leurs profondeurs.

— Et la souffrance est importante ?

Drutheira haussa les épaules.

— Elle n’est pas vitale, avoua-t-elle, mais assurément
divertissante.

Le sorcier, qui n’appréciait pas qu’on l’interrompe, lui lança un regard noir.

— Nous parlions de grès tantôt. Certains objets canalisent et stockent mieux la magie que d’autres, mais aucun n’a les qualités de la chair et des os. Comme je l’ai déjà dit, les humains n’y entendent rien en matière de magie, mais comme tous les êtres vivants, leur corps accumule du pouvoir au fil du temps. Le sens-tu ? demanda-t-il en entaillant la joue d’Imhep du bout d’un ongle.

Fasciné, Nagash tendit la main et la posa sur le front du noble. Il fit le vide dans son esprit et tenta d’user des techniques que le sorcier lui avait apprises. Après un moment, il secoua la tête.

— Je ne sens rien.

Melchior sourit.

— Dans ce cas, touche l’aiguille.

Le regard du grand hiérophante se porta sur l’aiguille qui émergeait du torse d’Imhep. Il tendit alors la main et posa le bout du doigt sur l’extrémité ronde. Le noble se raidit, les yeux écarquillés de douleur.

Le métal se mit à trembler contre le doigt de Nagash. Il était froid au toucher… et il la sentit, comme un filament embrasé palpitant contre sa peau.

— Oui, murmura Nagash. Oui… enfin… Une effrayante lueur carnassière illumina ses yeux.

Le sorcier se pencha par-dessus l’épaule d’Imhep, le visage éclairé par une joie effroyable.

— Donne-moi ton poignard.

La main de Nagash se mit à farfouiller sa ceinture. La palpitation lui envoya une secousse, qui accéléra avec le rythme cardiaque d’Imhep. Il tendit alors son poignard à lame courbe sans la moindre hésitation, en ignorant les imperceptibles protestations de la victime. Melchior lui ôta sa perruque et la jeta au loin.

— Maintenant, nous allons amener cette puissance à la surface, dit-il en posant la pointe du couteau sur le crâne d’Imhep. Des heures d’agonie lui donneront vie et la renforceront alors que la victime luttera pour survivre. Une fois son heure venue, nous lui trancherons la gorge et sa force vitale se déversera dans nos mains. Puis, ton apprentissage débutera pour de bon.

Lentement, avec grand soin, le druchii se mit à dépecer le crâne d’Imhep et Nagash regarda le sorcier travailler. Après quelques instants, il tourna une page de son ouvrage et en revint à sa prise de notes.