Chapitre Cinq

Forteresse De Fer

La glace noire afflua dans les veines de Malus tandis que les sept guerriers resserraient leur étau sur lui. et accès de puissance démoniaque le secoua, lui arrachant un cri d’horreur. Le temps parut s’étirer comme la corde d’un arc ; les mouvements des Immortels se firent lourds et lents, alors même que le corps de Malus bouillonnait de vigueur impitoyable. Intérieurement, le dynaste était terrifié et écœuré par ce salut inattendu.

— Je ne t’ai rien demandé, démon, cracha-t-il. Tu ne peux pas m’obliger à accepter tes maudits présents !

Les choses ont changé, Darkblade, fit Tz’arkan.

Son rire faisait frémir la peau de Malus.

Je suis désormais libre de te protéger comme bon me semble. Je pensais que tu serais reconnaissant. Tu imagines que Malékith a dépêché ses serviteurs d’élite pour te tuer ? S’il voulait ta mort, il aurait pu envoyer dix mille lanciers dans les bois pour te traquer comme un sanglier. Non, ils sont là pour te traîner jusqu’à Naggarond enchaîné, où tu subiras des tourments que nul druchii sain d’esprit ne peut imaginer.

— Je n’en veux pas ! gronda Malus. Retire ta sale glace de mes veines. Je n’en ai ni envie ni besoin !

Tu ne peux pas inverser les saisons, répondit froidement Tz’arkan. Tu as eu ton printemps et ton été, petit druchii. Nous serons bientôt en automne. L’hiver n’est pas loin. La glace viendra, que tu le veuilles ou non.

Les poings de Malus se crispèrent sur le manche abîmé de sa hache et il rugit comme une bête blessée. Le collet de guerriers masqués se resserrait toujours, vigilant.

Il imaginait que derrière leurs masques, leurs traits se déformaient comme de la cire fondue, la surprise croissant au fur et à mesure qu’il semblait changer de consistance. Puis, tel le boucher, il choisit sa première victime et se prépara à noyer sa misère dans une déferlante de sang chaud. Mais avant de faire le moindre geste, une voix froide et mélodieuse lui murmura à l’oreille.

— Votre sorcellerie est impressionnante, Malus de Hag Graef, mais elle ne changera rien.

Le dynaste tourna sur place, la gorge serrée par la peur. Sa hache fendit l’air vers le cou de la sorcière, mais elle se déplaça aussi facilement que s’il était immobile. Elle tendit la main sans effort apparent et effleura son plastron du bout des doigts.

Une explosion de flammes bleues l’aveugla. Il se sentit tomber et le visage d’argent sombra dans l’obscurité. Sa voix accompagna la chute du dynaste comme un carillon.

— Vous appartenez au Roi Sorcier, désormais.

La nuit était tombée quand il reprit connaissance. Malus ouvrit les yeux sur les nuances lumineuses septentrionales d’un ciel de fin d’été étrangement clair. Les étoiles étaient froides et impitoyables, et les lunes jumelles projetaient de drôles d’ombres sur le paysage brumeux. Des silhouettes en toge noire se déplaçaient silencieusement en périphérie de sa vision et il entendait des gens murmurer laconiquement.

Il était étendu comme un cadavre sur le sol dur, toujours confiné dans son armure fatiguée. Il n’était pourtant pas entravé, mais son corps était lourd comme le plomb. Il tenta de se redresser en grognant. Il parvint tout juste à se mettre sur les coudes.

Malus vit tout de suite qu’il était au milieu d’un petit campement, quelque part sur la route des Esclavagistes, à l’ouest de Har Ganeth. Il n’y avait pas de feu, juste de petits globes de sorcelume posés sur des trépieds métalliques. Une douzaine de tentes étaient disposées autour de l’endroit où il gisait.

Des guerriers masqués étaient occupés à démonter et ranger les tentes sous ses yeux, tandis qu’un autre groupe sellait une vingtaine de chevaux à robe de charbon, attachés à une ligne de piquets dressée à une dizaine de mètres. Une brume marine grise s’enroulait autour des sabots noirs et luisants des montures et la sorcelume faisait briller leurs yeux de vert.

Les Immortels étaient affairés tout autour de Malus, et s’intéressaient autant à lui qu’à une paillasse. Un rapide tour d’horizon lui apprit que sa hache n’était pas à portée de vue et qu’ils l’avaient privé des deux dagues qu’il portait à la ceinture. Nul fer ne lui liait les poignets ou les chevilles, ce qui en disait long sur les capacités de ses ravisseurs. S’il tentait de s’évader, les Immortels et leurs sorcières étaient sûrs qu’il n’irait pas bien loin.

— Vous êtes réveillé, fit une voix musicale et surnaturelle.

Elle était froide et douce comme une trompette ou une cloche d’argent, et le fit frissonner de tout le corps. Il voulut tourner la tête pour voir la sorcière, mais l’effort s’avéra éreintant. Malus s’allongea d’épuisement tandis que la druchii masquée tournait autour de lui pour s’agenouiller avec grâce. Elle tenait une étroite carafe de verre rouge ciselé dans une main et une coupe d’argent poli dans l’autre.

— Voilà qui est bien. Nous allons bientôt partir.

Elle versa un peu du liquide noir dans la coupe et la tendit à Malus. Le dynaste étudia ses yeux avec circonspection. Ils étaient larges et sombres derrière les orbites luisantes du masque. Ils lui évoquaient étrangement la franchise d’un regard d’enfant. Il se résolut à se remettre sur un coude pour accepter la coupe.

— Où est l’armée ? demanda-t-il d’un ton las.

La sorcière pencha la tête sur le côté.

— L’armée ? Il n’y a pas d’armée.

Malus fronça ses sourcils noirs, consterné. Il examina le liquide noir au fond de sa coupe et prit une petite gorgée. La liqueur forte lui brûla la langue et lui coula comme du fer en fusion dans la gorge. Les larmes lui montèrent.

— Dans ce cas, où est Malékith ? demanda-t-il en réprimant une toux.

— Le Roi Sorcier est à Naggarond, dit-elle comme si cela expliquait tout. Nous avons reçu l’ordre de vous mener jusqu’à lui.

La liqueur vint enflammer les entrailles de Malus, mais elle lui insuffla également un semblant de vigueur dans les membres. Prenant son courage à deux mains, il absorba le reste de la coupe.

— Ça me rappelle quand j’avais bu de l’huile de lampe, enfant, commenta-t-il d’une voix rauque. Et honnêtement, l’huile avait plus de goût.

— C’est une liqueur naine appelée barvalk, dit la sorcière en lui reprenant la coupe. Les cavaliers noirs en transportent pour les nuits d’hiver. Elle réchauffe le sang et acère l’esprit.

— J’imagine qu’elle permet aussi de faire l’argenterie, marmonna-t-il tout en reconnaissant en silence que ses membres avaient commencé à se détendre et que son esprit était plus alerte.

Il parvint à se redresser avec un rictus contrit et à étirer les bras et les épaules.

La sorcière était à portée. Son regard était candide et elle paraissait tout à fait détendue. Il n’aurait pas été difficile de lui saisir le cou des deux mains. Et après ? songea Malus. Était-elle la sorcière qui l’avait terrassé dans les bois d’un simple contact ? Il ne pouvait le dire. Et même s’il la tuait, que se passerait-il ? Il était entouré par plus d’une douzaine de guerriers, et même s’il parvenait à passer le barrage, les Immortels avaient déjà démontré qu’ils pourraient facilement le traquer grâce à leur magie.

Les épaules de Malus s’affaissèrent au fond de son armure. Le mettre aux fers était superflu. Il ne pouvait aller nulle part, et il le savait.

Alors, il se rappela ce qu’Eldire lui avait dit : le chemin de la cinquième relique mène à Naggarond.

Il était même possible que se retrouver entre les griffes des Immortels devienne finalement une aubaine.

— Très bien, fit Malus en s’efforçant de paraître résigné à son sort. Et après ?

La sorcière se redressa.

— Il y a de quoi manger dans la tente d’à côté, dit-elle d’un geste par-dessus l’épaule de Malus. Si vous avez faim, mangez. Nous allons chevaucher toute la nuit et ne ferons pas halte avant la mi-journée, demain.

Malus hocha la tête. En vérité, manger était bien le cadet de ses soucis, mais il valait mieux alimenter son esprit et son corps tant qu’il le pouvait.

— Où est ma monture ?

La sorcière se tourna et inclina son masque luisant vers la rangée d’arbres au nord.

— Votre sang-froid est en train de se faire soigner là-bas, à l’extérieur du camp. Vous irez le voir quand vous aurez rompu le jeûne et attendrez l’ordre de partir.

Sans dire plus, la sorcière se mit à repartir.

— Attendez ! l’interrompit Malus. Comment vous appelez-vous ?

La druchii marqua une pause. Sa tête tourna lentement, laissant le clair de lune se refléter sur sa joue ronde.

— Je n’ai pas de nom, annonça-t-elle d’une voix où pointait un amusement d’enfant. Je suis un Immortel.

Sans attendre de réponse, elle rejoignit un groupe de silhouettes affairées aux fontes des montures. Après quelques moments, Malus n’aurait su dire avec certitude avec laquelle il venait de converser.

Le dynaste secoua la tête avec lassitude et se remit difficilement sur ses jambes. Les gardes de Malékith étaient toujours en train de démonter le camp avec efficacité, ne lui prêtant tout au plus qu’une attention passagère. À seulement vingt mètres au sud, un convoi de marchands de chair montait au nord avec ses cages roulantes vers la route des Esclavagistes et Karond Kar. Il écouta les conducteurs pester sur les bœufs impassibles, harangués à leur tour par le maître des esclaves et ses fils. L’un des jeunes esclavagistes druchii leva à cet instant les yeux et jeta un regard de curiosité vers le petit campement. Il vit Malus l’observer et leva son fouet enroulé en signe de salut.

Malus leva la main en retour et le jeune druchii éperonna son cheval pour rejoindre la tête du convoi. Secouant la tête, le dynaste prit la direction de la tente indiquée par la sorcière, avec l’espoir que les gardes du corps eussent porté de la viande et du fromage, voire un peu de vin digne de ce nom.

Une fois le camp démantelé et les bagages faits, les Immortels imprimèrent un train d’enfer pour livrer leur prisonnier à Naggarond. Campés sur leurs montures surnaturelles, les druchii masqués chevauchèrent toute la nuit et la moitié de la journée suivante avant d’enfin déclarer une halte sous une pluie froide et irrégulière.

Les chevaux grondaient et frappaient des sabots. Leur haleine animait l’air givré de volutes alors qu’on les guidait dans l’herbe haute qui longeait la route. Les animaux ne prêtaient aucune attention au sang-froid qui les accompagnait. Purs-sangs descendant de l’ancienne Nagarythe, ces montures noires avaient vu le jour dans les écuries ensorcelées de Naggarond et ne craignaient ni homme ni bête. Cousines des chevaux sombres que montaient les messagers du royaume, elles étaient aussi véloces qu’un vent de tempête quand elles étaient au galop, qu’elles pouvaient tenir pendant des jours sans fatiguer.

Quant à Spite, il ne prêtait attention à rien, y compris Malus. Depuis la rencontre avec les Immortels près de leur campement dans les bois, le sang-froid s’était montré particulièrement soumis et passif, obéissant aux ordres aussi docilement qu’un esclave assujetti au fouet. Sur la route, le nauglir avançait à la même allure que le reste du groupe, ignorant les instructions plus subtiles du dynaste.

Il suivit les chevaux sur le bas-côté et s’assit sur le train arrière, dressant un peu la tête sous la caresse bienvenue de la pluie. Malus glissa de la selle et voulut se désengourdir les hanches et les épaules. Il n’était pas un cavalier débutant, mais quatorze heures sur la selle lui donnaient l’impression d’avoir été frappé par un gourdin.

Les druchii masqués descendirent gracieusement de selle et inspectèrent silencieusement leurs montures, vérifiant les sabots, les muscles et les tendons de leurs doigts experts. Malus fit de même avec Spite, même s’il cherchait des signes d’un tout autre genre.

Il trouva les runes magiques en quelques instants, inscrites avec une peinture indigo sur le crâne osseux du nauglir. La pluie n’y faisait rien, pas plus que le fait de les frotter avec le pouce. Malus tapota sur l’encolure de Spite, résigné. Les Immortels avaient usurpé le contrôle de sa propre monture et même transformé Spite en geôlier. Il n’aurait même pas pu retourner le sang-froid contre les cavaliers s’il l’avait voulu.

N’ayant rien de mieux à faire, Malus s’adossa au flanc de Spite et attendit. Au bout de quelques minutes, l’un des guerriers remonta la troupe en portant une bouteille de barvalk et une moitié de saucisse. Malus s’arma de courage pour avaler la coupe qu’on lui offrit son tour venu et dévora une bonne tranche de saucisse. Dès que le guerrier eut fini la tournée, il repartit en tête de ligne et, sans un mot, les Immortels remontèrent en selle. Leur pause de la mi-journée avait duré moins de quinze minutes.

Ils chevauchèrent jusqu’à la fin de la journée et une bonne partie de la nuit. La bannière de dragon du Roi Sorcier de Naggaroth les précédait et des convois d’esclaves évoluant dans les deux sens s’écartaient en baissant la tête pour laisser passer la cavalcade noire. Le soleil était couché depuis près de quatre heures quand les Immortels firent enfin halte, quittant la route pour préparer un repas froid à la lueur de sorcelumes. Frigorifié, trempé et endolori de la tête aux pieds, Malus attrapa sa paillasse et s’affala au sol à côté de Spite.

Il avait à peine fermé les yeux que l’une des sorcières était déjà agenouillée près de lui avec une poignée de poisson salé et un morceau de pain enveloppé dans une étoffe huileuse. Il prit la nourriture sans réfléchir, son cerveau éreinté vaguement conscient qu’il était près de minuit et que les guerriers remontaient en selle. Gémissant, le dynaste rangea son couchage et grimpa une nouvelle fois sur sa monture. Il avala ses maigres rations en route.

Vers la fin de la deuxième soirée, les cavaliers noirs avaient atteint les berges occidentales de la mer Traîtresse et n’étaient plus qu’à un jour de cheval de la grande croisée des chemins où la route des Esclavagistes rencontrait la route des Lances qui continuait jusqu’aux Désolations. La ration de barvalk à chaque pause était devenue plus généreuse et Malus s’était habitué à la saveur. La liqueur ne le soulageait pas complètement des maux provoqués par les heures de route, mais elle les rendait plus tolérables. Alors que les cavaliers mangeaient et se reposaient, Malus résista aux implorations de trêve de son corps pour ranger soigneusement ses affaires. Il fouilla dans le sac contenant trois des reliques cachées du démon jusqu’à tâtonner le paquetage de l’Idole de Kolkuth. Il sentait le contact froid de la figurine d’airain à travers les épaisseurs d’étoffe et la posa sur le reste du contenu du sac. Il avait élaboré un plan de fuite durant cette journée de voyage. Une fois que les Immortels l’auraient livré à la Forteresse de Fer, il attendrait jusqu’au dernier moment pour saisir l’idole et puiser dans son pouvoir pour se transporter loin de ses ravisseurs. Il était certain qu’une fois à l’intérieur de la forteresse, il trouverait toutes les cachettes nécessaires pour entamer sa quête de l’Amulette de Vaurog.

À condition, bien sûr, que les sorcières ne puissent pas recourir à leurs ombres pour le localiser de nouveau, et que leur emprise sur Spite ne force pas le nauglir à se retourner contre son propre maître.

Les Immortels procédaient à des rotations de formation durant le périple ; Malus ne savait pas vraiment pourquoi, à moins que ce fût pour éviter de s’exposer à lui trop longtemps. À l’issue de la deuxième journée, il voulut entamer la conversation avec l’une des sorcières qui chevauchait à ses côtés et fut surpris quand elle répondit à chacune de ses questions. Elle lui raconta comment les Immortels étaient confiés à la Forteresse de Fer encore nourrissons, comme une sorte de dîme à laquelle chaque famille de dynaste de Naggarond devait se soumettre. Les sorcières étaient formées par Morathi en personne, tandis que les guerriers suivaient les enseignements d’un dynaste du nom de messire Nuarc, le meilleur seigneur de guerre du Roi Sorcier. Ils servaient Malékith jusqu’à la mort, après quoi leur masque et leur équipement étaient transmis à un néophyte. Les Immortels étaient toujours au nombre de mille, en charge de la protection de la Forteresse de Fer et tenus de marcher avec le Roi Sorcier quand les druchii partaient en guerre.

D’après ce que Malus put apprendre, les gardes du corps n’avaient besoin de rien et n’avaient pas la moindre ambition ni l’ombre d’un désir d’indépendance. Ils étaient incorruptibles, une idée qui frustrait Malus autant qu’elle le terrifiait.

Encouragé par la loquacité de la sorcière et sa candeur apparente, Malus lui demanda comment ils étaient parvenus à le trouver.

— Sûrement par sorcellerie, proposa-t-il avec désinvolture. Comment, sans cela, auriez-vous pu chercher dans une clairière sans nom au cœur d’une forêt si vaste ?

— Nous sommes tous formés au lancement d’ombres, répondit la sorcière.

Sa voix d’enfant était teintée de surprise, comme si c’était la question la plus évidente du monde.

— Il est très facile d’invoquer un rapporteur pour lui faire chercher quelqu’un, à condition de connaître le nom du sujet.

— Un rapporteur ? demanda Malus.

La sorcière gloussa derrière son masque d’argent.

— Les plus faibles des ombres. Ce ne sont guère plus que des éclats d’essence spirituelle, suffisamment intelligents pour comprendre les instructions, mais totalement dénués de volonté ou d’initiative. On peut leur confier des tâches simples, mais ils ne portent pas loin. Je suis surprise, dit-elle en secouant la tête avec un brin de condescendance, que vous en sachiez si peu ; surtout après avoir assisté à votre démonstration dans la forêt.

— Mon savoir est… très spécialisé, répondit Malus. Vous disiez qu’ils ne portaient pas loin ?

— Oui, acquiesça-t-elle. Leur force est limitée et ils dépendent des énergies de celui qui les invoque pour pouvoir agir dans le monde physique. Un lanceur d’ombres peut contrôler un rapporteur sur quelques dizaines de kilomètres, mais guère plus.

Le dynaste détourna le regard en faisant semblant d’étudier les contours vagues du fort de Dachlan pour cacher son désarroi. Quelques dizaines de kilomètres ? songea-t-il. Ce n’était peut-être pas d’une grande portée pour un sorcier, mais cela l’obligerait à recourir à l’idole pour partir loin de Naggarond s’il voulait leur échapper. S’il pouvait trouver une cachette dans les collines alentour et se servir de l’idole pour aller et venir entre la forteresse et son repaire…

Soudain, il se raidit sur sa selle et se tourna vers la sorcière.

— Vous dites qu’un rapporteur ne peut pas porter sur plus de quelques dizaines de kilomètres ?

— Bien sûr, répondit-elle.

— Dans ce cas, comment saviez-vous où me trouver ? J’aurais pu être à Har Ganeth ou sur la route de Karond Kar ; j’aurais pu être en mer, à bord d’un bateau corsaire, par la Sombre Mère.

La sorcière haussa les épaules.

— On nous a dit de vous chercher le long de la route des Esclavagistes, dit-elle.

Et comment Malékith pouvait-il le savoir ? se demanda Malus. Il était convaincu de ne pas apprécier la réponse.

Ils parvinrent à la croisée des chemins bien après minuit du quatrième jour. L’air était frais et clair, et le dynaste tremblait sur sa selle, autant d’épuisement que de terreur ; les cavaliers ralentirent leur allure au pas pour traverser la forêt des âmes ardentes.

La dernière fois que Malus était passé par là, c’était à la tête d’une petite armée, en route vers le sud pour conquérir Hag Graef au nom de Balneth Bale. Les silhouettes flétries, attachées à de grands mâts de fer tout autour du croisement et embrasées de flammes ensorcelées n’avaient à l’époque pas suscité un grand effroi de sa part. Mais aujourd’hui, il écoutait leurs cris déments et presque inaudibles, et il redoutait la vue du pieu vide que le Roi Sorcier lui réservait. Seuls les dynastes qui avaient enfreint les lois de Malékith étaient condamnés à brûler à la croisée des chemins, certains agonisant pendant des années le corps rongé par les éléments pouce par pouce. Alors que Malus avançait parmi les lampes crachotantes qui étaient autrefois de puissants hommes, il ne pouvait s’empêcher de trembler à l’idée du sort qui l’attendait. Il vérifia que le sac contenant l’idole était bien disposé, pour qu’il puisse l’atteindre rapidement le moment venu.

De l’autre côté du croisement, s’étendait un ruban de route qui luisait comme un spectre blanc au clair de lune. La route de la Haine ne menait qu’à Naggarond et elle était pavée de crânes de centaines de milliers d’elfes. Les sabots des montures noires sonnaient creux sur les os magiquement traités et les cavaliers se redressèrent à l’approche de leur demeure.

La route serpentait au milieu de collines sombres et sans vie, ainsi que parmi des vallées de chênes et de frênes. Au loin, les hautes murailles et les tours effilées de Naggarond se dressaient toujours plus haut dans le ciel indigo. Les sorcelumes brillaient comme un millier d’yeux depuis les bâtiments de la cité forteresse, ce qui lui conférait un semblant de vie froid et maussade. Ce n’était pas un lieu de puissance impitoyable comme Hag Graef ou marqué par la soif de sang comme Har Ganeth ; Naggarond était comme la haine noire et éternelle du marbre le plus glacial et du fer le plus inflexible : c’était la cristallisation du cœur implacable des druchii.

Ils parcoururent la route de la Haine pendant une heure de plus jusqu’à atteindre une crête rocailleuse dominant une plaine parfaitement monotone s’étendant entre les bras courbes d’un versant montagneux. Naggarond s’enroulait sur elle-même comme un énorme dragon sur la plaine, cerné d’une muraille luisante de près de vingt mètres de haut. De hautes tours hérissées de pointes de fer pointaient au-dessus de la muraille à intervalles réguliers de plus d’un kilomètre sur tout le périmètre, positionnées pour faire pleuvoir les flèches et les pierres sur l’envahisseur. Malus pouvait voir un imposant corps de garde qui était une petite forteresse à lui seul, dominant un portail à double battant forgé de fer poli et approchant les six mètres. Le dynaste secouait la tête d’émerveillement. Il avait autrefois imaginé que les fortifications de Hag Graef étaient redoutables, mais rien n’était comparable à Naggarond, terrible rien que par la taille.

Les cavaliers noirs guidèrent leurs montures à travers la plaine, en direction des portes de fer. Personne ne les interpella depuis les remparts. De toute évidence, la seule vue des masques argentés des Immortels avait suffi à annoncer leur arrivée. L’un des imposants battants s’ouvrit dans un effroyable gémissement et la colonne s’engagea dans un long et large tunnel dominé par le corps de garde. Les ténèbres les cernaient de toute part et le dynaste lutta pour ne pas voûter les épaules à l’idée des meurtrières et des conduits à huile qui criblaient à n’en pas douter la pierre qui les encadrait.

Malus s’attendait à émerger du tunnel dans une grande place, comme c’était le cas dans les autres cités druchii. Mais il déboucha dans une allée étroite dominée par de grands bâtiments de pierre avec des portes en chêne au fond d’alcôves. Des sorcelumes étaient disposées dans des appliques qui surmontaient la plupart des seuils, créant des halos de lumière vacillante dans un chemin sinueux de ténèbres abyssales. Les sabots des montures noires produisaient des étincelles sur les pavés gris et un vacarme que les murs réverbéraient.

Toutes les cités druchii étaient des sites traîtres et labyrinthiques, faits d’impasses et de coudes trompeurs conçus pour piéger et tuer les imprudents, mais Naggarond ne ressemblait à aucune ville connue de Malus. Entre ces murs, aucun repère ne permettait de s’orienter ; presque toutes les rues donnaient sur un croisement qui les reliait à trois autres voies étroites partant chacune dans une direction imprévisible. Aucune des constructions qu’il voyait ne portait de signe ou de symbole indiquant ce qu’elles étaient, et s’il existait une place de marché, il ne la remarqua pas. En quelques minutes, il fut complètement perdu et il savait fort bien qu’ils venaient juste de pénétrer dans les quartiers périphériques.

Ils avancèrent pendant plus d’une heure dans ce dédale, accompagnés seulement par l’écho de leur passage. Malus ne vit pas âme qui vive ; pas d’habitant ou de garde, pas d’ivrogne ou de voleur, d’oracle de rue ou de coupe-jarret. Cela ne lui rappelait rien d’autre que les maisons des morts, cette cité de cryptes de l’est où les défunts de Nagarythe étaient affreusement séquestrés dans leurs chambres de pierre.

Trois autres murailles défensives divisaient la ville, et trois autres lourds portails de fer. De grandes demeures silencieuses étaient adossées à ces murs intérieurs. Première des six cités, Malus avait l’impression que Naggarond s’était développée par à-coups au fur et à mesure que le royaume avait prospéré, ajoutant régulièrement de nouveaux remparts comme les cercles concentriques du tronc d’un vieil arbre noueux.

Ainsi, quand ils marquèrent une pause devant la quatrième muraille de pierre luisante, il fallut un bon moment à l’esprit fatigué de Malus pour remarquer l’étroit portail en arche et le corps de garde fait de lames de fer forgé. Des sorcelumes brillaient dans les orbites de dragons métalliques qui se dressaient de chaque côté de cette superbe porte. Leurs ailes déployées étaient formées de plaques de fer martelé aussi tranchantes que des épées. Au-delà du corps de garde, pointaient de nombreuses tours rapprochées, comme un fourré de lances polies, toutes criblées de meurtrières couvant des flammes ensorcelées. Des vrilles de vapeur s’élevaient derrière les murs de la citadelle de métal, sinuant entre les tours pour monter vers les lunes jumelles telles des griffes.

Ils étaient enfin arrivés à la Forteresse de Fer, bastion de l’immortel Roi Sorcier.