Chapitre Dix-Huit
Le Souffle De Dragon
“Oh, pour l’amour de la Sombre Mère ! s’exaspéra Hauclir en tenant le petit sac de jute ouvert pour que les mercenaires puissent en voir le contenu. Quel est l’imbécile qui a cru bon de confier les explosifs à Dix-Pouces ?
Les coupe-jarrets échangèrent des regards penauds. À la lueur de l’unique sorcelampe que tenait Malus, les trois mercenaires avaient l’air d’ombres espiègles. Les-Poches gratifia l’ancien capitaine de la garde d’un sourire.
— Dix-Pouces ne fait tomber que ce qu’il essaie de voler, fit-elle d’une voix suffisamment aiguë pour porter depuis l’autre bout de la ligne en attente. Et puis, on s’est dit que s’il prenait feu, il manquerait à personne.
Une rumeur d’hilarité parcourut la ligne. Même Malus eut du mal à ne pas sourire. Ils étaient vingt pieds sous terre, au bout d’un tunnel d’un kilomètre et demi de long qui partait de la citadelle pour déboucher dans la cité périphérique, en plein cœur de la horde sanguinaire du Chaos. Le tunnel paraissait de bonne conception, avec des pierres carrées luisantes de plaques de mousse sombre et de mucus dégoulinant, mais tout le monde avait les yeux rivés sur les poutres goudronnées qui soutenaient le plafond bas. Les tentatives d’humour étaient les bienvenues, y compris les plus médiocres.
— Facile à dire pour toi, Les-Poches. On voit bien qu’il ne te doit rien, répondit Hauclir.
Précautionneusement, il plongea la main dans le sac et en tira les globes de souffle de dragon, un à un. Chaque sphère de verre était enveloppée d’épais tampons d’ouate grossiers pour dissimuler le halo vert et protéger le contenu volatile. Il répartit les explosifs entre les membres du groupe ; un à Les-Poches, un à Tranchoir, un à Malus et un pour lui-même, puis, le regard animé d’une vive inquiétude, il en rendit un à Dix-Pouces. Le jeune voleur accepta le globe meurtrier en affectant d’être blessé dans sa dignité.
— Je prends celui de trop, dit Malus en tendant la main, et ne me parle pas de dettes, réelles ou imaginaires.
— Très bien, monseigneur, fit Hauclir en lui confiant le globe.
Le dynaste disposa soigneusement les boules incendiaires au fond du sac qu’il portait à la ceinture puis posa tour à tour les yeux sur chacun des membres du groupe. Il n’y avait que sept mercenaires en comptant Hauclir ; Malus estimait qu’un groupe réduit aurait plus de chances de s’approcher suffisamment des engins de siège pour les toucher avec les globes, avant de profiter de la confusion pour s’éclipser. Trois des soudards portaient des arbalètes et Malus avait réussi à en récupérer une à l’armurerie de la citadelle. Hauclir lui avait ensuite assuré que Tranchoir et Les-Poches avaient le pied léger et savaient se servir de leurs dagues.
— Très bien, fit le dynaste en se retournant.
Il leva la sorcelampe pour illuminer l’étroit puits du bout du tunnel. Des pitons rouillés étaient enfoncés dans la terre, ce qui procurait une échelle vers la surface.
— Selon Nuarc, cela débouche dans un entrepôt du quartier des armuriers. Une fois à la surface, plus de lumière ou de bavardage.
Les-Poches fit un clin d’œil langoureux à Malus accompagné d’un sourire félin. Sa peau d’albâtre et ses traits anguleux rappelaient une maelithii à Malus. Les yeux noirs et les dents effilées n’arrangeaient rien.
— Pas de souci, monseigneur, dit-elle dans son accent des docks. On a une certaine expérience de ce genre de choses.
— Sauf que d’habitude, on crochète les portes des entrepôts pour y rentrer, pas pour en sortir, commenta Dix-Pouces.
C’était le plus jeune des mercenaires, avec un long visage émacié et de grands yeux fébriles.
— Finissons-en, grogna Tranchoir en assouplissant ses doigts gantés. L’assassin était plus petit que le druchii moyen et légèrement plus sombre de peau, ce qui lui donnait un aspect exotique. Son visage était marqué par une vérole infantile et son oreille droite semblait avoir été mâchée par des rats. D’après ce que Malus en voyait, il était également sans armes ; aucun couteau n’était visible sur lui.
Malus inspira profondément et hocha la tête.
— Tranchoir, Les-Poches, allez-y en premier. Allez voir ce qui se passe et venez au rapport.
Tranchoir ne perdit pas de temps pour gravir le puits hérissé de pitons. Les-Poches le suivit, grimpant avec davantage de prudence. Tandis que les deux coupe-jarrets montaient dans le puits, Malus éteignit sa sorcelampe et la posa soigneusement sur le sol du tunnel. Il tourna la tête en direction de Hauclir.
— Il n’y a plus qu’à espérer que la trappe ne soit pas fermée par une grille d’acier, marmonna-t-il.
Ils attendirent en silence dans les ténèbres absolues, respirant le plus légèrement possible pour entendre le moindre bruit. Malus crut percevoir une porte crisser et des voix étouffées ; des voix ? Il retint son souffle. Y avait-il des guerriers du Chaos dans l’entrepôt ?
Les bruits à peine perceptibles s’évanouirent.
Alors que les ténèbres et le silence l’enveloppaient comme un linceul, Malus fut livré à ses pensées et à la présence du démon.
Sans distraction sensorielle, le dynaste avait soudain une conscience exacerbée de sa forme physique. Soudain, il sentait le poids de la fatigue qui lui tirait sur les épaules et embrouillait son esprit. Il percevait la faim et la douleur d’une demi-douzaine de blessures, mais elles restaient des sensations froides et étrangement distantes, comme s’il les éprouvait de l’autre côté d’un mur de pierre.
Il serra les poings, sentant ses doigts frôler les mailles de ses gantelets mais, là encore, la sensation était diffuse. Alarmé, il se toucha le visage et perçut la fraîcheur de ses doigts d’acier, comme une pression sourde sur ses joues. Son cœur s’emballa et il sentit le démon remuer en réponse. Mais cette fois, ce n’était pas cette impression de serpents se lovant dans sa poitrine ; il sentit le démon s’animer dans tout son corps, comme un léviathan glissant sous sa peau.
Ce n’était pas une frontière qui séparait Malus du reste de son corps, c’était Tz’arkan lui-même. L’emprise du démon sur lui était plus achevée qu’il n’avait osé le craindre. C’était comme si leurs rôles avaient été inversés ; il était désormais l’esprit dépossédé qui errait dans une carcasse qui n’était pas la sienne.
Aussitôt, la présence du démon s’atténua, comme un prédateur marquant un temps d’arrêt en pleine foulée. Les dents serrées, Malus s’efforçait de se calmer, pour ralentir son pouls irrégulier. Tz’arkan portait une grande attention à ses réactions. Il était manifeste que le démon ne souhaitait pas qu’il connaisse l’étendue de son contrôle. Mais pourquoi ?
La réponse s’imposa d’elle-même. L’Épée de Khaine. Elle avait le pouvoir de contrer l’influence du démon. Tz’arkan craignait donc que si Malus savait quelle était sa véritable emprise sur lui, il serait incité à se servir à nouveau de la lame ardente. Tant que l’Épée de Khaine restait dans son fourreau sur le dos de Spite, le démon gardait l’avantage et, comprit le dynaste avec une horreur croissante, une plus grande liberté d’action.
Les cauchemars, pensa-t-il. Et si mes crises n’étaient pas du simple somnambulisme ? Si c’était le démon qui se servait de moi comme d’une marionnette ?
Il y eut soudain un cri étouffé au-dessus d’eux et le bruit d’une course. Malus entendit un hurlement étranglé qui semblait provenir de leur aplomb ; puis quelque chose de métallique descendit les six mètres du puits en raclant les barreaux de fer dans une gerbe d’étincelles. Malus et les soudards jurèrent à mi-voix quand l’objet heurta le sol du tunnel dans un bruit sourd, près de la botte du dynaste.
Malus se pencha pour chercher l’objet à tâtons. Ses doigts de mailles tintèrent contre le métal et sa main trouva la poignée d’une épée.
Ils entendirent un léger bruissement au-dessus de leurs têtes.
— La voie est libre, murmura Les-Poches.
Le dynaste fronça les sourcils.
— C’est encore utile de chuchoter ? demanda-t-il d’une voix neutre.
— Je sais pas. Peut-être, fit la joueuse sur un ton défensif. On est jamais trop prudent, pas vrai ?
— Bien sûr que non, grogna Malus en réponse. Nous arrivons. Essaye de ne rien nous faire tomber sur la tête.
Le dynaste prit la tête, saisissant le premier échelon pour commencer la lente ascension dans le puits enténébré. Ses mains semblaient trouver les barres sans le moindre effort et il se demanda si le démon n’était pas en train de guider ses gestes en profitant de sens inaccessibles aux mortels.
Approchant du sommet, Malus s’aperçut que les ténèbres étaient atténuées par un faible halo orange qui traçait des segments et soulignait les silhouettes noires. Il trouva le rebord supérieur du puits et se hissa hors du trou, près de la forme sombre de Les-Poches qui l’attendait. De grandes caisses, dont beaucoup semblaient remplies de ce qui apparaissait comme des barres métalliques ou des stocks de feuilles, étaient alignées autour de la trappe cachée. Près de Les-Poches, était étendu le corps d’un maraudeur dont la main recouverte de cicatrices semblait tendue vers le puits.
— On a trouvé un groupe de ces animaux qui faisait cuire de la viande au-dessus d’un petit feu, de l’autre côté de ces caisses, chuchota la druchii. On les a zigouillés avec Tranchoir, mais çuilà était sûrement allé pisser un coup quelque part. C’est son épée qu’est tombée dans l’puits.
Malus se redressa et jeta un coup d’œil circulaire. Ils étaient près de l’avant du bâtiment et le halo orange qu’il avait deviné plus tôt était produit par le petit feu des maraudeurs ainsi que par la lueur changeante de flammes bien plus grandes qui filtrait par les larges entrées ouvertes de l’entrepôt. Le dynaste traversa discrètement l’espace encombré et osa un regard à l’extérieur. La nuit tombée, la horde du Chaos avait allumé des feux dans toute la cité périphérique, et des colonnes de flammes et de fumée s’élevaient depuis les entrepôts éparpillés dans les divers quartiers. Un vent chaud et vorace murmurait dans les avant-toits du bâtiment, résultat des colonnes de feu, et Malus crut entendre les cris lointains de la horde qui célébrait la victoire.
Pour l’heure, les rues adjacentes semblaient vides. Malus soupira de soulagement. Il se retourna vers Les-Poches.
— Combien de maraudeurs étaient là ?
— Cinq, en comptant çuilà, dit-elle.
Le dynaste hocha la tête.
— Récupère leurs capes et leurs fourrures. Nous allons en avoir besoin.
Alors que Les-Poches se mettait au travail, le premier des mercenaires sortit du puits. Malus montait la garde en attendant, se repassant une dernière fois son plan de bataille à l’affût de la moindre faille. Après la débâcle du nord, il était déterminé à ne pas ternir davantage son honneur par une autre défaite cuisante.
Quelques minutes plus tard, Hauclir se tenait à côté de lui.
— Nous sommes prêts, monseigneur, annonça-t-il à voix basse.
Malus acquiesça et revint se joindre à ses troupes. Il ramassa les premières fourrures souillées du sommet de la pile que Tranchoir et Les-Poches avaient constituée.
— Hauclir et les arbalétriers, mettez ceci, dit-il en s’enveloppant les épaules d’une peau puante. Les-Poches, Tranchoir et Dix-Pouces, vous restez au milieu du groupe.
Hauclir fit une moue de dégoût, mais il se pencha docilement et ramassa une cape maculée de sang.
— Personne ne sera dupe.
— Si nous restons à distance, ça devrait suffire, dit Malus. Il faut juste que l’on donne le change dans les ombres pour ne pas éveiller les soupçons jusqu’à ce que nous atteignions la place.
Une fois Hauclir et les arbalétriers emmitouflés dans leurs panoplies de maraudeur, le groupe reprit sa progression furtive dans les rues noires et jonchées de cadavres. La sortie du tunnel donnait au sud de la citadelle, si bien qu’il allait leur falloir consacrer près de trois heures à louvoyer autour de la cité intérieure avant d’arriver à distance de frappe des engins de siège.
La horde du Chaos avait complètement cerné la forteresse interne et avait envahi la cité périphérique comme une nuée de sauterelles frénétiques. Certains quartiers étaient en proie aux flammes, et les bandes d’hommes-bêtes et de maraudeurs se déchaînaient dans les districts où régnait l’ordre quelques heures plus tôt, détruisant et pillant tout sur leur passage. Les cris de terreur et de douleur déchiraient la nuit ; l’ennemi avait fait des centaines de prisonniers après la chute de la muraille extérieure et satisfaisait désormais son appétit bestial de la manière la plus horrible possible. Le petit groupe de druchii passa pratiquement inaperçu dans un tel chahut. Une fois seulement, une bande de maraudeurs s’approcha assez pour voir le petit groupe de près, et tous reçurent un carreau fatal avant de pouvoir donner l’alerte. Les-Poches, Tranchoir et Dix-Pouces prirent leurs fourrures et le groupe poursuivit.
Enfin, minuit tout juste passé, les druchii se retrouvèrent au nord de la large place où s’activaient les engins de siège. Les énormes trébuchets avaient fonctionné sans relâche pendant des heures. Chaque engin était aussi imposant qu’une maison, soutenu par des roues armées de fer et assemblé par des chevilles métalliques aussi épaisses que des tibias. Près d’une centaine d’esclaves par engin étaient employés pour treuiller les énormes bras jusqu’en position de tir et cinquante autres avaient pour mission de charger l’arme de rochers ou de morceaux de maçonnerie de plusieurs quintaux. Les murs épais du corps de garde et les hauts battants montraient déjà des signes de faiblesse. Nuarc avait raison ; si on leur laissait le temps, les engins du Chaos réduiraient les fortifications en miettes.
Malheureusement pour eux, songea Malus affichant un sourire cruel, l’heure de jouer touchait à sa fin.
Le groupe était accroupi dans une caserne pillée à deux pâtés de la place, suffisamment près pour entendre les fouets des maîtres des esclaves et le claquement des catapultes qui tiraient. Malus réfléchit une dernière fois à l’ultime étape du plan. Tout semblait en place. Tout avait fonctionné comme prévu. Il y a forcément quelque chose qui m’échappe, se dit-il. Quelques instants plus tard, il fit approcher Tranchoir d’un geste.
— Monseigneur ? demanda le coupe-jarret qui vint s’accroupir discrètement près du dynaste.
— Je veux que tu ailles en repérage autour de la place, dit Malus. La fortune nous a accompagnés jusqu’ici, mais je commence à me demander si elle va nous suivre encore longtemps. Va voir si tu ne remarques rien d’étrange.
— C’est vous qui voyez, monseigneur, grogna Tranchoir avant de disparaître dans les ténèbres.
Pendant ce temps, les mercenaires se tapirent dans les ombres et firent de leur mieux pour se reposer.
Une heure et demie de plus passa. La nuit se faisait de plus en plus froide, à l’approche de l’aube et les pavés luisaient d’une fine couche de givre. Malus repensa au passage des saisons et aux derniers grains restants dans le sablier du démon. Menait-il la mauvaise bataille ? Ici, il risquait sa vie pour les défenseurs de la forteresse alors qu’il lui fallait trouver le moyen d’atteindre l’Amulette de Vaurog et de fuir vers le nord. Il ne lui restait donc plus que quelques jours pour ne pas empiéter sur la durée du voyage jusqu’au temple de Tz’arkan.
Pour l’heure, sa situation et celle de la forteresse coïncidaient. Tant que Nagaira et son champion étaient entourés d’une armée, ils étaient en sécurité. Il allait falloir que cela change.
Hauclir et plusieurs des coupe-jarrets dormaient dans leur cape crasseuse quand Tranchoir revint enfin. Il s’accroupit à côté de Malus.
— C’est un guet-apens, annonça le druchii vérolé. Il y a une centaine de maraudeurs qui attendent dans une caserne à l’ouest de la place, avec des guetteurs sur les toits.
Un murmure de surprise parcourut les mercenaires. Soudain, Hauclir était parfaitement réveillé.
— Ils s’attendent à ce qu’on attaque les catapultes ?
— Bien sûr, fit Malus d’un hochement de tête à lui-même. Ils savent que nous ne pouvons pas les laisser nous pilonner à loisir.
Il est même possible qu’ils s’attendent à ce que je mène l’expédition, songea soudain Malus. C’est manifestement le genre de chose dont je suis coutumier. Il se caressa pensivement le menton.
— Nous gardons néanmoins l’avantage.
— Parce que nous savons où ils sont postés, continua Hauclir.
— Exactement, confirma le dynaste. Ils sont tous dans le même bâtiment ? demanda-t-il en se tournant vers Tranchoir.
L’assassin hocha la tête.
— Sans leurs guetteurs, j’aurais jamais su où ils étaient. Pas de lumière, pas de feu ; sont malins pour des animaux.
Malus se plongea dans ses pensées. Il fallait prendre une décision cruciale.
— Très bien, fit-il enfin. Hauclir, prends Tranchoir et les arbalétriers et contourne par l’ouest. Quand vous serez en position, tuez les guetteurs et balance tes souffles de dragon sur les autres. Ce sera notre signal d’attaque des engins de siège.
— Notre signal ? s’étonna Les-Poches en regardant Dix-Pouces. Quoi, pour nous trois ?
— Une centaine de maraudeurs bouillis vivants, ça devrait nous donner une diversion suffisante, répondit calmement Malus. Assez pour que nous allions sur la place nous servir de nos globes. Après quoi, on profite de la confusion générale pour repartir vers le tunnel.
La druchii secoua la tête horrifiée.
— Impossible. C’est du suicide.
Mais Malus sourit.
— Absolument pas. S’il y a bien une chose que je sais, c’est que l’audace la plus éhontée permet d’aller plus loin que tout le reste. Faites ce que je dis et on s’en sortira.
Sans attendre d’autres protestations, il fit un signe de tête à Hauclir.
— Prends tes hommes et partez, dit-il. Nous vous donnons une demi-heure pour vous mettre en position.
Sans un mot, Hauclir se releva et fit un geste vers les arbalétriers. Quelques minutes plus tard, Malus les regardait disparaître par la ruelle étroite d’en face et dans un passage noir donnant vers l’ouest.
Les-Poches et Dix-Pouces rassemblèrent leurs armes et rejoignirent Malus à la porte.
— Il est aussi fou que vous, monseigneur, dit-elle d’un signe de tête vers la position que Hauclir venait de quitter.
Malus avait un sourire désolé.
— Il servait autrefois un dynaste qui aimait prendre des risques inconsidérés. Un vrai dément. J’imagine que ça lui a laissé des marques.
La druchii fronça les sourcils.
— Vraiment ? J’aurais dû m’en douter. Quel menteur !
Malus la regarda d’une mine étonnée.
— De quoi parles-tu ?
Elle haussa les épaules.
— Il nous a dit que son ancien maître était un héros, vicieux et futé comme pas deux.
Le sourire du dynaste s’effaça.
— Il est bien loin de la vérité, dit-il soudain mal à l’aise. Allez, il faut que l’on se rapproche de la place.
Les trois druchii longèrent la longue avenue en restant dans les ombres. Des groupes d’esclaves allaient et venaient, traînant des chariots chargés de rochers pour alimenter les grands trébuchets. Des maraudeurs à dos de cheval fouettaient les esclaves et les harcelaient de jurons. Quand un cavalier se rapprochait, Malus menait les coupe-jarrets dans le bâtiment le plus proche en attendant qu’il passe.
Il fallut pratiquement vingt minutes pour remonter les deux pâtés jusqu’à la place. Une petite bande de maraudeurs attendait là, gardant manifestement l’accès à l’avenue. Ils se passaient des outres de vin pillées à répétition et se grognaient dessus les uns sur les autres dans leur langue bestiale. Le dynaste guida les deux mercenaires dans l’ombre d’une ruelle proche.
— Nous attendons ici, murmura-t-il. Préparez les globes. Quand le raffut commence, je prends la catapulte de gauche. Dix-Pouces, tu prends celle du milieu et Les-Poches, celle de droite. Visez les treuils. Même s’ils ont une sorcellerie qui leur permet d’éteindre les flammes, ça devrait embraser les cordes assez vite pour détruire les catapultes. On se retrouve de l’autre côté de la place pour repartir vers le tunnel.
Ils n’eurent pas longtemps à attendre. À leur droite, ils entendirent une grande déflagration et un chœur de hurlements sauvages, et soudain, les cavaliers maraudeurs filaient aussi vite vers la place que pouvaient les porter leurs montures.
— Maintenant ! chuinta Malus.
Et il accourut vers la rue, courant derrière les cavaliers. Il perçut un halo vert qui s’agitait à l’ouest, dans la direction des bruits, et sut que Hauclir et ses hommes avaient magistralement réussi.
Les maraudeurs qui gardaient l’accès à la place tenaient difficilement sur leurs jambes et hurlaient comme des morts en colère, déchirés entre leur respect des ordres et leur instinct qui les poussait à courir vers la bataille. Ils ne prêtèrent aucune attention aux cavaliers ou à la petite bande de guerriers qui suivait les chevaux. Les équipes d’esclaves des engins de siège avaient été réparties en trois groupes par leurs maîtres furibonds et attroupés au fond de la place, loin des engins de siège. Malus hocha la tête vers les soudards et fila vers la catapulte de gauche, en plongeant la main dans le sac contenant les globes.
Il dépassa l’une des bandes d’esclaves en sautillant et l’un des maîtres armé d’un fouet se tourna vers lui et lui aboya une question dans sa langue rauque. Malus ne s’arrêta pas et accrut même son allure. Une lueur verte brillait entre les doigts de sa main droite.
Le maître hurla une nouvelle fois, d’un ton plus mordant. Malus retroussa les lèvres en grognant. Plus qu’une douzaine de mètres.
Il avait beau être rapide, Les-Poches l’était davantage. À l’autre bout de la place, un vacarme éclata quand la première des catapultes s’embrasa. Des cris de colère et d’alerte retentirent parmi les maraudeurs. Misant désormais sur la vitesse, Malus courait vers sa cible sans chercher la discrétion.
Un cri de rage résonna derrière le dynaste et il entendit le tonnerre de bottes cloutées dans son dos. Il atteignit l’arrière de la catapulte et continua vers l’énorme treuil placé à l’avant. À sa droite, la deuxième catapulte était déjà baignée de flammes crépitantes.
À l’instant où il atteignit l’avant du trébuchet, un maraudeur du Chaos bondit sur son chemin, deux hachettes en main. Il décocha un carreau en plein visage de l’homme, puis pivota sur le talon pour jeter son globe vert sur le tambour de câble qui le dominait.
Le verre se brisa et le liquide contenu s’embrasa en rugissant dans un éclair vert aveuglant. Malus fut pris dans une bouffée d’air comme l’inspiration d’un géant. L’espace d’un moment d’effroi, il crut qu’il allait être aspiré vers les flammes. Il chancela, puis retrouva son équilibre et se hâta vers l’autre bout de la place, aussi vite que pouvaient le porter ses jambes.
Toute la place était désormais illuminée d’un vert ardent. Une hachette siffla près de sa tête et il rechargea son arbalète aussi vite qu’il le put. Les ombres l’appelaient à vingt mètres qui lui paraissaient vingt kilomètres.
Les sabots claquèrent sur les pavés à la droite du dynaste. Un cavalier éperonnait sa monture aux yeux exorbités, droit sur lui, une courte lance prête au lancer. Le carreau se cala dans le sillon de tir d’un claquement sonore et Malus s’arrêta juste assez longtemps pour pointer son arme et tirer sur la poitrine du maraudeur. Le guerrier du Chaos projeta sa lance au même instant et l’arme toucha Malus à l’épaule droite, rebondissant sur l’armure enchantée. Le coup fut suffisamment violent pour déséquilibrer le dynaste qui se retrouva à tituber en arrière tout en faisant face à une vingtaine de maraudeurs qui hurlaient et se rapprochaient à vive allure, les catapultes en flammes dans le dos.
À la vue de son visage, les deux hommes de tête brandirent leur hache et la lancèrent aussitôt. La première partit n’importe où, mais la seconde s’écrasa sur le bras gauche de Malus avec une force suffisante pour lui faire lâcher son arbalète. Le dynaste poussa un juron et voulut dans un premier temps attraper le second globe de son sac, mais préféra rapidement la simplicité ; il se contenta de jeter directement le sac sur les ennemis à la charge.
La toile flotta dans les airs pour atterrir aux pieds du maraudeur de tête. Pourtant, enveloppé d’ouate et d’étoffe, le globe refusa de se briser ! Malus, exaspéré, posa la main sur son épée. Au même instant, le maraudeur voulut dégager le sac d’un coup de pied rageur.
Whoumpf. La bande de barbares disparut dans une explosion verdâtre, qui aspira jusqu’à leurs hurlements dans un torrent gazeux. Affichant un rictus sauvage, Malus se tourna pour plonger dans les ombres d’une ruelle adjacente à la place.
Avalé par les ténèbres bienvenues, il écoutait les cris de fureur de l’ennemi qui résonnaient tout autour. Épées et haches s’entrechoquaient tandis que les guerriers de la horde s’acharnaient les uns sur les autres dans la confusion, douce musique pour les oreilles du dynaste.
Un autre bruit s’éleva au-dessus de la détresse de l’adversaire, vif et aigu comme le sifflet d’une lame acérée : les vivats des guerriers de la Tour Noire.