SEPT 
La Colère de Nagash
Route commerciale de Khemri, en la 62e année de Qu’aph le Madré
(–1750 du calendrier impérial)
Maintenant que la sanglante bataille de Zédri était terminée, l’armée de l’Usurpateur semblait plus morte que vivante. Animées par la magie de Nagash, les carcasses des morts ne pouvaient se mouvoir que dans l’obscurité, si bien que l’armée se mit en branle au coucher du soleil et marcha jusqu’à l’aube, moment auquel on plantait les tentes du maître et de ses champions au milieu du campement. Lorsque le soleil se leva de l’autre côté des pics Fragiles, à l’est, les cadavres pourrissants s’écroulèrent mollement, jusqu’à ce que la route commerciale ressemble à un champ de bataille jonché de corps. Pendant ce temps-là, les rangs diminués de cavaliers et guerriers vivants mangeaient ce qu’ils pouvaient et se relayaient pour dormir, attendant l’attaque suivante.
Bien qu’ils fussent arrivés trop tard pour renverser le cours de la bataille de Zédri, les cavaliers de Bhagar étaient bien déterminés à faire payer très cher sa victoire à l’armée de Nagash. Se déplaçant en toute discrétion parmi les dunes, les pillards du désert fondaient sur la lente armée et frappaient ses flancs en menant une véritable guérilla. Ils sortaient brusquement du désert, tiraient flèches et javelines sur les rangs ennemis, puis repartaient aussitôt à l’ouest de la route commerciale avant qu’une quelconque défense puisse être organisée. Lorsque les cavaliers d’Arkhan tentaient de les poursuivre, ils ne faisaient généralement que tomber dans de violentes embuscades. Les pertes s’accumulaient mais, au plus grand désespoir des pillards, les morts se relevaient ensuite et rejoignaient le camp de l’Usurpateur.
Au fil des jours, la tactique des pillards évolua. Des éclaireurs suivaient la progression de l’armée la nuit et faisaient leur rapport à Shahid ben Alcazzar à l’aube. Les loups du désert frappaient ensuite le camp vers midi, sachant qu’ils n’allaient faire face qu’à un tiers environ des guerriers de l’Usurpateur. Parfois, ils attiraient les patrouilles montées d’Arkhan dans un traquenard, mais il leur arrivait aussi de s’emparer de quelques dizaines de guerriers sans vie et de les traîner dans les dunes, où ils se chargeaient ensuite de les démembrer avant de les brûler. Enfin, ils frappaient parfois au cœur même du campement, tentant ainsi d’atteindre les tentes et les monstruosités qui y sommeillaient. À chaque fois, les pillards s’enfonçaient un peu plus dans le camp.
Près d’une semaine après la grande bataille de l’oasis, le Renard Roux jugea qu’il était temps de porter un coup sérieux. Cinq jours d’escarmouches permanentes avaient eu pour effet d’épuiser les guerriers vivants de Nagash, dont le nombre était à peine supérieur à celui des cavaliers restants de ben Alcazzar. Le prince Bhagar convoqua alors ses chefs de clan et leur exposa son plan.
À l’aube du sixième jour, l’armée de l’Usurpateur campait dans une plaine rocailleuse où la route passait non loin des contreforts des pics Fragiles. Le désert à l’ouest s’arrêtait là, si bien que les dunes se situaient désormais à plusieurs kilomètres. Pour la première fois, les vivants de l’armée de Khemri pouvaient prétendre à un minimum de repos puisqu’ils croyaient leur camp parfaitement sûr.
Derrière le rideau de dunes lointaines, ben Alcazzar et les deux tiers de ses chefs se réunirent devant Ahmet ben Izzedein, le hiérophante de Khsar de Bhagar. Le prince du désert et ses élus se découvrirent les bras avant de les entailler au moyen de leurs poignards de bronze, afin de faire couler leur sang dans une coupe dorée placée aux pieds de ben Izzedein. Le dieu du désert était un véritable glouton, et il n’accordait ses faveurs qu’à ceux qui voulaient bien faire des sacrifices personnels en son nom.
Ahmet ben Izzedein s’agenouilla devant le bol et se mit à psalmodier l’Invocation du Vent Furieux. Dégainant son poignard, il ajouta son propre sang au contenu de la coupe, puis ramassa une poignée de sable sur laquelle il souffla pour qu’elle se dépose à la surface du liquide cramoisi.
Aussitôt, le vent du désert se leva autour des guerriers réunis, soulevant un voile de sable dans les airs. À peine eurent-ils le temps de sauter en selle que la trombe de vent faisait rage autour d’eux. Leurs cris de guerre se perdirent dans le rugissement affamé de Khsar, mais leurs cors d’os tranchaient tels des sabres dans le brouhaha, si bien que les pillards et leurs gracieuses montures foncèrent aussitôt vers la plaine rocailleuse et l’armée ennemie.
Les guerriers vivants de l’armée de Nagash aperçurent le nuage sifflant venir vers eux à vive allure et surent que c’était de mauvais augure. Ils se relevèrent la peur au ventre et s’emparèrent de leurs armes ou des rênes de leurs chevaux effrayés. Les trompettes sonnèrent l’alarme, et les guerriers de la Cité Vivante réagirent aussi vite que leur corps épuisé le permit. Quelques minutes plus tard, des unités dépenaillées de cavalerie lourde fonçaient droit vers la tempête, pendant que des compagnies de lanciers se formaient parmi les corps putréfiés des leurs, se préparant ainsi à réceptionner la charge.
De tous les dieux, Khsar le Sans-Visage était le moins proche des humains et honorait tout juste le pacte. Généralement, ses interventions étaient à double tranchant et ses adorateurs ne faisaient appel à lui qu’en cas d’absolue nécessité. La terrible tempête provoquée par le hiérophante ben Izzedein fouettait amis et ennemis, dissimulant la bataille qui opposait pillards et cavaliers en une sorte de maelström sifflant. Les cavaliers des deux camps se heurtèrent dans la purée de poix, se frappant de toutes leurs forces, avant de reculer et de disparaître à nouveau. Les hurlements des blessés étaient couverts par le vent affamé et les corps des morts réduits à des tas d’os récurés en l’espace de quelques secondes.
Toutefois, les pillards du désert de Bhagar étaient dans leur élément. Le visage dissimulé derrière leur chèche en signe de dévotion à leur dieu, ils saisissaient parfaitement l’humeur des vents et parvenaient à trouver leurs adversaires dans le nuage de sable. Ils chevauchaient avec un talent surhumain, comme si leurs montures lisaient leurs pensées. Les chevaux du désert constituaient une espèce à part, sans doute le seul et unique présent de Khsar à son peuple, et leurs maîtres leur accordaient plus de valeur qu’à une poignée de rubis. Sans relâche, les pillards fondaient sur leurs adversaires, et bien souvent les cavaliers de Khemri étaient désarçonnés ou mortellement blessés.
Des chevaux privés de leur cavalier ressortaient de la tempête, galopant jusqu’à la sécurité relative du camp de l’Usurpateur. Les compagnies de lanciers observaient la tempête se rapprocher à grand pas et serraient leurs armes de peur. Les champions aboyaient des ordres pour resserrer les rangs et constituer un mur de boucliers et de lances.
La tempête de sable déferla sur les guerriers telle une vague sifflante et aveuglante, leur piquant les yeux et griffant le moindre centimètre carré de peau exposé. Les premiers rangs reculèrent sous l’impact de la charge ennemie, mais les rangs arrière calèrent leur tête contre leur bouclier et poussèrent de toutes leurs forces pour que la ligne ne cède pas. Des javelines sortirent de l’obscurité et s’écrasèrent contre les boucliers quand elles ne transperçaient pas cuirs et chairs. Des hommes se mirent à hurler, d’autres s’écroulèrent, leurs cris mêlant douleur et joie, comme si la mort n’était finalement qu’une libération des horreurs subies.
Des cavaliers sortaient de la tempête tels des fantômes, cabrant leurs montures devant le mur de boucliers et frappant au moyen de cimeterres ou de haches. Ils brisaient les fers de lance et enfonçaient les casques, tailladant ici et là les bras et les cous sans protection. D’autres hommes tombèrent, mais avant que leurs camarades aient pu réagir, les cavaliers firent demi-tour et disparurent à nouveau dans la trombe.
Toutefois, la ligne tenait, formant un arc de bronze entre la tempête et les pavillons silencieux qui se dressaient sur la route derrière elle. Les guerriers hurlaient des encouragements aux hommes situés devant eux et avançaient pour combler les brèches laissées par leurs défunts camarades. Leur courage acharné venait certainement de leur désespoir, chaque homme sachant ce qui allait arriver à sa famille s’il ne tenait pas les pillards à distance.
Du reste, ils faisaient preuve d’une telle détermination face à la trombe de vent qu’ils ne remarquèrent même pas le groupe de maraudeurs qui descendit des contreforts à l’est et chargea de l’autre côté du camp. Seule une poignée de cavaliers lourds se tenait en travers de leur chemin, mais ils tombèrent rapidement, criblés par les flèches des archers montés. Les envahisseurs passèrent sur les nombreux cadavres et se précipitèrent vers les tentes sans défense qui se trouvaient à quelques centaines de mètres.
Des cris d’alerte et le son des trompettes s’élevèrent au beau milieu du campement. Des esclaves sortirent des tentes en chancelant, comme aveuglés par la lumière du jour, brandissant poignards et gourdins pour défendre leurs maîtres. Les hommes de Bhagar les fauchèrent tels les roseaux, ou les clouèrent au sol au moyen de leurs javelines barbelées, mais le sacrifice des esclaves retarda les assaillants durant de précieuses secondes. Alors que le dernier d’entre eux tombait, l’air s’emplit du bruissement de millions d’ailes, et les pillards se mirent à hurler d’effroi alors qu’un véritable linceul de scarabées recouvrait les têtes, bloquant ainsi la lumière du soleil.
Arkhan poussa le lourd couvercle du sarcophage et en bondit, avec un sacré mal de crâne en raison du fichu ordre de son maître. Les bruits des combats étaient tout proches et le vizir comprit aussitôt ce qui s’était passé. Arrachant l’arme de Suseb des mains d’un serviteur agenouillé, l’immortel sortit dans l’obscurité surnaturelle.
Deux javelines le frappèrent aussi sec, le heurtant de chaque côté de la poitrine. Le vizir chancela en raison du choc, puis il tendit la main gauche tout en proférant une terrible incantation. Une pluie d’éclairs magiques partit alors du bout de ses doigts et s’abattit sur la masse de cavaliers qui se tenaient devant lui, envoyant hommes et chevaux au sol.
Un pillard du désert jaillit sur la droite et tenta de le frapper au moyen de son cimeterre. Le vizir fit volte-face et trancha les deux pattes avant de la monture d’un coup de son énorme khopesh en bronze. L’animal hurlant s’effondra et désarçonna au passage son cavalier. Le pillard atterrit sur ses pieds avec une agilité surprenante, et se retourna pour faire face à Arkhan, mais sa dernière vision fut la lame de l’immortel qui lui fendait le crâne.
Javelines et flèches pleuvaient en tous sens, et les cris des cavaliers étaient omniprésents. Les pillards circulaient entre les tentes, frappant tous les ennemis qui se présentaient à eux, et les cris des hommes et des chevaux résonnaient dans l’obscurité alors que les immortels se réveillaient et rejoignaient les combats. Poussant un indicible juron, le vizir fondit sur l’ennemi. Revigoré par l’élixir impie de Nagash, Arkhan sauta parmi les pillards du désert. Des hommes furent tués en selle ou écrasés par le poids de leur propre monture pendant que le vizir se frayait un chemin sanglant dans les rangs ennemis.
Puis, un véritable chœur de cris et de gémissements de colère se fit entendre, et une lueur verdâtre naquit des ténèbres sur la gauche d’Arkhan. Ce chœur fantomatique gonfla jusqu’à prendre la forme d’un crescendo à vous rendre fou, avant d’être rapidement rejoint par les hurlements frénétiques des vivants. Une véritable onde de choc parcourut les maraudeurs entourant le vizir, au point qu’ils prirent bientôt la fuite en direction du désert. Arkhan se retourna pour comprendre l’origine de cette débâcle soudaine, et il vit Nagash en personne entouré d’une bonne vingtaine d’hommes hurlants et agités de spasmes. Le nécromancien levait les mains au ciel, et ses yeux dégageaient une lueur sinistre pendant que son escorte de fantômes s’acharnait sur ses adversaires. Le vizir observa les spectres se glisser entre les hommes tels des serpents, s’introduisant par leur bouche et leurs yeux en quête de leur âme. Ils ne laissèrent derrière eux que des coquilles ratatinées et fumantes, paralysées en des poses synonymes d’une mort atroce.
L’obscurité soudaine et surnaturelle, à laquelle il fallait ajouter la colère du nécromancien éveillé, suffit à mettre en fuite les pillards du désert. La tempête de sable diminuait déjà lorsque les adorateurs de Khsar fuirent en direction des dunes. Arkhan brandit l’épée volée et lardonna les maraudeurs en fuite, puis il manqua de chanceler à la convocation silencieuse et enragée de son maître.
Le vizir traversa prestement le champ de bataille et tomba à genoux devant le roi. Son cerveau tournait à toute allure, car il tentait de comprendre l’origine de la fureur soudaine de Nagash.
— Quels sont vos ordres, maître ? demanda-t-il en posant le front contre le sol.
— Quatar est tombée, annonça Nagash. Nemuhareb et son armée sont vaincus, ajouta-t-il alors que les fantômes entourant le nécromancien exprimaient toute la colère qui l’animait et sifflaient telle une couvée de vipères que l’on vient de déranger. Les rois rebelles l’ont arrêté et ont pris le contrôle de la cité.
Le vizir n’en croyait pas ses oreilles. La ville était donc tombée ? C’était impossible. Les conflits entre rois se déroulaient sur le champ de bataille et le perdant versait une rançon ou quelque dédommagement au vainqueur. Parfois, un territoire ou divers droits étaient confisqués, mais déposer un roi et prendre sa ville, c’était sans précédent.
— Ces rebelles n’ont aucun respect pour les lois, répondit Arkhan en choisissant soigneusement ses mots et en se passant la langue sur ses dents ébréchées. Il allait également sans dire que l’ennemi se trouvait à quelques semaines de marche de Khemri, bien plus près que l’armée meurtrie de Nagash.
— Ils s’imaginent m’affaiblir en me privant de Quatar, mais ils viennent en fait de se livrer à moi. Les rois de Numas et de Zandri ne toléreront pas la prise du Palais Blanc et rallieront leurs armées à la mienne pour repousser les rebelles de l’autre côté de la Vallée des Rois, fit le nécromancien en serrant le poing et en souriant d’un air carnassier. Puis nous marcherons sur Lybaras et Rasetra pour les mettre au pas. Ce sera la première étape de l’édification d’un nouvel empire nehekharéen.
Arkhan embrassa d’un regard le champ de bataille et les vestiges de l’armée de conscrits de Nagash. Presque toutes les ressources de la Cité Vivante étaient vouées aux plans de Nagash depuis un siècle. Cette force pitoyable de fantassins et de cavaliers était tout ce que l’on avait pu réunir contre Ka-Sabar, et elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Le vizir savait que Numas et Zandri avaient versé de lourds tributs pour contribuer à la construction de la formidable pyramide du dieu vivant. Leurs armées ne devaient pas valoir mieux que celle de Khemri, et si les terribles pouvoirs de Nagash étaient en mesure d’animer les dépouilles des défunts, Arkhan était bien obligé de constater que cette campagne avait épuisé les prodigieuses réserves de son roi. Avec Rasetra et Lybaras à la tête du Palais Blanc, leur position était des plus précaires.
— Numas et Zandri vont avoir besoin de temps pour lever une armée, fit Arkhan, et le temps est un luxe dont nous allons devoir nous passer. Nos adversaires sont en mesure de se rendre à Khemri et les loups du désert nous suivent à la trace…
Le prêtre-roi le coupa d’un gloussement cruel.
— Doutes-tu de moi, vizir ?
— Non, seigneur ! s’empressa de répondre Arkhan. Jamais je n’oserai ! Vous êtes le dieu vivant, le maître de la vie et de la mort.
— En effet. J’ai défié la mort et outrepassé l’autorité des dieux. Je suis le maître de cette terre et de tout ce qu’elle renferme, fit le nécromancien en désignant du doigt la tête d’Arkhan. Tu regardes autour de toi et ne vois que calamité, notre petite armée en lambeaux, encerclée par nos ennemis, mais c’est parce que ton esprit est faible, Arkhan le Noir. Tu laisses encore le monde régir tes pensées. C’est là le raisonnement d’un simple mortel, cracha-t-il. Je n’écoute pas la voix de ce monde, Arkhan ; je lui donne des ordres. Je la façonne selon mes volontés.
La passion illuminait maintenant le visage beau et froid de Nagash. Les linceuls d’esprits qui l’entouraient se contorsionnèrent et gémirent de désespoir, et Arkhan sentit une puissance sépulcrale émaner du roi telle une brise fraîche du désert.
Une fois encore, le vizir posa son visage contre le sol.
— Je vous entends, maître, dit-il avec crainte. La victoire sera nôtre si vous le voulez.
— Oui, siffla Nagash. Il en sera ainsi. Et maintenant, relève-toi, vizir, lança-t-il en se retournant brusquement avant de prendre la direction de son pavillon. Nos adversaires ont joué leur coup ; à nous de les contrer.
Arkhan emboîta le pas au roi. À chaque fois que son pied se posait sur l’un des pillards que Nagash avaient terrassés, le corps grinçait telle une branche brûlée.
— Fais venir tes cavaliers, dit le roi. Tu vas te rendre à Bhagar sur-le-champ et abattre ma colère sur la demeure des princes du désert.
Le vizir approuva d’un signe de tête, et lutta pour que son visage ne trahisse pas son impatience. Avec la bataille sanglante de Zédri et les escarmouches qui l’avaient suivie, il ne disposait plus que de trois mille cavaliers, vivants ou morts.
— Il s’agira d’une longue chevauchée en territoire ennemi, répondit-il en songeant au désert rugueux que ses ennemis connaissaient si bien. Lui et les autres immortels allaient ainsi devoir s’enterrer profondément dans le sable pour échapper au regard implacable du soleil.
— Tu conquerras Bhagar dans cinq jours, annonça Nagash, avant que les yeux d’Arkhan ne s’écarquillent.
— Mais nous allons devoir chevaucher jour et nuit, se surprit-il à répondre.
Toutefois, le nécromancien n’accorda pas la moindre considération à son impertinence.
— Tu prendras deux des Sheku’met. N’en utilise qu’un seul à la fois pour préserver leurs forces.
Arkhan jeta un œil à l’ombre bouillonnante et bruyante qui le surplombait. Les Jarres de Nuit constituaient un outil puissant, mais pour entretenir le lien magique des grands scarabées, il fallait les nourrir de chair. Évidemment, le champ de bataille de Zédri ne manquait pas de nourriture, et depuis lors Nagash alimentait ses scarabées au moyen de ses guerriers morts-vivants. Arkhan avait vu des soldats couverts de scarabées grouillants avançant avec flegme sur la route commerciale pendant que les insectes s’enfonçaient dans leurs organes putréfiés et leur nettoyaient les os.
— Ce sera fait, maître. Et qu’en est-il de vous et du reste de l’armée ?
— Le Maître des Crânes prendra la tête des guerriers vivants pour les ramener à Khemri, dit Nagash alors qu’ils arrivaient enfin au pavillon.
Les esclaves se prosternèrent devant le roi et deux esprits gémissants devancèrent le souverain pour écarter l’ouverture en lin de la tente. La silhouette torturée de Néferem se tenait non loin et lorsque le roi lui fit signe, elle se traîna douloureusement jusqu’à lui.
— Je dois rentrer à Khemri sur-le-champ et convoquer les rois de Numas et de Zandri pour un conseil de guerre, fit le monarque avant de se retourner vers Arkhan. N’oublie pas : tu dois prendre Bhagar dans cinq jours, ni plus ni moins. Telle est ta mission au moment où la lune se lèvera le cinquième jour.
Le vizir écoutait les ordres du roi sans afficher la moindre expression. Il fixait du regard les yeux luisants du nécromancien, et tentait de chasser l’image de Néferem de son esprit.
— Comme vous voudrez, dit-il une fois que Nagash en eut terminé. Le destin de Bhagar est scellé.
Le roi observa son vizir d’un regard qui semblait chercher en lui une quelconque âme, mais il parut heureux de ne pas en trouver.
— Rappelle-toi, Arkhan le Noir ; va et plie le monde à mon image, et tu continueras à jouir de mes faveurs.
Puis, le roi leva une main vers le ciel et hurla une suite de syllabes grinçantes de sa voix rauque. Aussitôt, la nuée qui le surplombait se mit à bourdonner et tournoyer de plus belle, puis une véritable colonne tourbillonnante de scarabées s’abattit sur Nagash et sa reine. Les deux silhouettes s’estompèrent et finirent par disparaître.
Arkhan sentit une brise chaude lui lécher les épaules, comme attirée par la colonne tournoyant devant lui. Puis, en une fraction de seconde, le pilier de chitine scintillante fut comme aspiré vers le ciel et ne laissa qu’une colonne de poussière dans son sillage.
Nagash et la Fille du Soleil avaient disparu.
Le vizir contempla l’endroit où se tenait le roi une seconde plus tôt, et un air morne se dessina sur son visage barré de cicatrices. Tout autour de lui, les esclaves se relevèrent rapidement et entreprirent de plier les tentes montées quelques heures plus tôt. Au-dessus de lui, l’ombre vivante se mit à se rétrécir car les insectes, maintenant libérés du joug de Nagash, commençaient à se diriger vers le sol en quête de nourriture. L’aube finit par sortir Arkhan de sa rêverie et il entreprit de donner ses ordres, d’abord lentement, puis en allant crescendo.
Deux heures plus tard, le vizir et ses cavaliers filaient vers l’ouest, s’enfonçant dans le désert implacable. Un infatigable nuage de scarabées affamés tourbillonnait au centre de la colonne, protégeant Arkhan et ses lieutenants immortels de la lumière brûlante de Ptra.
En milieu d’après-midi, l’armée bifurqua vers le nord en suivant la vieille route commerciale.
Les compagnies de morts, qui n’étaient plus animées par la volonté de leur maître, furent abandonnées à la chaleur du désert. Certains hommes regardèrent une dernière fois les silhouettes immobiles et envièrent leur sort.
Une ombre grouillante et bruyante passa par-dessus l’enceinte sud de la Cité Vivante peu après la tombée de la nuit, au-dessus des sentinelles tapies derrière les créneaux et les rues sales du quartier des potiers. Les toits des maisons de boue croulantes étaient déserts malgré la chaleur des longues journées, et pas même un chien ne fouillait les tas d’ordures jetés dans les ruelles. Le quartier marchand était tout aussi silencieux et complètement bouclé. Les places du grand bazar étaient vides, ses étals dilapidés et ses dalles recouvertes de sable. Seuls les quartiers nobles du nord semblaient témoigner de signes de vie, sans doute parce que le guet en patrouillait les rues en groupes bien armés, protégés par des cours barricadées et de hauts murs surmontés de tessons de verre et de poterie. Même le tentaculaire palais de Settra était sombre et vide de toute vie. La seule lumière visible à l’horizon apparaissait à l’est, où des éclairs indigo semblaient danser sur les flancs de la gigantesque pyramide noire qui s’élevait au centre de la grande nécropole de Khemri.
La nuée sifflante de scarabées filait telle un serpent en direction du grand palais, semant derrière elle des insectes fumants. Enfin, elle plongea telle une flèche sur la grande place de la Cour de Settra et déversa un véritable flot de scarabées morts et animés de gargouillis. Ayant brûlé toutes leurs forces dans ce vol éreintant, les derniers scarabées retombèrent sans vie tout autour de Nagash et de sa reine.
Alors que le roi touchait la terre ferme, des centaines d’esclaves dévalèrent les marches de la cour et se prosternèrent devant leur maître. Dans leur sillage apparut un immortel blafard vêtu d’un pagne cramoisi et de sandales de cuir rouges. Le soldat portait des bracelets et un plastron en cuir, ainsi qu’une cape en peau humaine. Il se rendit rapidement auprès de Nagash et s’agenouilla devant lui.
Le prêtre-roi lui accorda tout juste un signe de la tête.
— Lève-toi, Raamket. Comment la ville s’est-elle portée en mon absence ?
— L’ordre a été rétabli, mon seigneur, répondit aussitôt l’immortel, et les émeutes ont cessé depuis le départ de l’armée pour le sud.
Raamket avait des traits carrés, comme ceux d’une statue grossièrement taillée, avec de gros sourcils et un nez en pied de marmite, cassé à de multiples reprises. Ses yeux noirs ne respiraient pas l’intelligence, mais ils étaient aussi froids que la pierre.
— Et les chefs ?
— Certains ont été capturés, mais d’autres se sont ôté la vie avant que nous puissions les arrêter. Les autres ont fui la cité.
— Comment peux-tu en être sûr ? demanda Nagash en plissant les yeux avec suspicion.
Raamket haussa les épaules.
— Tout simplement parce que nous ne les avons pas trouvés, maître. Nous avons fouillé la cité de fond en comble, fit-il en affichant un léger sourire. J’ai personnellement interrogé nombre des marchands, qui m’ont juré que la plupart des prêtres ont fui vers l’est, en direction de Quatar.
Nagash parut réfléchir.
— Assouplis les patrouilles, et offre une double ration de grain à tout individu qui livrera des informations sur les dissidents qui se cachent encore en ville. S’il reste des rebelles, ils se sentiront pousser des ailes en apprenant que le Palais Blanc est tombé.
Les yeux sombres de Raamket se mirent à briller face à cette nouvelle.
— L’est se dresse encore contre nous ?
L’immortel sauvage semblait presque heureux devant cette perspective.
— Lybaras et Rasetra ont décidé de me défier, répondit le roi d’un air menaçant, et je ne les crois pas seules.
Nagash se mit rapidement en route en direction des marches de la Cour de Settra, laissant aux serviteurs le soin d’escorter la reine au palais, et Raamket suivit son maître.
— Qu’allons-nous faire de ces traîtres ?
— Envoie des messagers à Numas et Zandri. Convoque les rois et demande-leur de me retrouver à la Cour de Settra dans quatre jours pour un conseil de guerre. Quatar sera reprise, et nous noierons l’est dans une mer de sang.
Raamket sourit, dévoilant ses dents blanches taillées en pointes.
— À vos ordres, maître.