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Sang et Eau

Les Fontaines de la Vie Éternelle, en la 63e année de Ptra le Glorieux

(–1744 du calendrier impérial)

Les prêtres eurent fort à faire toute la nuit pendant que l’armée se préparait. Les acolytes de Neru parcoururent le périmètre du camp allié en levant les yeux vers la déesse, et en imprégnant l’air froid de chants destinés à éloigner les esprits. Autour des feux de camps, les guerriers abattaient leurs marteaux sur des éléments de bronze, effectuant des réparations de dernière minute sur les chars et les harnais. La plupart des hommes priaient en travaillant. Certains faisaient appel à Ptra afin qu’il amène leurs ennemis devant eux, et d’autres suppliaient le puissant Geheb de leur donner la force de vaincre leurs adversaires. D’autres encore adressaient des murmures à Djaf, le dieu de la Mort au visage couvert de cendres, priant pour que leurs coups soient nets et précis. Les bruits de ferraille et chuchotements de l’armée gigantesque se mêlaient aux cris des bœufs, des chèvres et des agneaux que les prêtres sortaient de leurs enclos pour les mener aux autels sanguinolents érigés au centre du camp. La clameur de l’armée allait et venait dans les dunes telle le souffle incessant d’une gargantuesque créature élémentaire.

L’armée de l’Usurpateur attendait à près de cinq kilomètres, de l’autre côté des dunes et d’une large plaine rocailleuse. Les flammes de petits feux de camp vacillaient parmi les centaines de tentes sombres. De temps à autre, le hennissement nerveux d’un cheval arrivait aux oreilles des sentinelles alliées mais pour le reste, il y régnait un silence surnaturel.

Au centre du vaste camp, entouré par des dizaines d’ushabti vigilants, Rakh-amn-hotep écoutait attentivement les rapports de ses éclaireurs et réfléchissait à la bataille de la journée à venir. Après avoir renvoyé ses capitaines à leurs tentes, il s’assit sur un tabouret de fortune et rumina ses plans en observant la grande carte déroulée devant lui, étudiant ses positions mais également celles de l’ennemi. De temps en temps, son champion Ekhreb se levait de la chaise située près de l’entrée de la grande tente et remplissait la coupe vide de son souverain d’un mélange d’herbe et de vin coupé. À l’autre bout de la pièce principale de la tente, le roi de Lybaras se reposait sur un divan couvert de poussière, le menton contre la poitrine, et les feuilles de papyrus posées sur ses genoux s’agitaient très légèrement à chacun de ses ronflements.

Deux heures avant l’aube, les esclaves de l’armée se réveillèrent sur le sol froid et entreprirent de préparer le petit-déjeuner. Des bols de bouillie de céréales furent remis aux milliers de guerriers, sans oublier une petite miche de pain sans levain et une coupe d’eau. Parmi les nobles, ceux qui purent se résoudre à manger eurent droit à du pain et des olives, du fromage de chèvre et du gibier d’eau. Quant au vin, il était sirupeux, voire résineux, car on ne pouvait se permettre de le couper.

Une demi-heure avant le lever du soleil, alors que le ciel commençait à pâlir à l’est, l’armée se rassembla. Des chevaux dévalèrent soudain les allées alors que les rois donnaient leurs premiers ordres aux compagnies. Les chefs de rang beuglèrent eux aussi des instructions à leurs unités afin de les faire sortir de leurs tentes et de les aligner en bon ordre. Le vrombissement d’un tonnerre artificiel et des sifflements de vapeur se firent alors entendre dans le nord-est du camp alors que les machines de guerre lybariennes revenaient à la vie, au point que les montures de la cavalerie rasetréenne se mirent à se cabrer et à frapper le sol de leurs sabots. Six formes gigantesques se découpèrent lentement dans le ciel, leurs lourdes plaques de métal grinçant et gémissant en se frottant les unes contre les autres.

Le sol trembla lorsque les géants se relevèrent lentement. Leur visage taillé dans le bois et recouvert de cuivre poli avait tout pour gagner les faveurs des dieux : une face de chien féroce en l’honneur de Geheb ; celle d’un énigmatique chacal pour Djaf ; ou encore d’un cruel faucon pour Phakth. Incrédules, les guerriers de Rasetra et de Lybaras observèrent les grands engins soulever leurs masses de pierre et faire leurs premiers pas vers le champ de bataille. Rares furent ceux qui remarquèrent que les scorpions de guerre étaient absents. À l’instar de Sokth, leur divinité tutélaire, les discrètes machines avaient disparu dans la nuit, ne laissant derrière elles que des poches de sable remué.

À l’éveil des engins de siège répondirent des mugissements au sud-est du camp, alors que les machines de guerre vivantes de Rasetra levaient vers le ciel leur museau caparaçonné comme pour défier les lointains géants. Les lézards tonnerre étaient d’énormes créatures bossues dont les courtes pattes avaient la largeur de troncs d’arbres et dont la queue était couverte de protubérances, à l’image d’une masse d’armes. Bien qu’elles eussent dormi sur le sable chauffé par des dizaines de feux de camp, les bêtes n’étaient pas très bien réveillées dans la froidure du petit matin. Leurs dresseurs, d’habiles hommes-lézards des jungles du sud, les forcèrent à se lever au moyen d’aiguillons et leur grimpèrent sur le dos pour prendre place dans un howdah de bois et de toile fixé sur leur barde métallique. Des meutes d’auxiliaires hommes-lézards se rassemblèrent autour de leurs gigantesques cousins, murmurant dans leur langue constituée de sifflements et de claquements. Certains faisaient étalage des crânes ensanglantés qu’ils avaient pris la veille, invitant leurs camarades à goûter leurs trophées en les léchant de leur langue noire.

Alors que les premiers rayons du soleil filtraient à l’horizon, un chœur de trompettes retentit au centre du camp et l’infanterie se mit en branle. La première vague, constituée de près de vingt mille hommes, forma dix compagnies étalées sur huit kilomètres environ du nord au sud. Elle avança sous le regard vigilant des officiers de noble extraction et les jurons des chefs de rang. Dans son sillage venait la cavalerie : huit mille cavaliers légers, cinq mille cavaliers lourds et deux mille chars, auxquels il fallait ajouter vingt mille réservistes et auxiliaires. Derrière eux avançaient les titanesques machines de guerre de Lybaras et les lézards tonnerre mugissants de Rasetra qui soulevaient de véritables nuages de poussière. Enfin, figurait en dernière position une procession bariolée de prêtres : des serviteurs de Ptra et Geheb, de Phakth et de Neru, et même des religieux de Tahoth l’Érudit dans leurs atours étincelants de cuivre et de verre.

Les armées de l’Est se rendaient au combat avec le soleil dans le dos et les ombres de la nuit reculant devant elles.

La proue du bateau volant tanguait alors que le soleil réchauffait l’air au-dessus des dunes, si bien que Rakh-amn-hotep s’estima heureux de ne pas avoir ingurgité un solide petit-déjeuner avant de se rendre à la bataille. Près de lui, Hekhmenukep se balançait tel un palmier pris dans la tempête, relayant les instructions à ses signaleurs aussi facilement que s’il se reposait dans sa tente. Le roi de Rasetra s’agrippa au garde-fou, bien décidé à ne pas se sentir gêné devant le roi savant.

Des dizaines de Lybariens encombraient les ponts du bateau volant qui flottait derrière l’armée en marche. Quatre équipes de signaleurs se tenaient près du bastingage, équipées de réflecteurs de bronze qu’ils agitaient régulièrement en profitant des rayons du soleil. Derrière eux, une compagnie d’archers se tenaient assis en tailleur au centre du pont, leur arc long à portée de la main alors qu’ils discutaient ou jouaient aux dés. À la poupe, près du système de gouvernails, vingt-cinq jeunes prêtres environ psalmodiaient des invocations à l’intention des esprits de l’air qui maintenaient le navire dans les airs. À l’est, loin derrière l’armée, venaient les autres bateaux volants lybariens, les sept embarcations jetant de longues ombres en travers du relief vallonné.

Soixante mètres plus bas, dans la plaine accidentée, l’armée alliée avançait d’un pas décidé vers l’ennemi qui l’attendait. À une telle distance, Rakh-amn-hotep n’entendait ni grondement ni cliquetis, ce qui ne fit qu’accroître son malaise.

— J’ai le sentiment de n’être que spectateur, dit-il à moitié pour lui-même en se tournant malgré tout vers Hekhmenukep. Êtes-vous sûr que cela va marcher ? Et si l’armée ne peut plus lire nos signaux ?

Le roi de Lybaras lui adressa un sourire débonnaire.

— Il y a des signaleurs lybariens dans chaque compagnie, fit-il comme pour rassurer un enfant angoissé. Nous perfectionnons ce système depuis des siècles au moyen de jeux de guerre élaborés. Ça ne peut que marcher.

Rakh-amn-hotep regardait maintenant le roi lybarien d’un air songeur.

— Combien de fois vous en êtes-vous servi lors d’une véritable bataille ? demanda-t-il.

Le sourire confiant d’Hekhmenukep s’évanouit alors quelque peu.

— Eh bien…, commença-t-il.

— C’est bien ce que je craignais, grogna le roi rasetréen.

L’espace d’un instant, il songea à lui demander de le débarquer au côté du reste de l’armée, mais des ordres venant du sol et des airs ne pouvaient qu’augmenter le risque de confusion. Se renfrognant, il tourna son attention vers le champ de bataille et tenta de comprendre la disposition de l’ennemi.

Depuis son poste d’observation, l’armée de l’Usurpateur avait tout l’air de jetons posés sur un plan d’état-major. Des compagnies d’archers vêtus de bleu, certainement originaires de Zandri, formaient une ligne cinquante mètres environ devant un véritable mur de lanciers ancré à la route commerciale, et s’étendant sur plus de six kilomètres, le tout constituant une sorte de croissant. Les compagnies ennemies étaient moins nombreuses que celles de l’armée alliée, mais plus imposantes puisqu’elles comptaient cinq rangs et non trois. Le roi aperçut des compagnies de réservistes derrière les premiers rangs, tout près du centre et du flanc droit adverse. Selon ses estimations, les forces combinées de l’Usurpateur dépassaient l’infanterie alliée de près de vingt mille hommes. D’importants escadrons de cavalerie légère numasienne arpentaient les flancs de l’ennemi, prêts à déjouer toute tentative de contournement, sans compter qu’une importante force de cavaliers lourds patientait derrière les dunes du flanc gauche. Deux formations supplémentaires attendaient à l’arrière, mais elles se dissimulaient dans les brumes des Fontaines. Des chars, voire des catapultes, présuma le roi.

— Soixante-dix, peut-être quatre-vingt mille hommes, dit-il d’un air songeur. On dirait que la diversion de Ka-Sabar n’a pas connu tout le succès escompté. Nous sommes assurément confrontés aux forces combinées de Khemri, Numas et Zandri, ajouta-t-il en s’appuyant contre le bastingage pour étudier les formations de plus près. En revanche, aucune des tentes aperçues lors de la tragédie de Zédri… Où sont l’Usurpateurs et ses monstres blafards ?

Hekhmenukep parut réfléchir.

— Peut-être sont-ils dans les brumes qui entourent les fontaines ? proposa-t-il.

— Peut-être, convint Rakh-amn-hotep. À Zédri, il ne s’est dévoilé qu’au moment où son armée était au bord de la défaite. Il est possible qu’il se croie capable de l’emporter avec sa seule armée.

Le roi croisa les bras et jeta un regard mauvais aux troupes ennemies.

— Non, ça ne peut pas être aussi simple. Il y a quelque chose qui cloche, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus.

Hekhmenukep rejoignit le roi rasetréen près du bastingage et passa un long moment à observer la plaine accidentée avant de poser une question.

— Où sont les corps ?

— Les corps ?

Le roi lybarien désigna la plaine d’un geste de la main.

— C’est bien ici que vous avez combattu l’avant-garde ennemie hier, n’est-ce pas ? Vous m’avez parlé de centaines de morts de chaque côté.

— Plus du leur que du nôtre, précisa Rakh-amn-hotep.

— Mais où sont passés les corps ? demanda le Lybarien. La plaine devrait en être jonchée et envahie de nuées de vautours, et pourtant je ne vois rien.

Rakh-amn-hotep eut l’air de réfléchir.

— J’y suis ! dit-il enfin. Oui, c’est ça ! Nagash a fait appel à sa maudite sorcellerie pour animer les cadavres et… il les a cachés dans la brume, finit-il après avoir balayé le champ de bataille du regard.

— Et pourquoi ne les aurait-il tout simplement pas ensevelis là où ils sont tombés ? demanda Hekhmenukep. Afin de les faire sortir de terre une fois nos compagnies passées.

Le roi rasetréen secoua la tête.

— Le sol est trop rocailleux et nous verrions d’ici que le sol a été retourné, répondit-il en observant derechef les positions ennemies. L’ennemi a renforcé ses lignes au centre et à droite, laissant le flanc gauche relativement dégarni. Il souhaite que nous nous y précipitions et nous attirer pendant que ses compagnies se replieront, puis sa cavalerie lourde entamera une contre-charge pour nous couper dans notre élan, ajouta-t-il en désignant les dunes situées derrière le flanc droit adverse. Les morts nous attendent là-bas ; c’est là le plan de Nagash, j’en mettrais ma main à couper.

Hekhmenukep y songea avant de répondre.

— Votre raisonnement se tient, mais comment riposter dans ce cas ?

— Nous envoyons le gros de nos réservistes au sud, ordonna le roi rasetréen. Prévenez les officiers de se méfier des contre-attaques. Ensuite, nous renversons les rôles aux dépens des forces de l’Usurpateur au nord.

Rakh-amn-hotep donna ses instructions aux signaleurs lybariens, ses ordres se faisant plus rapides et précis alors que son plan de bataille se mettait en place. En quelques minutes, les signaleurs se mirent au travail, envoyant des messages aux troupes au sol, puis le roi rasetréen afficha un sourire carnassier alors que l’armée alliée se mettait en marche.

Malgré le concours des signaux-soleil lybariens, la réorganisation de l’armée alliée prit une bonne partie de la matinée. D’immenses nuages de poussière stagnaient au-dessus de la plaine, masquant les déplacements des compagnies alliées qui se rendaient jusqu’à leur nouvelle position. Hormis les missions de reconnaissance décousues de cavaliers légers ennemis au sud, l’armée de l’Usurpateur ne tenta à aucun moment de contrarier les manœuvres alliées.

Rakh-amn-hotep porta un gobelet de vin coupé à ses lèvres en observant les derniers ajustements dans la grande plaine pendant que Hekhmenukep attendait près de lui, contemplant les forces ennemies.

— Quatre heures se sont écoulées et ils ont à peine bougé, dit-il. C’est comme si nous n’étions pas là.

— Oh ! Nous sommes pourtant bel et bien là, rétorqua Rakh-amn-hotep, mais ils n’ont aucun intérêt à venir nous défier. Vous souvenez-vous de l’erreur de Nemuhareb aux Portes de l’Aube ? S’il s’était contenté de défendre les fortifications, il nous aurait sans doute repoussés, mais son orgueil l’a emporté sur la raison. Nagash sait que le temps joue en sa faveur car les fontaines sont à lui. Tout ce qu’il a à faire, c’est de nous en tenir à l’écart, ajouta le Rasetréen en avalant une nouvelle gorgée de vin. C’est pour cela que nous devons tout miser sur un assaut massif. Nous devons briser ses lignes au premier essai, sans quoi nous n’y parviendrons pas, car chaque attaque sera moins violente que la précédente.

Un signaleur situé près du bastingage de tribord envoya un flash de reconnaissance aux forces situées au sol. Le noble en charge de l’équipe s’approcha rapidement des rois et s’inclina très respectueusement.

— Tout est prêt, mes seigneurs.

Rakh-amn-hotep opina du chef.

— Très bien, dit-il en adressant un sourire à Hekhmenukep. Le sort en est jeté, ajouta-t-il en se tournant vers le signaleur. Donne l’ordre d’avancer.

L’ordre fut transmis aux hommes et quelques instants plus tard, ils envoyèrent le message au moyen de leurs disques de bronze. Les rois entendirent la plainte des cors de guerre et les hommes se mirent en marche en poussant un rugissement sourd.

Rakh-amn-hotep avait fait basculer toute l’infanterie alliée au sud, de manière à la déployer contre le centre et le flanc droit de l’armée de l’Usurpateur. Dix mille guerriers rasetréens marchaient en première ligne, épaule contre épaule, leur large bouclier de bois levé devant eux. Leur visage sombre était peint de bandes jaunes, rouges et blanches, à la manière des barbares hommes-lézards, sans compter qu’ils avaient attaché des fétiches constitués d’os et de plumes à la tête de leurs masses en pierre. Derrière chaque compagnie marchaient des groupes d’archers rasetréens vêtus de lourds manteaux en peau de lézard leur descendant jusqu’à la cheville. Chaque archer avait à côté de lui un esclave qui portait des fagots de flèches à pointe de bronze afin que les hommes puissent tirer en marchant.

De modestes compagnies d’infanterie légère lybarienne avançaient derrière les Rasetréens, armées d’épées lourdes et de hachettes. Elles progressaient derrière l’infanterie lourde, telles des chacals emboîtant le pas à une troupe de lions du désert. Leur tâche ne consistait pas à affronter des adversaires vivants, mais à user de leurs lames contre les guerriers alliés abattus et abandonnés dans le sillage de l’armée. Plus à l’est, les fantassins de réserve se déployaient en un croissant couvrant la progression du flanc sud de l’armée, attentifs au moindre signe d’attaque surprise lancée depuis les dunes.

Alors que les lignes avançaient, les catapultes entrèrent dans la danse, envoyant des pierres rondes de la taille de roues de chariot par-dessus la tête des troupes alliées. Les projectiles retombèrent sur les rangs serrés de l’infanterie ennemie et les impacts projetèrent des morceaux de bois, de chair et d’os en tous sens. Bien évidemment, les hurlements des blessés et des mourants se firent rapidement entendre par-dessus les bruits de pas.

Lorsque les compagnies alliées furent à moins de deux cents mètres de leurs adversaires, les terribles archers de Zandri se mirent de la partie, et obscurcirent le ciel en tirant leurs volées de flèches les unes après les autres. Les traits s’écrasaient contre les boucliers de l’infanterie rasetréenne ou s’enfonçaient dans leurs épais manteaux d’écailles. Ici et là, un guerrier s’écroulait lorsqu’une flèche de roseau trouvait un interstice, mais les archers rasetréens répliquèrent rapidement et l’intensité des tirs de Zandri retomba.

Les archers ennemis reculèrent face à l’ost allié, mais continuèrent de tirer jusqu’à l’épuisement de leur stock de flèches avant de battre en retraite derrière leurs compagnies d’infanterie meurtries. Lentement mais sûrement, les Rasetréens poursuivaient leur progression tout en économisant leurs forces en raison de la chaleur torride. Finalement, les deux armées se heurtèrent en produisant un fracas grinçant d’armes et d’armures. L’infanterie ennemie accueillit les guerriers alliés en leur opposant un véritable mur de boucliers et en les frappant de leurs longues lances. De leur côté, les Rasetréens entreprirent d’enfoncer les troupes légères à l’aide de leurs redoutables armes à tête de pierre.

Pourvus d’armures qui repoussaient la plupart des coups, les terrifiants guerriers de la jungle entamèrent un véritable carnage parmi leurs adversaires manifestement peu expérimentés. La ligne ennemie plia sous l’assaut, mais l’infanterie lourde fatiguait sous le poids de son équipement et de la chaleur, si bien que sa progression parut faiblir. Ensuite, les réservistes ennemis affluèrent vers le centre et le flanc droit dans le but de consolider la ligne de bataille de l’Usurpateur.

— La progression semble enrayée, fit Hekhmenukep. Vos hommes ne vont pas tenir bien longtemps à ce rythme.

Rakh-amn-hotep posa les mains sur le bastingage du bateau volant et acquiesça. De toute évidence, le centre et la droite ennemis ne pouvaient être enfoncés car l’infanterie lourde tentait de se frayer un passage dans une véritable mer de troupes ennemies. Toutefois, l’attaque avait d’une certaine façon porté ses fruits puisqu’elle avait attiré les troupes de réserve de l’Usurpateur, affaiblissant ainsi son flanc gauche. Les officiers ennemis situés au sol ne pouvaient voir la concentration des armées adverses comme lui le pouvait, sans compter que depuis sa position stratégique digne d’un dieu, il savait où et quand frapper. Maintenant, le roi rasetréen avait presque pitié de son adversaire.

— Un signe d’attaque du sud ? demanda-t-il.

Hekhmenukep secoua la tête.

— Rien pour l’instant.

— Dans ce cas, nous allons en finir, reprit Rakh-amn-hotep en se tournant vers les signaleurs. Lancez l’attaque contre le flanc gauche ennemi.

Sur le champ de bataille, les prêtres-savants lybariens lisaient les signaux clignotants et levèrent les mains en direction des silhouettes gigantesques qui se tenaient devant eux. Chantant des incantations et des mots de commande, ils lâchèrent leurs monstres sur les lignes ennemies.

Les six machines de guerre avancèrent d’un pas pesant dans un craquement de bois et de métal. Des meutes d’hommes-lézards et de bêtes de guerre bondirent dans leur sillage en poussant de furieux cris et ululements à vous déchirer les tympans. Face à cette scène, la ligne d’archers ennemis marqua un temps d’hésitation, et lorsque sa première volée de flèches s’écrasa sans provoquer le moindre dommage sur les charpentes de bois et de métal, ils entreprirent une retraite précipitée derrière leurs lanciers plus que dubitatifs. Toutefois, l’infanterie de Khemri ne recula pas d’un centimètre face à ces machines géantes, peut-être parce qu’elle comptait sur le Roi Éternel pour la protéger.

Les géants couvrirent la distance qui les en séparait en quelques dizaines d’enjambées et s’enfoncèrent dans les rangs serrés des guerriers, projetant des corps hurlants et désarticulés vers le ciel à chacun de leur balayage. Leurs énormes masses s’abattaient tels des balanciers, creusant de véritables sillons sanguinolents dans la masse. Des guerriers frénétiques se jetaient sur les géants en criant à pleins poumons, frappant les articulations de leurs lances, mais leurs armes ne s’y enfonçaient pas assez profondément. Les machines de guerre ne ralentissaient pas et poursuivaient leur route parmi les compagnies brisées. Puis apparurent les barbares hommes-lézards qui tombèrent sur les guerriers encore abasourdis, armés de leurs mailloches de pierre.

La panique se répandit comme une tempête de sable dans tout le flanc gauche, et la ligne brisée de l’Usurpateur se mit à reculer tant bien que mal face à cet assaut écrasant. Alors que les champions de Khemri tentaient de remettre de l’ordre dans les compagnies en repli, le sol explosa en produisant une pluie de pierre et de sable. Les scorpions de guerre lybariens venaient eux aussi d’entrer dans la danse et sortirent de terre. Les guerriers terrifiés furent taillés en pièces par des pinces en bronze ou proprement réduits en bouillie par le dard fouettant des machines. En quelques minutes, toute forme de résistance s’évanouit et les guerriers de Khemri découragés fuirent vers l’ouest.

Alors que le flanc gauche ennemi cédait devant les géants tel une vague refluant de la plage, les catapultes adverses situées à l’arrière entrèrent elles aussi en action, produisant des cris aigus et des arcs de flammes vertes. Des grappes entières de crânes hurlants s’abattirent sur les géants, s’écrasant contre leurs plaques de bronze et de bois en produisant de véritables explosions magiques. En quelques secondes, deux d’entre eux furent la proie des flammes et des fragments incandescents se frayèrent un chemin jusqu’à leur squelette vulnérable. Aussitôt, leur allure ralentit en raison des rouages de métal ramollis par la chaleur. D’épais câbles de cuivre cédèrent sous la pression, faisant presque immédiatement sauter les mécanismes qui les animaient. Le géant à tête de chacal mourut le premier et l’explosion de sa chaudière à vapeur produisit une véritable pluie de métal et de bois déchiquetés. Ce fut ensuite le tour d’un géant à tête de faucon aux genoux de bronze brisés, qui tomba sur une dizaine de lanciers de Khemri. Saisis d’horreur, les prêtres lybariens chantaient désespérément pour que leurs machines de guerre se replient, mais deux autres furent touchées à de multiples reprises et livrées aux flammes.

Ce barrage se révéla toutefois insuffisant. Alors que les deux derniers géants reculaient, les auxiliaires hommes-lézards redoublèrent d’efforts parmi les scorpions de guerre et le flanc gauche ennemi poursuivit sa désintégration. Plus loin à l’ouest, les trompettes retentirent pour ordonner à la cavalerie numasienne d’entrer en action et d’inverser le cours de la bataille.

Hekhmenukep cracha un flot de jurons obscènes lorsque le quatrième géant s’immobilisa avant d’exploser, arrosant le champ de bataille de fragments de métal fondu.

— Je vous avais pourtant dit qu’ils n’étaient pas adaptés à ce type de conflit ! fit-il atterré. Les géants sont des armes de siège dont le rôle était d’abattre les remparts de Khemri !

— Si nous dispersons l’armée de l’Usurpateur aujourd’hui, un siège ne sera pas nécessaire, gronda Rakh-amn-hotep. Vos machines se sont montrées très utiles. Le flanc ennemi est brisé et la victoire ne peut plus nous échapper, fit le roi rasetréen en désignant l’ouest. Lâchez vos bateaux volants sur les catapultes ennemies et vengez-les, Hekhmenukep. Il est temps de porter le coup de grâce.

Sur ce, il se tourna vers les signaleurs et leur donna une troisième série d’ordres à transmettre aux troupes au sol.

De son côté, le roi de Lybaras secoua tristement la tête en contemplant les épaves embrasées jonchant le champ de bataille au nord-ouest.

— Quel gâchis, dit-il en songeant aux décennies de travail qui partaient en fumée devant lui.

Les cavaliers numasiens savaient, au son des trompettes qui les appelaient au combat, que les nouvelles n’étaient pas très bonnes. Fouaillant leurs montures, ils franchirent la crête à l’est et virent le désastre qui se jouait devant eux. Impavides, ils serrèrent les rangs et chargèrent en direction des premiers éléments ennemis.

Huit mille des meilleurs cavaliers de Nehekhara fondirent aussitôt sur les maraudeurs hommes-lézards, leurs pointes de lance étincelant sinistrement maintenant que le soleil était haut dans le ciel. Tels une avalanche de chair et de bronze, ils dévalèrent en direction des barbares vociférants, mais au dernier moment, les chevaux sentirent l’odeur âcre des hommes-lézards et cédèrent à la peur. Les cavaliers maudirent l’ennemi et s’efforcèrent de maîtriser leurs montures paniquées, mais le plus grand désordre s’abattit rapidement dans les rangs lorsque la charge toucha au but.

D’énormes hommes-lézards furent précipités au sol, empalés au bout des lances ou piétinés par les chevaux frénétiques. Certains des barbares parvinrent à emporter avec eux les animaux hurlants à terre en refermant leurs mâchoires de reptiles sur leur encolure. Des hommes furent désarçonnés à coups de mailloche et de mains griffues. Les énormes lézards tonnerre frappaient les cavaliers de leur grosse queue en mugissant, broyant hommes et chevaux.

Telles deux bêtes folles de rage, les formations s’entre-tuèrent dans une furieuse mêlée. Individuellement, les hommes-lézards et leurs reptiles étaient beaucoup plus forts et résistants, mais l’infériorité numérique jouait en leur défaveur. Les cavaliers de Numas reprirent bien vite le contrôle de leurs montures, et profitèrent de leur nombre et de la vitesse de leurs chevaux pour lancer des attaques coordonnées contre leurs adversaires beaucoup plus lents. Les uns après les autres, les barbares tombèrent face contre terre, leur cuir épais transpercé par des dizaines de lances.

Rendu fou par les coups de lance, l’un des lézards tonnerre poussa un rugissement de panique et fit volte-face avant de filer par là où il était venu. Malheureusement, les autres créatures lui emboîtèrent le pas tels des moutons. Lourdement secouée par l’affrontement, la cavalerie numasienne en profita pour reprendre ses esprits et reformer les rangs, quand tout à coup un vrombissement menaçant se fit entendre à l’est.

Les quelque deux mille chars rasetréens traversaient la plaine en direction des Numasiens épuisés. Des flèches s’abattirent parmi eux, emportant des guerriers et leurs chevaux. Terrorisés, les officiers ordonnèrent un repli général face à cette vague de bronze dans l’espoir de pouvoir lancer une contre-charge peu après, mais la manœuvre tourna à la débandade générale car les soldats perdirent courage en sentant l’ennemi les talonner.

Derrière les chars, cinq mille cavaliers lourds lybariens et rasetréens traversaient eux aussi la plaine, mais ils bifurquèrent vers le sud, en direction du centre ennemi. Frappées de côté par la charge de cavalerie, les compagnies adverses vacillèrent avant de céder. Les trompettes retentirent à tout rompre à l’arrière de l’armée de l’Usurpateur, et les dernières réserves avancèrent pour former une arrière-garde et couvrir la retraite de l’armée. Au-dessus du champ de bataille, les bateaux volants de Lybaras dépassèrent les troupes en fuite, dans le but d’atteindre les catapultes de l’Usurpateur. Alors qu’ils se situaient à l’aplomb de celles-ci, les guerriers jetèrent par-dessus bord des paniers pleins de pierres et de fragments de métal aiguisés. Paniqués par cette soudaine pluie mortelle, les servants de catapulte prirent leurs jambes à leur cou et disparurent dans la brume des fontaines.

Sur toute la plaine, les soldats de l’armée de l’est levèrent leurs armes ensanglantées vers le ciel bleu en poussant des hourras et en hurlant les noms des dieux. Derrière l’infanterie lourde éreintée, les guerriers de Lybaras poursuivaient leur sinistre besogne, démembrant les cadavres qui jonchaient le champ de bataille.

Des vivats retentirent sur les ponts du bateau volant alors que l’arrière-garde harcelée se repliait sous une pluie de flèches vers les brumes des fontaines. Hekhmenukep se tourna vers son allié et s’inclina devant lui pour lui signifier son admiration.

— Rakh-amn-hotep, nous avons remporté la victoire. Votre stratégie était la bonne.

Le roi rasetréen eut un haussement d’épaules.

— Nous aurions difficilement pu perdre avec vos machines, rétorqua-t-il en caressant le bastingage de l’embarcation. Je voyais chacune des manœuvres de l’ennemi, comme si je faisais une partie de princes et rois. Peut-être avons-nous fini par trouver la réponse à la sorcellerie de Nagash.

Sur la plaine, les cavaliers alliés suivaient l’ennemi tels une meute de loups, se rapprochant des nuages de brume et de l’eau qu’ils allaient enfin pouvoir boire en abondance. Hekhmenukep fit un signe de la main à la cavalerie.

— Allez-vous ordonner la poursuite générale ? demanda-t-il.

Rakh-amn-hotep secoua la tête.

— Ce n’est pas l’envie qui me manque, mais nos troupes sont à bout et assoiffées, sans compter que nous devons nous occuper des cadavres avant de continuer, fit-il en désignant la brume d’un geste du menton. Nous allons continuer avec la cavalerie, sécuriser les fontaines et soigner les blessés près des sources sacrées.

Les Fontaines de la Vie Éternelle, un vieux présent de la déesse Asaph, étaient connues pour leurs propriétés curatives et seul le fleuve Vitae faisait l’objet d’une admiration plus grande encore dans la culture nehekharéenne. Hekhmenukep opina du bonnet.

— Maintenant que les bateaux volants ont vidé leurs cales, nous pouvons continuer avec la cavalerie et faire le plein d’eau pendant que le reste de l’armée se charge des morts et des blessés, dit-il.

Le roi rasetréen réfléchit à la proposition l’espace d’un instant.

— Bonne idée, répondit-il en faisant un geste au signaleur le plus proche. Demande à la cavalerie et aux chars de poursuivre leur route.

L’ordre fut relayé aux cavaliers et aux sept bateaux volants flottant à l’orée de la brume. Alors que le vaisseau du roi s’approchait, l’armada entama une descente gracieuse vers les nuages nacrés. Les hommes se rassemblèrent contre le bastingage de chaque navire dans le but de sentir la douce caresse de l’air humide et frais.

Rakh-amn-hotep vit la brume s’écarter sous la quille du bateau volant et lécher le garde-fou avant de venir s’enrouler autour de ses bras tendus et de lui passer comme un voile sur le visage. Mais au lieu de sentir l’humidité contre sa peau desséchée, il ne sentit qu’un air sec et une odeur de fumée vint lui racler le fond de la gorge. Hekhmenukep se mit à tousser et les membres d’équipage poussèrent des cris d’ahurissement.

Quelques instants plus tard, le bateau volant perça les couches de brume et se retrouva dans une zone parfaitement dégagée, à moins de trente mètres du sol. Rakh-amn-hotep cligna des yeux à plusieurs reprises en balayant du regard le grand bassin vallonné et ses étangs argentés d’eau sacrée. Et ce qu’il vit le saisit d’horreur.

Né de la sainte union d’Asaph et du puissant Geheb, le grand bassin renfermait des dizaines de mares aux contours irréguliers flanquées de chemins sinueux tapis d’une épaisse mousse verte. Toutefois, on avait souillé les eaux sacrées et argentées. Chacune des mares abritait maintenant les cadavres pourrissants des hommes tués la veille. Le sang et la bile profanaient les fontaines de vie d’Asaph, couvrant la surface de chacune d’un voile d’impureté et de corruption. Les guerriers de l’Usurpateur se regroupaient de l’autre côté du bassin. La panique était retombée et ils reformaient lentement les rangs.

À bord du bateau-ciel, des hommes tombèrent à genoux, sidérés par la gravité du crime de Nagash. Les mains de Hekhmenukep cramponnées au bastingage tremblaient.

— Comment est-ce possible ? balbutia-t-il, incapable de détacher son regard de la scène de profanation. Comment a-t-il pu faire une chose pareille ?

Rakh-amn-hotep fut incapable de répondre ; les mots ne suffisaient pas.

Une véritable mer de tentes se dressait de l’autre côté du grand bassin, entourées par des compagnies d’épéistes en armure lourde. Cachés du soleil par les vapeurs souillées des fontaines, les immortels blafards de Nagash étaient là, près d’une imposante tente noire tapie telle une araignée au centre du camp.

Le roi rasetréen baissa les yeux vers le lointain rassemblement de monstres et sentit aussitôt le poids d’un entêtant regard dénué d’âme, comme si l’on posait une lame glacée contre sa peau. Pour la première fois de sa vie, le roi-guerrier connut vraiment la peur.

Puis, au beau milieu des immortels livides s’éleva une colonne de ténèbres qui monta vers le ciel. Elle frappa les nuages et se propagea telle une tache d’encre. Alors que celle-ci se dirigeait rapidement vers le bateau volant, Rakh-amn-hotep entendit le bourdonnement croissant des criquets.

— Demi-tour, dit-il en haletant. Vous entendez ? Demi-tour ! Vite !

Tout autour du roi, les hommes se mirent à crier alors que la nuée d’insectes voraces balayait le navire. Rakh-amn-hotep chancela et sentit le contact de milliers d’orthoptères lorsque la vague s’abattit sur lui. Ils lui griffèrent les yeux et lui mordirent le visage. Il hurla de colère et de dégoût, en tentant vainement de se débarrasser des monstres. Une douleur cuisante le lançait désormais dans les mains et les poignets. Il chancela et tomba sur le pont en écrasant des centaines d’insectes sous son poids.

Malgré le bourdonnement incessant de la nuée et les cris des hommes, le roi rasetréen entendit un grincement sinistre au-dessus de lui. Le visage plein de sang, il réussit à ouvrir les yeux pendant une fraction de seconde, ce qui lui suffit à voir une véritable couche d’insectes s’en prendre à la vessie qui permettait de maintenir le bateau volant en l’air. Sous ses yeux effarés, il vit la toile céder comme un vieux tapis avant de libérer les esprits de l’air.

Un craquement de très mauvais augure se fit entendre et Rakh-amn-hotep sentit son estomac se serrer alors que l’embarcation plongeait en direction du sol.