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Les Dunes Ensanglantées

Route commerciale occidentale, près des Fontaines de la Vie Éternelle, en la 63e année de Ptra le Glorieux

(–1744 du calendrier impérial)

— On nous fait des signaux, dit Ekhreb en se redressant avec grâce sur le bas divan de cuir tout en désignant le ciel de sa coupe de vin.

Rakh-amn-hotep leva les yeux de ses cartes en poussant un grognement de lassitude avant de regarder furtivement dans la direction indiquée. Les rois de Rasetra et de Lybaras avaient établi leur campement de midi à l’abri de deux dunes, sur le côté de la route commerciale occidentale. Les énormes chariots grinçants de la cour lybarienne constituaient désormais un cercle défensif à l’ombre d’un petit bosquet de palmiers. Les serviteurs y avaient déroulé d’épais tapis, puis installé tables et divans pour assurer un minimum de confort aux rois et à leurs généraux. Lorsque le roi de Rasetra avait posé pour la première fois les yeux sur les gigantesques chariots, il n’avait pu s’empêcher de se moquer des manières d’Hekhmenukep et des nobles lybariens, mais après une semaine de marche en direction de Khemri, le belliqueux Rasetréen, dut bien admettre qu’il y avait pire façon de mener une campagne.

Car malgré toute leur détermination à atteindre la Cité Vivante et purifier les Terres Bénies de Nagash et de ses sbires, l’armée alliée se déplaçait avec une lenteur affligeante. Alors qu’elle bénéficiait pourtant de l’aide des bateaux volants lybariens, l’armée rasetréenne avait mis près de deux semaines à traverser la Vallée des Rois, et une fois les deux armées rassemblées à Quatar, l’allure avait considérablement ralenti. Les catapultes lourdes et autres machines de guerre conçues par les Lybariens tombaient souvent en panne et il fallait alors des heures pour remplacer un essieu voilé ou une roue brisée. De plus, les troupes auxiliaires originaires de la jungle supportaient très mal la chaleur du désert et devaient régulièrement se reposer ou s’hydrater.

L’armée alliée s’étalait sur un grand nombre de kilomètres et avait désormais des allures de chenille sur la route commerciale. Ainsi, la queue levait le camp le matin et s’installait le soir là où la tête avait bivouaqué la veille.

Vu le rythme, les rois et leurs suites quittaient la chaleur de leurs fourrures à l’aube, consacrant tout le temps nécessaire à leur premier repas et à leurs prières avant de régler les affaires courantes. Pendant ce temps, l’armée prenait la route et lorsque l’arrière-garde apparaissait en fin d’après-midi, la cour passait une heure ou deux en compagnie des officiers des dernières unités et du train de bagages. Ensuite, lorsque le soleil se couchait derrière le voile de poussière, à l’ouest, la cour voyageait pendant quelques heures et rattrapait les premières compagnies.

Selon les premières estimations de Rakh-amn-hotep, l’armée alliée aurait dû arriver en vue de Khemri. Toutefois, elle se trouvait encore à deux jours de marche des Fontaines de la Vie Éternelle, soit à mi-chemin à peine. Les deux forces, et notamment les troupes auxiliaires, consommaient les provisions à une vitesse ahurissante et les stocks d’eau douce diminuaient dangereusement. Il fallait régulièrement arroser les énormes lézards tonnerre pour éviter que leur peau épaisse ne sèche, au point que leurs soigneurs avaient réduit leurs propres rations de moitié pour assurer la survie de leurs animaux.

— Par tous les dieux, que se passe-t-il encore ? gronda Rakh-amn-hotep en apercevant la silhouette d’une boîte volante lybarienne.

Cette chose était fort modeste en comparaison des grands bateaux volants. En effet, il s’agissait d’une sorte de boîte, légèrement plus petite qu’un char, suspendue par des câbles à une vessie sphérique remplie d’esprits de l’air. L’ensemble tenait sur l’un des énormes chars lybariens et en sortait à chaque fois que les rois bivouaquaient. La boîte était attachée à deux chariots au moyen d’une solide corde et montait à une trentaine de mètres environ.

Les Lybariens installaient trois adolescents dans la boîte, chargés de scruter les environs au moyen d’astucieux tubes de vision et de guetter les messages de l’avant-garde. L’un des garçons brandit alors un disque de bronze poli pour capter les rayons de Ptra et envoyer une série de signaux en direction de l’ouest. Après quelques instants, l’enfant reposa l’objet et les guetteurs attendirent une réponse. Ekhreb avala une gorgée de vin et essuya son visage couvert de sueur.

— Peut-être la cavalerie a-t-elle enfin atteint les sources, fit-il.

Manifestement amusé, le roi s’étrangla de rire.

— Ton optimisme ne cessera jamais de m’étonner.

Ekhreb haussa les épaules avec philosophie.

— J’ai survécu six ans à Quatar ; plus rien ne m’inquiète vraiment désormais.

— C’est vrai. Retourne le couteau dans la plaie, grogna le roi qui se leva et ajusta son lourd manteau d’écailles. Continue comme ça, et je demanderai au grand hiérophante de te faire prêtre-roi à ma place. Ensuite, je mènerai la vie insouciante d’un champion du roi.

— Que les dieux nous préservent ! répondit Ekhreb sur le ton de la plaisanterie. Vous êtes bien trop laid pour faire un champion digne de ce nom.

— Tu crois que je ne le sais pas ? fit le roi en haussant les épaules.

Son sourire disparut lorsqu’il aperçut l’un des enfants enjamber le bord de la boîte et glisser le long d’une des cordes. Le jeune messager disparut derrière l’un des lourds chariots, et Rakh-amn-hotep traversa les tapis qui s’étalaient devant lui pour attendre l’arrivée du garçonnet au côté du roi lybarien.

Comme presque tous les jours, Hekhmenukep était penché sur une grande table basse encombrée de feuilles de papyrus recouvertes de diagrammes et d’invocations ésotériques. Une demi-douzaine de ses serviteurs se trouvaient non loin, plongés dans des discussions traitant d’ingénierie ou d’alchimie. De son côté, le roi étudiait les diagrammes au travers d’un disque cerclé de bronze et portait des annotations au moyen d’un pinceau très fin. Un esclave s’agenouilla à sa gauche et lui tendit un gobelet de vin pour se rafraîchir tandis qu’un autre lui offrait un peu d’air à l’aide d’un éventail en plumes de paon. Perdu dans un monde de calculs et de ratios, il semblait parfaitement à l’aise et Rakh-amn-hotep sentit une pointe de jalousie naître en lui face à tant de détachement.

Hekhmenukep leva les yeux alors que le messager se faufilait adroitement entre les chariots et les ushabti de la cour du roi. Le Lybarien regarda d’un air perplexe Rakh-amn-hotep et le garçonnet aux yeux écarquillés.

— Oui ? Qu’est-ce que c’est ?

— Nous avons eu un signe-soleil de Shesh-amun, répondit le garçon en faisant allusion au champion lybarien responsable de l’avant-garde alliée. Il dit : « Cavaliers ennemis à l’est des sources sacrées. »

— Damnation ! gronda Rakh-amn-hotep en serrant ses poings couverts de cicatrices. L’ennemi est-il présent en force ?

Devant le ton emporté du roi, le messager recula d’un pas.

— Mille pardons, mon seigneur, mais il ne l’a pas dit.

— C’est que Shesh-amun n’en sait rien, sans quoi il l’aurait précisé, fit très calmement Hekhmenukep.

La nouvelle ne sembla pas du goût du roi rasetréen, qui se tourna vers Hekhmenukep.

— Je croyais que l’Ost de Bronze devait entraîner l’armée de Nagash à Bel Aliad.

— En effet, répondit le roi lybarien avec un haussement d’épaules songeur. Peut-être Nagash a-t-il décidé de diviser ses forces. Si tel est le cas, nous pourrons en tirer parti.

— Je serais certainement d’accord avec vous si nous étions en possession des sources sacrées, gronda Rakh-amn-hotep. Nos stocks d’eau sont au plus bas et si nous ne mettons pas rapidement la main sur les sources, la chaleur finira par tuer nos hommes plus vite encore que Nagash.

Hekhmenukep se renfrogna.

— Combien de temps pouvons-nous tenir ?

Le roi rasetréen réprima une soudaine montée de colère. Comment pouvait-il ne pas être au courant des besoins de sa propre armée ?

— Un jour ou deux, sans doute guère plus, et nous sommes déjà en milieu d’après-midi.

Le roi se mit à faire les cent pas sur les tapis en réfléchissant aux différentes options qui se présentaient à lui. Avec de la chance, la cavalerie ennemie n’était qu’une unité de reconnaissance ou l’avant-garde de l’armée de Khemri. Prenant sa décision, il fixa le roi lybarien du regard.

— Je vais prendre le commandement de l’avant-garde et voir ce qu’il en est, reprit-il avant de se tourner vers Ekhreb. Rassemble une compagnie d’infanterie légère, plus tous les cavaliers que tu trouveras, et rejoins-moi aussi vite que possible.

Ekhreb acquiesça et se releva aussitôt.

— Quel est votre plan ? demanda le champion.

La question parut amuser le roi rasetréen.

— Mon plan ? Je descends la route avec tous les guerriers que je parviens à rassembler et je tue tout ce qui se trouve entre ces sources et moi, répondit-il en donnant une grande tape sur l’épaule d’Ekhreb. Ne traîne pas, mon ami, ajouta-t-il avant de quitter précipitamment le camp et d’appeler ses conducteurs d’une grosse voix.

Des cris se firent entendre par-dessus la clameur des combats et les trompettes se mirent à retentir alors que les barbares de Bel Aliad semblaient décidés à lancer une nouvelle charge. Akhmen-hotep leva son khopesh ébréché et ensanglanté et mugit :

— Ils reviennent ! Préparez-vous !

Les cors beuglèrent pour attirer l’attention de l’Ost de Bronze et des prêtres, et les compagnies d’infanterie se mirent en position dans un vacarme de métal et de bois. La bataille faisait rage depuis des heures, le front allant et venant dans la plaine jonchée de cadavres. Malgré tous ses efforts, Akhmen-hotep n’avait pas réussi à mettre les mercenaires barbares en déroute du premier coup, et ceux-ci refusaient de battre en retraite malgré leurs pertes colossales. Ils combattaient maintenant avec un courage frisant le désespoir.

Plus d’une fois au fil de cette bataille sanglante, le roi s’était demandé ce que les princes marchands avaient pu leur raconter au sujet de leur suzerain de Khemri. Sans une charge heureuse des chars de Pakh-amn sur le flanc gauche, l’armée aurait été encerclée lors de la première attaque. En ce jour, le Maître des Chevaux avait prouvé sa valeur à de multiples reprises, repoussant des attaques de cavalerie et sauvant de la déroute l’infanterie légère de son flanc.

Sans la discipline et le savoir-faire des compagnies de vétérans de l’Ost de Bronze, la bataille aurait déjà été perdue. Plusieurs fois, ils encaissèrent des pluies de flèches mortelles et des attaques écrasantes de l’infanterie barbare. Toutefois, les mercenaires ne comptaient plus que quatre compagnies en piteux état, et les tirs des archers de Zandri se faisaient moins fréquents, ce qui signifiait qu’ils seraient sans doute bientôt à court de munitions.

Une unité de cavalerie légère se situait encore tout près du flanc droit ennemi. Elle avait déjà effectué deux charges surprises contre l’infanterie légère d’Akhmen-hotep et lui avait infligé de lourdes pertes, et elle ne comptait manifestement pas en rester là. Le roi regrettait maintenant d’avoir envoyé les Bhagarites à l’arrière et avait dépêché un courrier pour les rattraper, mais deux heures s’étaient déjà écoulées sans nouvelles de leur part.

Alors que les vétérans épuisés resserraient les rangs et apprêtaient leurs lances, Akhmen-hotep aperçut du mouvement sur le champ de bataille. Les chars de Bel Aliad et les deux Compagnies de la Cité avançaient au centre de la ligne ennemie. L’après-midi touchait à sa fin et ses troupes n’en pouvaient plus, tout comme les mercenaires ennemis d’ailleurs. Les princes marchands en étaient arrivés à la conclusion que l’attaque suivante serait décisive. Embrassant du regard ses troupes meurtries, le roi ne put s’empêcher de penser qu’ils n’avaient sans doute pas tort.

— Messager ! cria Akhmen-hotep, avant qu’un garçonnet ne se précipite au côté du char. Dis aux archers de concentrer leurs tirs sur les Compagnies de la Cité.

Le courrier répéta l’ordre mot pour mot et fila en direction des archers. Pendant un moment, le roi songea à envoyer un autre enfant auprès des prêtres, afin qu’ils fassent une nouvelle fois appel aux dieux, mais il changea d’avis avec un haussement d’épaules. Les dieux voyaient bien que la situation était désespérée et qu’en retenant leurs pouvoirs la bataille serait perdue. Le roi décrivit majestueusement un large arc avec son épée.

— En avant ! lança-t-il à ses hommes pour que les chars se mettent en branle.

Ils se situaient à quelques dizaines de mètres derrière la ligne principale, entre deux compagnies de vétérans. Le fossé était comblé par une petite compagnie d’infanterie légère que le roi avait ramenée du flanc gauche. Les aspirants éreintés sentirent les chars approcher et s’écartèrent de bonne grâce. Leurs capes étaient déchirées et tachées de sang, et beaucoup portaient des javelines brisées ou tordues ramassées sur les morts. Quelques-uns levèrent leur arme pour saluer le roi avant de glisser vers les compagnies de réserve.

La clameur des troupes ennemies était de plus en plus forte et les barbares accéléraient l’allure. Leur nature même les attirait au combat tels des papillons de nuit vers une flamme, et ils devancèrent même les Compagnies de la Cité. La première volée de flèches des archers de Ka-Sabar leur passa alors au-dessus de la tête et alla s’abattre sur les fantassins ennemis. Des hommes chancelèrent, transpercés par les traits malgré leur veste de cuir ou leur calotte de bronze. Les hurlements des blessés galvanisèrent les mercenaires qui avaient déjà essuyé de nombreuses grêles de projectiles au cours de la journée. Leurs cris de guerre gutturaux laissèrent place à des hurlements frénétiques lorsqu’ils décidèrent enfin de charger dans le désordre le plus complet dans l’espoir d’arriver au contact avant que les archers ne puissent tirer à nouveau.

Des hommes meuglèrent des ordres parmi les compagnies de vétérans et l’Ost de Bronze se prépara à recevoir la charge. Akhmen-hotep ressentit une lueur d’espoir lorsque les mercenaires se séparèrent des troupes de la cité. Il suivait de près la progression des chars, attendant de voir la réaction des princes marchands. La ligne de machines de guerre hésita pendant un instant, puis un chœur chaotique de cors retentit, et les chars se lancèrent dans le but d’ajouter leur force à celle des mercenaires.

Akhmen-hotep se réjouit aussitôt. Finalement, les dieux semblaient lui sourire. Le roi étudia la vitesse des troupes ennemies, attendant le moment où les mercenaires allaient porter leur attaque.

Les fantassins ennemis vinrent de gauche et de droite dans le but de converger vers les rangs de lanciers bardés de bronze. Toutefois, ils ignorèrent les aspirants car ils savaient que ceux-ci refluaient face à toute tentative de charge et que cela les exposerait un peu plus au tir des archers. De leur côté, ces fameux aspirants attendaient patiemment en brandissant leurs armes barbelées. Une fois l’échauffourée engagée, ils comptaient bien entrer dans la danse et transpercer les mercenaires à bout portant.

Les deux forces se heurtèrent dans un fracas de bois et de métal. Les deux compagnies de vétérans chancelèrent sous l’impact, mais la force de Geheb les animait encore et ils encaissèrent l’assaut. Des barbares s’écroulèrent sous les coups de lance de l’Ost ou furent précipités au sol par les boucliers cerclés de bronze, mais ils avançaient avec une frénésie bestiale, frappant de leurs haches ébréchées et de leurs lames émoussées. Bien que leurs bras fussent aussi durs que le teck et leur corps protégé d’écailles de bronze, ici et là l’arme d’un ennemi touchait et un guerrier de Ka-Sabar s’effondrait.

À cet instant, alors que les barbares se concentraient sur les ennemis qui leur faisaient face et que les Compagnies de la Cité subissaient une véritable pluie de flèches, les chars des princes marchands se retrouvèrent au beau milieu des deux forces, seuls et sans le moindre soutien. Akhmen-hotep sourit d’un air carnassier et leva son épée.

— Chargez ! ordonna-t-il.

Les trompettes retentirent et, poussant un féroce cri de guerre, les chars lourds de l’Ost de bronze s’élancèrent entre les compagnies de fantassins pour broyer les flancs entremêlés des compagnies de barbares. Les lames fixées aux lourdes roues cerclées de bronze fauchèrent les troupes ennemies pendant que les archers continuaient de tirer dans la masse grouillante. À une portée aussi courte, les flèches transperçaient leurs victimes et frappaient bien souvent l’homme situé derrière. Nobles et ushabti décochaient des coups au moyen de leurs lames courbes, fendant la tête et les épaules des mercenaires.

Rapidement, les barbares s’écartèrent des chariots face à la violence de la charge, mais Akhmen-hotep poursuivit son chemin en direction des princes marchands qui avançaient eux aussi. Les nobles de Bel Aliad virent les énormes véhicules de bronze leur foncer dessus et leur formation s’immobilisa en raison de la panique, telle une caravane soudain victime des assauts d’une tempête de sable. Bien que leur nombre fût supérieur à ceux de Ka-Sabar, leurs chars étaient beaucoup plus légers et ne faisaient clairement pas le poids face aux vétérans de l’Ost de Bronze. Plusieurs des nobles situés sur les flancs de la formation tentèrent de faire demi-tour et de se dégager du mur de chair et de métal alors que d’autres s’élancèrent courageusement. Le résultat ne fut que désordre et chaos, et priva ainsi l’unité de sa force au moment où elle en avait le plus besoin.

Les flèches volaient en tous sens car les archers se livraient à des échanges de tir intenses. L’une d’elle toucha le bord du char d’Akhmen-hotep et ricocha avant de frapper le roi à la hanche, mais il l’arracha de la main comme s’il s’agissait d’un simple dard de guêpe. Chevaux et hommes hurlaient chaque fois qu’une flèche touchait sa cible, mais tous ses sons se mêlèrent dans un rugissement assourdissant lorsque les formations opérèrent la jonction.

Akhmen-hotep entendit son conducteur crier gare et le char fit une embardée sur la droite. Un char ennemi passa tout près, presque trop vite pour qu’on le réalise. La lame fixée à l’essieu du char de Ka-Sabar frappa le flanc du véhicule ennemi et arracha sa caisse en osier en produisant une pluie d’éclats de roseau. L’archer du char ennemi tira au jugé et sa flèche frôla la tête du roi avant que la scène ne disparaisse dans un nuage de poussière.

Le champ de bataille retentissait du choc des armes et des hurlements des blessés. Sur la gauche d’Akhmen-hotep, l’ushabti de son char frappa un véhicule ennemi de son arme rituelle, découpant sa carrosserie avant de terrasser son conducteur. Sur sa droite, perdu dans le nuage, il entendit un bruit de bois éclaté et une roue de char fila derrière lui.

Akhmen-hotep s’appuya contre l’avant de son véhicule et tenta de faire le point sur la situation. Il cherchait maintenant les bannières adverses dans le but de trouver le chef de Bel Aliad. Si les princes marchands disposaient encore d’une once d’honneur, un simple duel allait suffire à mettre fin à la bataille.

Un grondement de roues éclata soudain sur la droite, et un char de Bel Aliad sortit de la poussière. Le conducteur obliqua avec habileté, et passa tout près du véhicule du roi, sur sa droite. L’archer placé à l’arrière banda son arc et tira au moment où Akhmen-hotep frappait de son épée. Le trait toucha le roi à l’épaule et perfora les écailles de bronze de son armure, mais l’épée s’abattit et trancha le bras droit du conducteur. L’homme poussa un cri et tomba sur le côté, si bien que les chevaux virèrent soudain et retournèrent le char.

Le roi arracha la flèche profondément enfoncée en poussant un grondement, et sentit le sang chaud couler dans son armure. Selon ses estimations, ils s’étaient enfoncés de moitié dans les rangs de la formation ennemie. Sur sa gauche, il entendit un bruit semblable au ressac, mais c’était bien loin. Il jetait maintenant des coups d’œil en tous sens pour repérer le chef ennemi.

Là ! Sur la droite, à quelques dizaines de mètres, il aperçut un groupe de chars immobiles arborant de nombreuses bannières aux couleurs vives. C’était sans doute le prince ennemi et ses gardes du corps. D’un geste de son épée, Akhmen-hotep attira alors sur eux l’attention de son conducteur et ce dernier entreprit de virer. Ils foncèrent sur l’ennemi tels une lance en visant le char situé au centre du groupe.

Le prince et son escorte virent tout de suite le danger, mais ils n’avaient guère plus le temps de pousser leurs chevaux de l’avant. Deux des gardes du corps tentèrent bien de s’interposer, mais leurs montures ne furent pas assez rapides. Pour finir, le char du roi heurta celui du prince comme un éclair, brisant la caisse d’osier avant de le renverser.

Akhmen-hotep sauta de son char encore en mouvement, et se précipita vers un grand guerrier vêtu d’une armure de bronze et d’une robe du désert jaune et bleu. Ses hommes, un archer qui de toute évidence s’était brisé le bras quelques secondes plus tôt et un conducteur désarmé, se mirent en travers du chemin du roi, mais Akhmen-hotep les écarta comme s’il ne s’agissait que d’enfants. Cela permit cependant au prince de dégainer son épée.

Le prince de Bel Aliad était courageux, mais ce n’était pas un guerrier. Il tenta un curieux coup de revers qui ne passa pas bien loin du visage d’Akhmen-hotep, mais le roi le para sans aucune difficulté. Il contre-attaqua aussitôt et la pointe de son arme vint se poser contre la gorge du prince.

— Rendez-vous, Suhedir al-Khazem, gronda Akhmen-hotep, sans quoi vous rejoindrez vos ancêtres dans l’au-delà.

Le prince tanguait dangereusement et lâcha son épée de sa main tremblante.

— Je me rends, par tous les dieux, je me rends ! dit-il en tombant à genoux comme s’il était écrasé par un poids terrible avant d’enlever son écharpe jaune. Épargnez mon peuple, mon seigneur, et les richesses de Bel Aliad seront vôtres.

Le prince était jeune, mais décharné et sur le point de céder à la pression. Le roi de Ka-Sabar sentit une vague de soulagement l’envahir, mais il afficha un regard sévère.

— Nous ne sommes pas des monstres. Vous vous êtes battus honorablement et nous vous traiterons avec tous les égards qui vous sont dus. Demandez à vos hommes de cesser le combat et nous aborderons les termes de vote rançon.

Le prince appela son trompette et donna les ordres nécessaires. Vu l’expression de son adversaire, Akhmen-hotep eut le sentiment qu’il était heureux d’avoir perdu la bataille car il n’avait plus à obéir aux ordres du monstre vautré sur le trône de Khemri. Les cors retentirent, encore et encore, mettant progressivement fin au vacarme de la bataille. Il fallut de longues minutes pour que la clameur s’estompe et que la poussière commence à retomber au sol. L’Ost de Bronze poussa des hourras, mais fut bientôt interrompu par des cris de surprise et de colère. Interloqué, Akhmen-hotep se tourna vers le prince, mais Suhedir al-Khazem semblait lui aussi dérouté.

Un grondement de chars se fit entendre depuis le nord-ouest. Quelques instants plus tard, Akhmen-hotep aperçut le char esquinté de Pakh-amn traverser le champ de bataille dans sa direction. Rapidement, le roi vit l’expression grave dessinée sur son visage.

— Eh bien ! cria Akhmen-hotep avant même que le chariot s’arrête. Que se passe-t-il ?

Pakh-amn regarda Suhedir al-Khazem avec effroi avant de répondre à son roi.

— Notre messager est rentré du campement.

Akhmen-hotep se renfrogna.

— Eh bien, parle !

— Il n’a trouvé aucune trace des cavaliers bhagarites, fit Pakh-amn d’une voix sinistre. Les gardes prétendent ne pas les avoir vus.

Pendant un instant, le roi parut perdu.

— Mais où donc ont-ils pu aller ? commença-t-il avant de sentir un frisson glacé lui parcourir l’échine. Lentement, il se tourna en direction du nord et de Bel Aliad. Suhedir al-Khazem, qui écoutait tout de la conversation, poussa un gémissement de désespoir.

Les premiers panaches de fumée s’élevaient au-dessus de la Cité des Épices.