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Vue sur une Couronne

Khemri, la Cité Vivante, en la 44e année de Geheb le Puissant

(–1962 du calendrier impérial)

Terrassée par la douleur, l’esclave tomba à genoux sur le sol de pierre, le corps parfaitement raide alors que Nagash entonnait l’Incantation de Mort. Deux jours plus tôt, elle était arrivée de la Cité Vivante sur une embarcation de Zandri pleine d’esclaves capturés lors d’un raid mené contre les barbares du nord. Paralysée de terreur, elle fixait Nagash de ses grands yeux bleu vif. Sa bouche grande ouverte dans un hurlement silencieux de souffrance dévoilait de fines lèvres, des dents blanches et une langue tordue de douleur. Elle tentait de respirer et ses épaules en tremblaient. Le grand hiérophante avait pris soin de laisser un minimum de souplesse à l’ensemble de ses muscles pour qu’elle puisse avaler un peu d’air et rester parfaitement consciente. Il lui avait fallu de nombreux mois et d’innombrables tentatives pour parvenir à un tel degré de contrôle.

La voix puissante de Nagash résonnait entre les murs de pierre de son sanctuaire de la Grande Pyramide alors qu’il déclamait un chant sauvage et impitoyable. Il psalmodiait en nehekhem et non dans l’avilissante langue serpentine de ses prisonniers. Depuis qu’il avait tué cet imbécile d’Imhep, trois ans plus tôt, il avait considérablement accru sa connaissance de la magie barbare. Les effusions de sang, l’extraction d’esprits, tout ceci lui était désormais fort familier.

Les mots du rituel sonnaient comme le tintement d’une cloche, montant alors qu’il se concentrait sur le cœur de l’esclave, qui se mit à battre en cadence avec sa voix pendant que l’air qui les séparait crépitait d’une puissance invisible. Le grand hiérophante serra les poings et sentit la chaleur de l’énergie vitale de la jeune femme contre sa peau. Sa voix prit des airs de triomphe alors que le rythme s’accélérait, et des volutes de fumée se mirent à se dégager de la peau blafarde de l’esclave. Ses tremblements cessèrent et ses veines ressortaient au niveau des tempes et de la gorge. Nagash sentit le cœur de sa victime s’emballer, puis son corps fut agité d’un spasme et explosa en une colonne de flammes vertes et sifflantes.

Nagash plongea les mains dans le brasier et sentit le pouvoir lui parcourir la peau alors qu’il serrait la jeune femme à la gorge. D’un souffle accompagné d’un effort de volonté, il attira à lui son énergie vitale. Ses veines se mirent à bouillir et les derniers hurlements de sa victime résonnèrent dans tous ses os. Un instant plus tard, tout était fini. Le corps de la malheureuse, complètement vidé de pouvoir, s’effondra en un tas d’os et de chair désarticulé aux pieds de Nagash.

Ceci n’était qu’un prélude, un simple exercice dans le cadre de l’œuvre qu’il était sur le point d’entamer. Enveloppé dans une brume éthérée luisant d’énergie impie, le grand hiérophante tendit les bras et se tourna vers la cage en bois située de l’autre côté du cercle de magie. Des silhouettes obscures s’y agitaient, à moitié cachées par les ombres mouvantes que produisaient les lampes à huile de la pièce. Il s’agissait de jumeaux, un jeune homme et sa sœur de noble extraction et dans la fleur de l’âge, que Khefru avait trouvés dans une taverne près des docks. Cette trouvaille relevait du véritable coup de chance. Les exigences de l’expérience suivante de Nagash étaient très précises et il avait dû attendre plusieurs mois avant que le couple ne tombe entre les griffes du jeune prêtre.

Alors que les dernières syllabes de l’Incantation de Mort résonnaient encore dans la pièce, Nagash entama le rituel suivant. Les premières phrases étaient fort simples et lui servaient simplement à se concentrer, mais la cadence et la complexité allèrent crescendo avec les premières étapes de la transformation.

Il avait très rapidement appris que la puissance de l’âme humaine avait ses limites. Lorsque Imhep poussa son dernier soupir et déversa son énergie vitale dans les mains de Nagash, le grand hiérophante sentit ses veines le brûler et se prit pour un dieu, mais cette merveilleuse énergie s’évanouit presque aussitôt. La vie d’un humain pouvait alimenter un sortilège druchii mineur, mais guère plusLe sorcier le savait depuis le début ; il s’agissait encore d’une ruse de ces barbares. Melchior pouvait remplir sa part du marché en enseignant à Nagash tous les rituels et incantations druchii en sachant que le grand hiérophante n’aurait jamais le pouvoir nécessaire pour lancer les plus puissants. En effet, un tel effort allait demander des dizaines ou des centaines d’âmes, une opération beaucoup trop lourde dans le cadre d’un rite, et qui ne manquerait pas attirer l’attention de Thutep et de l’aristocratie de la cité. Il n’y avait aucun doute ; Melchior espérait tout bonnement que la soif de pouvoir de Nagash entraîne ce dernier dans un acte téméraire d’autodestruction. Cependant, le grand hiérophante prit une autre direction, et s’intéressa aux connaissances des cultes mortuaires de Settra.

Depuis plus de deux mille ans, le culte de la vie éternelle explorait les mystères de la vie et de la mort. Leurs ouvrages séculaires étaient pleins de rituels théoriques visant à entraver l’âme et à manipuler les mécanismes invisibles des os et de la chair. Toutefois, l’usage de leurs rites était loin de celui des druchii, sans doute parce que les prêtres-liches dépendaient du bon vouloir des dieux pour alimenter leurs incantations. Mais tout ceci avait changé au moment même ou l’énergie vitale d’Imhep s’était déversée entre les mains de Nagash.

Cette nouvelle incantation se basait sur un vieux rite découvert dans les connaissances ésotériques du culte. Nagash avait passé une bonne partie de l’année à modifier et peaufiner le rituel pour qu’il siée parfaitement à ses plans, et il était maintenant temps de le mettre en œuvre.

Le chant ésotérique sortait tel le tonnerre de la bouche de Nagash, poussé par l’énergie de la jeune esclave. Il se concentra sur les deux formes accroupies à l’extrémité de la cage et tendit les mains dans leur direction. Aussitôt, les jumeaux s’effondrèrent, gémissant de peur et de douleur. La puissance s’écoulait de ses doigts et jouait sur leurs formes nues.

Nagash exécuta l’incantation pendant près d’une heure, jusqu’à ce que les derniers vestiges d’énergie volée lui quittent le bout des doigts. Une fois le rite achevé, il prononça un nom :

— Shepresh, dit-il en baissant les bras.

Le silence retomba, ponctué par de légers bruits étouffés émanant de la cage et le bruissement d’un pinceau venant d’un coin du sanctuaire, sur la gauche de Nagash.

Une fois le rite terminé, Khefru poursuivit sa prise de notes sur un gigantesque livre relié de cuir pendant de longues minutes. Les anciens tuteurs de Nagash étaient absents. Depuis qu’il appliquait ses nouveaux pouvoirs au savoir des cultes mortuaires, le grand hiérophante avait de moins en moins besoin des druchii. Du reste, il se disait que leur accord allait très bientôt prendre fin.

Le jeune prêtre écrivit un dernier mot et leva les yeux vers son maître.

— Avez-vous réussi le rite ?

Nagash jeta un œil aux silhouettes gémissantes et fit un geste de la main.

— Il est trop tôt pour le dire, dit-il en quittant le cercle avec précaution. La transformation prend à peine racine. J’en saurai plus en revenant ce soir, ajouta le grand hiérophante en croisant les bras. As-tu songé aux préparatifs en ville ?

Khefru acquiesça d’un air solennel avant de poser le pinceau et de refermer l’encrier. Les six années passées avaient coûté cher à l’ancien noble. Bien qu’il fût encore très jeune selon les standards nehekharéens, le prêtre avait considérablement maigri et était pour ainsi dire décharné à force d’œuvrer pour son maître. Son visage était jaunâtre et bouffi en raison des trop nombreuses nuits passées dans les tavernes, en quête de victimes, et il avait décidé de se raser le crâne pour dissimuler les mèches grises qui s’étaient mises à lui pousser au niveau des tempes. Enfin, la balafre qui lui ornait la joue gauche traversait une ride profonde.

— Tout est prêt, maître. La maison est en ordre et les esclaves savent ce qu’ils ont à faire.

Nagash dévisagea Khefru d’un air méfiant.

— Tu ne sembles pas sûr de toi.

Khefru ferma soigneusement l’ouvrage et le ramassa.

— Ce n’est pas à moi de juger, répondit-il en rangeant le livre dans l’étagère au côté de volumes identiques.

— J’en conviens, mais explique-toi malgré tout.

Le jeune prêtre tourna sept fois sa langue dans la bouche avant de parler.

— Ce que vous préparez est très audacieux. Ces hommes sont des lâches et des idiots. Ils n’hésiteront pas vous trahi…

— Ils auront plus à gagner en se rangeant à mes côtés qu’en restant fidèles à mon frère. Tout comme toi, si tu t’en rappelles encore.

— Ce n’est pourtant pas ainsi qu’ils verront les choses, insista Khefru. Ils n’ont aucun pouvoir, ni richesse ni influence. Thutep et les grandes maisons les écraseraient, et ils le savent. Rien ne saura les convaincre.

Nagash sourit froidement.

— Les convaincre ? Ne t’en fais pas. Une fois le moment venu, ils prendront la décision qui s’impose.

Khefru tourna la tête vers la cage, à l’autre bout de la pièce et parut tendu.

— N’avons-nous pas suffisamment tenté le sort ? J’ai perdu le compte des gens que nous avons tués et des rumeurs commencent à circuler dans le quartier fluvial.

— Le sort ? cracha Nagash. Le sort est une notion réservée aux esprits faibles qui tentent d’excuser leurs échecs, fit le grand hiérophante en se rapprochant du jeune prêtre. Es-tu devenu faible, Khefru ? Comprends bien que notre travail ne fait que commencer.

Le jeune prêtre croisa le regard de Nagash et devint blême.

— Non, maître, répondit-il rapidement. Je ne suis pas faible. Parlez et je vous obéirai.

Nagash étudia le visage de Khefru pendant un long moment.

— Dans ce cas, allons-y, dit-il avant de tourner les talons.

Khefru regarda le grand hiérophante quitter la pièce faiblement éclairée et entamer la longue remontée vers la surface. Un toussotement gargouillant se fit entendre dans la cage. Le prêtre jeta un dernier œil aux formes qui se tortillaient et se précipita à la suite de son maître.

Il n’était pas loin de minuit. Neru brillait haut dans le ciel, au-dessus de la vaste nécropole, enluminant les édifices de pierre d’une lueur argentée et créant des zones d’obscurité totale dans les allées qui les séparaient. De son côté, Sakhmet, la Sorcière Verte, rougeoyait juste au-dessus de l’horizon, à l’est. Nagash et Khefru se frayèrent un chemin parmi les tombeaux, écoutant le jappement des chacals vers les cryptes les plus pauvres du sud-ouest. Ils ne rencontrèrent aucun danger sur le chemin les séparant de la lointaine route. Jadis, il n’était pas rare de croiser des groupes de voleurs ou de pilleurs de tombes dans la nécropole, mais cela n’arrivait plus depuis quelques années. En effet, les rumeurs parlaient d’un mal terrifiant hantant l’endroit, et ceux qui en bravaient les rues à la tombée de la nuit n’en revenaient jamais.

Lors de ses premières expériences, le grand hiérophante n’avait décidément pas manqué de sujets d’études et ses tuteurs avaient de quoi se divertir.

Ils marchaient en silence le long de la route mortuaire et passèrent devant des oratoires abandonnés à moitié recouverts de sable et de fientes. Le clair de lune dessinait clairement le profil des dunes distantes et un héron se découpa contre le ciel. Une meute de chacals suivait les deux hommes, bondissant parmi les dunes, les yeux brillant tels des pièces. Avec chaque kilomètre, les charognards se rapprochaient, au point que Nagash se retourna pour en défier le plus gros du regard. Le chef de la meute soutint le regard du nécromancien avant de pousser un jappement macabre et de disparaître derrière la crête d’une dune de sable avec le reste de sa meute.

Les portes de la Cité Vivante étaient fermées pour la nuit, mais le grand hiérophante n’eut pas de problème à se les faire ouvrir. Selon une vieille tradition, les prêtres de Settra pouvaient aller et venir par les Portes d’Usirian à toute heure du jour et de la nuit, sans doute parce que leurs devoirs les conduisaient souvent aux cryptes. Au loin, les deux hommes entendirent les chants de prêtresses de Neru s’élever du temple, protégeant ainsi Khemri des esprits de la nature.

À la sortie du quartier des temples, Khefru conduisit son maître dans une allée où l’attendaient un palanquin et huit porteurs fort nerveux. Nagash s’y glissa rapidement et les serviteurs se mirent aussitôt en route, traversant le quartier des marchands avant de bifurquer vers le nord, où les petites rues dissimulaient tavernes et antres du vice, juste au sud des riches quartiers de la ville.

Les rues étaient ici très fréquentées, même à cette heure tardive de la nuit. Des groupes d’hommes ivres titubaient ici et là, allant d’une taverne à une maison de jeu, ou tout simplement assis devant les échoppes à boire de la bière ou à jouer aux dés. De jeunes enfants sales couraient dans les ruelles, se proposant de raccompagner les ivrognes chez eux pour les soulager de leur argent en chemin. Des bagarres débutaient dès qu’une partie de dés s’emballait ou qu’une conversation dégénérait. De petits groupes de gardes patrouillaient dans le quartier, armés de lanternes et de courts bâtons couronnés de cuivre, dispersant les fauteurs de troubles à grand renfort de cris de colère et de coups dans les épaules et les jambes.

Le palanquin poursuivit son chemin sans se faire remarquer des fêtards et des gardes, puis il emprunta une étroite allée située tout près de la rue des Chaudronniers. Khefru prit quelques mètres d’avance et courut jusqu’à une porte en retrait éclairée par une petite lampe à huile suspendue. Le prêtre frappa un coup sec pendant que les porteurs posaient le palanquin au sol. On entendit un bruit de verrous et la porte s’ouvrit au moment où Nagash posait pied à terre. Jetant un œil à gauche et à droite, le grand hiérophante entra rapidement dans la cour encombrée d’ordures qui s’offrait à lui. Deux des esclaves de sa maison s’inclinèrent et refermèrent la porte derrière lui.

Le grand hiérophante parcouru dans la cour d’un regard dédaigneux. Du sable recouvrait les dalles fissurées et de mauvaises herbes poussaient dans l’eau stagnante d’une vieille fontaine hors d’usage. Enfin, des rats couraient au pied des murs grêlés de trous.

— N’as-tu donc rien trouvé de mieux que cette masure ? demanda-t-il à Khefru.

— Vous vouliez garder l’anonymat, n’est-ce pas ? répondit malicieusement Khefru. Auriez-vous préféré un manoir des quartiers nobles exposé aux esclaves bavards et aux veuves fouineuses ? lança-t-il d’un air satisfait en embrassant la ruine du regard. Les lieux comme celui-ci sont fréquents dans les quartiers les plus minables. Nobles et commerçants les achètent et s’en servent dans le cadre de leurs rendez-vous. Les habitants du coin voient des gens aller et venir à toute heure et n’y pensent pas à deux fois, et c’est juste en bas de la rue préférée de certains de vos invités.

— Très bien, jeta Nagash d’un ton cassant avant de se tourner vers les deux esclaves. Tout le monde est présent ?

— Le dernier est arrivé il y a une heure, répondit l’un des esclaves en remettant les verrous en place.

— Nul doute qu’ils ont bu tout le vin à l’heure qu’il est, dit Khefru d’un air sévère. Ce n’est certainement pas la meilleure façon d’entamer un complot, maître.

Le grand hiérophante préféra ignorer l’impertinence du prêtre.

— Conduisez-moi à eux, ordonna-t-il aux esclaves.

Nagash suivit les deux hommes de l’autre côté de la cour, franchit une porte et entra dans un couloir éclairé par deux lampes à huile. D’autres esclaves étaient présents, portant des jarres de vin vides et des assiettes de nourriture à moitié entamées. Au bout du couloir, on entendit le son de voix étouffées, suivi de rires rauques.

Les esclaves conduisirent le grand hiérophante au travers du couloir, puis d’une série de minuscules pièces vides encombrées de meubles brisés. Chacune était un peu plus éclairée que la précédente et Nagash arriva finalement dans une antichambre attenante à la pièce commune de la demeure. De l’autre côté de la pièce, derrière une paire de rideaux, on entendait des voix et des gobelets de métal s’entrechoquant.

Nagash fit signe aux esclaves de s’écarter puis, jetant un bref regard à Khefru, il ajusta sa robe et entra tranquillement dans l’autre pièce.

Contrairement au reste de la maison, la salle commune était fournie au moyen de meubles venus des appartements du palais royal du grand hiérophante. Le sol était recouvert de beaux tapis de la lointaine Lahmia, et de magnifiques divans recouverts de coussins de soie formaient comme un cercle autour d’une imposante chaise de bois sombre et poli. Une douzaine de jeunes nobles étaient affalés sur les divans ou allongés au sol, buvant et avalant des morceaux de poisson ou de volaille sur des assiettes en cuivre dispersées parmi eux. La fumée odorante d’encens dispendieux s’élevait de braseros disposés dans les coins de la pièce.

Toutes les têtes se tournèrent au moment où le grand hiérophante entra la pièce. Des visages empourprés en raison du vin et des obscénités affichèrent l’amusement, puis la surprise lorsque les invités reconnurent l’homme qui arrivait en retard à la fête.

Nagash s’avança jusqu’à la chaise de bois sombre réservée à l’hôte. Les ivrognes firent le silence et l’homme vautré sur la chaise fit mine de se redresser.

— Alors ? Où sont les danseuses ? demanda-t-il en jetant un œil par-dessus son épaule. Avec la peau aussi pâle que le clair de lune et les cheveux aussi noirs que…

Son sourire libidineux disparut et laissa place à la surprise quand il réalisa qui se tenait près de lui.

Le noble et le prêtre se regardèrent pendant un long moment, puis Arkhan le Noir éclata de rire. L’air du grand hiérophante n’en parut que plus menaçant.

— Est-ce que je vous amuse ? demanda-t-il d’une voix parfaitement calme.

Arkhan sourit, révélant sa triste dentition.

— Nous nous demandions qui pouvait être notre mystérieux hôte, dit-il en se remettant à rire. Raamket pensait qu’il s’agissait là d’un stratagème du roi pour nous tenir à l’écart des tavernes, ajouta-t-il en levant son verre à Nagash. Et voilà que vous apparaissez.

Raamket, une brute aux yeux sombres, fusillait Arkhan du regard. Les autres nobles, déjà bien avinés, furent pris de rires devant la gêne de leur ami. Un autre noble, du nom de Meruhep, prit une minuscule anguille dans le bol qu’il tenait entre les genoux et se mit à l’examiner à la lueur d’une lampe.

— Notre ami Raamket semble en savoir un peu trop. Peut-être y a-t-il un espion parmi nous ! dit-il en rejetant la tête en arrière avant d’avaler bruyamment l’anguille.

Les rires retentirent à nouveau. Nagash attendit en silence que l’hilarité cesse. Il regardait Arkhan avec froideur. Après quelques instants, le sourire du noble s’évanouit et il se leva d’un air maussade, puis Nagash prit sa place avec grâce.

— Une grossière tentative d’humour, mais vous n’êtes pas loin. En fait, vous êtes ici parce que vous savez que le règne de mon frère est dangereux et peu judicieux.

Arkhan grogna dans sa coupe de vin.

— Le seul danger qui me guette est la mort par ennui, dit-il. Ces grandes assemblées mensuelles sont de plus en plus pénibles.

— Mon frère vous traite comme des enfants. C’est humiliant, pas seulement pour vous mais aussi pour Khemri, car le monde entier sait que notre roi est un homme faible.

— Que feriez-vous à sa place ? demanda Meruhep avec un sourire narquois. Nous emmener au bazar et nous couper les mains ?

Le grand hiérophante ignora la question.

— Thutep est convaincu que les humains sont naturellement compatissants et charitables, dit-il. Il pense qu’en restant assis dans les cours royales, vous apprendrez les vertus de la responsabilité civique. Il s’imagine pouvoir persuader les rois de Nehekhara d’oublier des siècles de guerre pour mettre en avant le commerce, fit Nagash dont les mots coulaient tel un venin. Et en quoi notre cité a-t-elle profité des six années passées ? Les grandes maisons de Khemri ne répondent à ses convocations royales que lorsque cela leur chante et agissent en accord avec leurs intérêts personnels. Des pans entiers des quartiers nobles sont vides parce que les ambassades de nos cités sœurs ont été séduites par Zandri. La Cité des Flots a pris la place de première cité de Nehekhara qui revenait à Khemri depuis des siècles. Et pour quoi ? Pour que Thutep négocie des prix moins élevés sur le grain de Numas et des exonérations de taxes sur les tapis de Lahmia. Voici ce que nous avons gagné en échange de notre prééminence ; des perles sur un boulier.

Plusieurs des nobles semblaient mal à l’aise face à la véhémence de Nagash. L’un d’eux, un beau coureur du nom de Shepsu-hur, s’enfonça dans son divan et observa le grand hiérophante d’un air méfiant.

— Mon seigneur, si les choses sont aussi désastreuses que vous le prétendez, pourquoi les grandes maisons n’ont-elles rien fait contre Thutep ? N’est-ce pas ainsi que votre dynastie a pris le pouvoir ?

Nagash lui adressa un regard noir avant d’acquiescer à contrecœur. Khetep était de sang royal, mais il n’était pas le fils de Rakaph, le précédent souverain. À sa mort, son épouse Rasut avait défié les lois anciennes et prit le trône pendant quelque temps, de peur que les rois de Numas ou Zandri ne tentent d’écarter son enfant et de s’emparer de la cité. Finalement, le Conseil Hiératique l’avait persuadée de renoncer au trône et de rentrer à Lahmia, où elle mourut peu après. Khetep, le vizir de confiance de Rakaph, s’était vu confier la régence en attendant que le fils de Rasut soit assez grand pour régner.

Un mois après la mort de Rasut, son jeune fils avait succombé à une fièvre soudaine et Khetep était devenu le prêtre-roi de Khemri.

— Pour l’instant, la situation favorise les grandes maisons. Sous le règne de mon père, leur pouvoir et leur influence étaient contenus, mais aujourd’hui elles se moquent des lois du roi et bâtissent leur fortune comme elles l’entendent, fit-il avec un haussement d’épaules. Nul doute qu’en temps et en heure, l’une d’elles se croira assez forte pour prendre le trône, mais elles n’en auront jamais l’occasion. Zandri souhaite devenir la première puissance de Nehekhara, mais elle doit d’abord faire en sorte que Khemri soit brisée à jamais. À l’heure qu’il est, le roi Nekumet rassemble ses forces. Bientôt, sans doute d’ici quelques années, il aura certainement la hardiesse de se dresser contre nous. Si cela arrive, la Cité Vivante n’aura d’autre choix que de se soumettre à Zandri et deviendra sa vassale.

Les nobles réunis ne surent que répondre à la déclaration de Nagash. Beaucoup baissaient les yeux vers leur coupe de vin ou jetaient des regards en coin à leurs camarades. Seul Arkhan osa une réponse.

— En vérité, il s’agit de tristes nouvelles, mais qu’attendez-vous de nous exactement ? Nous n’avons aucun pouvoir, ni richesse ni influence, fit le noble en adressant un sourire ravagé au grand hiérophante. Certes, nous pourrions défier Nekumet à un concours de boisson ou une partie de dés, mais cela ne nous ferait sans doute pas avancer.

Raamket regarda Arkhan de travers.

— Je ne m’y essayerais pas, marmonna-t-il. Je t’ai déjà vu lancer des dés.

Les occupants de la pièce se mirent à hurler de rire aux dépens du pauvre Arkhan. Le noble dévoila ses dents noircies et vomit un torrent de jurons d’ivrogne à l’intention de ses amis, et chacun oublia ces histoires de rois et de conquêtes pendant quelques instants. Nagash attendit patiemment, aussi imperturbable que le serpent, que les rires meurent et que ses invités retrouvent leur sérieux.

— Le pouvoir va et vient, reprit-il comme si rien ne s’était passé. Il change plus facilement de mains qu’on ne se l’imagine et mon frère en est certainement un bon exemple, ajouta Nagash en étudiant chacun des nobles. Nous sommes impuissants pour l’instant, c’est vrai, mais cela pourrait changer.

Arkhan se baissa et posa sa coupe de vin par terre.

— Et vous pourriez faire quelque chose dans ce sens ?

Le grand hiérophante sourit froidement.

— Les choses vont bientôt changer. Khemri aura un nouveau roi et il devra compter sur des hommes cruels et implacables, des hommes qui n’auront pas peur de se salir les mains et de faire en sorte que chacun craigne la Cité Vivante, lança Nagash en poursuivant son examen de chacun des nobles. Vous serez plus riches et puissants que vous ne pouvez l’imaginer si vous êtes les hommes sans merci que je recherche.

Meruhep avala bruyamment une nouvelle anguille.

— Vous êtes un idiot si vous pensez pouvoir devenir roi, se moqua-t-il. Vous êtes prêtre. Le Conseil de Mahrak ne le permettra jamais.

— Ces imposteurs n’ont aucun pouvoir sur moi ! grinça Nagash, les mains cramponnées aux accoudoirs de sa chaise. Leur autorité n’est que mensonge et un jour, je leur ferai mordre la poussière. Ils nous ont liés à la volonté des faux dieux depuis bien assez longtemps !

Les jeunes nobles dévisageaient le grand hiérophante les yeux écarquillés, trop interloqués pour parler. Meruhep secoua la tête avec dédain et repartit à la pêche à l’anguille. Après un long moment, Arkhan se décida enfin à briser le silence.

— Je suis un homme sans merci, mon seigneur, mais vous le savez déjà, sans quoi je ne serais pas là.

— Moi aussi ! fit Raamket avec emportement. Voyez si je ne le suis pas !

Shepsu-hur gloussa doucement.

— Je peux aussi l’être quand l’humeur me prend, mon seigneur.

Un par un, les autres nobles ajoutèrent leur voix au chœur. Arkhan avait raison ; Nagash avait choisi chacun de ces hommes avec soin, sur les recommandations de Khefru. Malgré leur bravade, il s’agissait d’hommes misérables et désespérés, endettés et empêtrés dans leurs vices. La promesse de richesse et de pouvoir était trop grande, et aucun d’eux n’avait grand-chose à perdre en dehors d’une existence inutile.

Seul un homme tenait encore sa langue. Meruhep avait l’air de plus en plus méprisant alors que la cacophonie ne cessait de s’amplifier. Il posa son bol en renversant vin et anguilles.

— Vous êtes tous des imbéciles ! aboya-t-il en jetant de regards noirs à ses camarades et en montrant Nagash de la main. Il n’a aucun pouvoir ! Son culte n’est qu’une imposture et vise uniquement à satisfaire la vanité d’un roi. Croyez-vous que les grandes maisons vont rester les bras croisés et le regarder destituer son frère ? Croyez-vous que Thutep fera preuve de miséricorde en apprenant tout ceci ? Non. Vos têtes finiront sur des piques devant le palais, ajouta Meruhep en se tournant vers Nagash. Et croyez-moi, le roi le découvrira, d’une façon ou d’une autre. Ces choses-là ne restent jamais secrètes bien longtemps…

Le jeune noble s’arrêta au beau milieu de sa phrase, le front ridé. Pendant un moment, on aurait dit qu’il avait perdu le fil de ses pensées, puis il écarquilla les yeux et fut plié en deux par une douleur rapidement suivie de hurlements d’agonie.

Les hommes se relevèrent en poussant des cris de surprise. Certains jetèrent leur verre de vin par terre, craignant d’avoir été empoisonnés. Un autre, un cousin éloigné de la victime, s’approcha du noble accablé de douleur, mais s’arrêta aussi sec en voyant le visage de Nagash. Le grand hiérophante fixait le malheureux sans sourciller, ses lèvres s’agitant en une récitation silencieuse.

Shepsu-hur vit également le visage de Nagash. Son regard se porta alors sur Meruhep, et il écarquilla les yeux d’horreur.

— Que Neru nous bénisse, dit-il en montrant le sol. Les anguilles !

Les nobles se tournèrent vers l’endroit désigné. Le bol renversé de Meruhep se trouvait au centre de la pièce et un tas d’anguilles bouillies frétillaient et se contorsionnaient telles une couvée de serpents dans la flaque de vin.

Des hurlements d’horreur et d’effroi emplirent la pièce et les jeunes nobles reculèrent du corps agité de Meruhep. Quelques secondes plus tard, ses cris se transformèrent en gémissements et du sang apparut sur sa robe de lin. Ses mouvements devinrent complètement incontrôlés et prirent des allures de spasmes d’agonie alors que les anguilles se frayaient un chemin dans son abdomen.

En quelques minutes, tout fut fini et Meruhep nageait dans une mare de fluides corporels. De longues formes pâles s’agitaient dans le sang et la bile, s’immobilisant les unes après les autres. Quand la dernière créature s’arrêta, Nagash leva les yeux vers le groupe ébranlé.

— Vous comprendrez sans peine que le sceau du secret doit peser sur cette entreprise, dit-il calmement. Pour le moment, contentez-vous de patienter, ajouta-t-il en faisant un signe de la tête vers un coin de la pièce.

Aussitôt, des esclaves se précipitèrent pour emporter le corps de Meruhep.

Nagash leva la main et Khefru entra par l’antichambre. Le jeune prêtre portait un rouleau de papyrus.

— Pour l’instant, j’ai simplement besoin de vos noms, dit Khefru. Écrivez-les sur ce parchemin, sans oublier ceux des nobles qui selon vous pourraient rallier notre cause.

Khefru se dirigea d’abord vers Arkhan. Il lui tendit le papyrus et sortit un pinceau de sa manche. Le noble observait la traînée de sang laissée par le corps de Meruhep avec intérêt et dégoût à la fois. Il lui fallut faire un certain effort pour détacher son regard de la scène de cauchemar avant de se pencher sur le papyrus.

— Est-ce que… devons-nous signer avec notre sang ? demanda Arkhan d’un air hésitant.

La question parut surprendre Nagash.

— Votre sang ? demanda-t-il d’un air espiègle. Certainement pas. Pour qui me prenez-vous ? Pour un barbare ?

Quelques heures plus tard, Nagash sortit de la maison décrépite et demanda à ses porteurs de faire route vers la nécropole. Les serviteurs s’y résolurent avec peur, le bruit de leurs pas résonnant dans les rues désertes. C’était bientôt l’heure des morts, le moment où la clarté de Neru disparaissait, où les esprits rôdaient en quête de proies. À l’ouest, juste au-dessus de l’horizon, Sakhmet brillait vivement et les porteurs lançaient des regards inquiets par-dessus leurs épaules, comme si la Sorcière Verte leur marchait sur les talons. Lorsqu’ils arrivèrent enfin à la Grande Pyramide, Khefru dut leur promettre de doubler leurs gages pour qu’ils veuillent bien attendre parmi les tombes infestées de chacals.

Nagash ne s’aperçut de rien. Il sortit du palanquin sans un mot et entra rapidement dans l’immense tombeau. Les lampes à huile brûlaient toujours dans son sanctuaire. Il en prit une et avança, la tenant bien haut pour bannir les ombres qui dissimulaient le contenu de la cage en bois, à l’autre bout de la pièce.

Des gémissements de terreur l’accueillirent. La lueur jaune se reflétait dans les yeux écarquillés du jeune homme tremblotant, serré contre le fond de la cage pour échapper au sort réservé à sa sœur. Le corps de celle-ci se trouvait presque aux pieds du grand hiérophante, dans une mare de sang caillé et de fluides corporels. Sa peau avait enflé avant d’exploser, déversant un véritable torrent de chair cancéreuse et de sang nauséabond sur le sol de pierre. Les os souillés qui apparaissaient encore parmi le sang étaient les seuls signes permettant de dire que le cadavre était d’origine humaine.

Nagash s’empressa de déverrouiller la porte de la cage, puis il tira le jeune homme par les cheveux. Il en sortit le malheureux hurlant comme un boucher choisissant une bête pour l’abattoir avant d’examiner chaque centimètre carré de son corps nu.

Le grand hiérophante sourit. Le jeune homme, qui s’appelait Shepresh, était indemne. La malédiction qui avait coûté la vie à sa sœur ne l’avait pas touché malgré le sang noble qu’ils partageaient.

Souriant de plus belle, Nagash entraînant sa malheureuse victime dans le cercle rituel pour recommencer l’Incantation de Mort. Ensuite, Khefru entra dans la pièce avec le papyrus roulé qu’il rapportait de la réunion.

— Les noms ! fit Nagash en tendant la main. Les noms ! Apporte-les-moi !

L’heure des morts avait sonné et il avait encore une sinistre besogne à abattre.