Chapitre Vingt
Alliances Nocturnes
Le champion du Chaos fixait Malus avec le regard de la vipère, gonflant les veines de son adversaire de terreur. Le guerrier en armure semblait flotter sur les marches vers Malus, épées tendues comme les bras de l’amante.
— Mère de la Nuit, jura Malus sur le ton du désespoir. Démon ! cracha-t-il en brandissant ses lames jumelles. Sers-moi ! Prête-moi ta force !
Le démon s’anima d’une manière déconcertante sous la peau du dynaste, mais l’habituel flux de puissance glacée ne se présenta pas. Malus eut juste le temps de comprendre la traîtrise de Tz’arkan que le champion frappait.
Des lames d’acier argenté fusèrent vers les jambes et l’abdomen du dynaste. Des étincelles jaillirent, les lames acérées s’étant faufilées sous la garde de Malus pour aller crisser sur son armure enchantée. Il para avec fureur, rugissant sa colère face à la fourberie du démon car il savait que même si le champion ne disposait pas du terrible pouvoir de l’amulette, il n’était lui-même pas de taille à lutter avec ses aptitudes alimentées par le Chaos.
Il reçut un coup violent sur le côté du genou et bloqua tout juste une frappe d’estoc à l’aine. Le champion n’était pas simplement adroit, il était manifestement versé dans l’art de l’escrime sariya. Sa technique reproduisait celle de Malus à la quasi-perfection, ce qui ne faisait qu’enrager davantage le dynaste. Malus canalisait toute sa haine et sa fureur dans ses coups, laissant certaines attaques filer sous sa garde pour pouvoir contre-attaquer. Les frappes puissantes pleuvaient sur son plastron, détournées chaque fois par la puissante sorcellerie des armuriers de Naggarond. En retour, il s’acharnait sur les bras et le cou du champion, dans l’espoir de trancher une main, voire de déloger sa tête casquée. Mais la vitesse du champion était telle que la plupart des coups de Malus ne tranchaient que le vide ou rebondissaient lourdement sur l’armure de son adversaire. C’était comme si le guerrier anticipait tous ses gestes.
Il y eut un vacarme terrible dans le dos de Malus, parmi les mercenaires, mais il ne pouvait s’autoriser ne serait-ce qu’un regard par-dessus l’épaule pour voir de quoi il retournait. Alors, une dague siffla près de sa tête et frappa le champion avec une force telle qu’elle perfora son plastron sous la clavicule. Un guerrier ordinaire aurait chancelé à l’impact, mais le champion le nota à peine. Il eut tout de même un moment d’hésitation et Malus en profita pour détourner l’épée gauche du champion et lui planter sa lame dans la gorge. Un sang noir coula aussitôt sur le plat de l’arme du dynaste, mais le guerrier se libéra de la pointe comme on s’extrait une épine. Sans attendre, il reprit ses assauts.
Une silhouette frôla Malus pour se ruer sur le champion. Hauclir intercepta l’épée droite ennemie de son vieux gourdin et voulut lui trancher le poignet de sa lourde épée courte, mais la lame ne put pénétrer l’armure métallique du champion. Vif comme la vipère, le guerrier pivota pour darder sa lame gauche vers Hauclir, et Malus parvint juste à détourner le coup d’une frappe de sa propre épée.
Quelques instants plus tard, Tranchoir se joignit également au combat, jetant un autre poignard qui ricocha bruyamment sur la jambe du champion. Le guerrier du Chaos répliqua d’une entaille fulgurante vers le cou de l’assassin, mais le druchii l’évita avec une vivacité tout aussi stupéfiante. Saisissant sa chance, Hauclir tenta une attaque pour écraser son gourdin sur le bras droit du champion. Le coup aurait brisé les os d’un homme de constitution plus modeste, mais le champion ne fit qu’à peine chanceler, avant de forcer l’ancien garde à reculer d’un coup vers la gorge.
Trois adversaires adroits l’acculaient désormais par trois angles et le champion du Chaos dut se montrer plus défensif. Malus ne mollit pas, enchaînant les coups sur le bras gauche et l’épaule du guerrier. Des étincelles et des fragments d’armure métallique voltigeaient sous les frappes du dynaste, mais le champion tenait bon, contrant tour à tour chacun de ses adversaires de parades aériennes et de feintes meurtrières. Malus commençait à penser qu’ils prenaient l’avantage. Alors, Hauclir s’avança à gauche du champion et abattit son gourdin contre son genou droit, avant d’inverser la trajectoire pour le frapper à la tête. Le bretteur du Chaos parut être pris au dépourvu, concentré sur la frappe qu’il réservait au cou de Tranchoir, mais celle-ci n’était qu’une feinte. Comme un éclair, l’épée du champion plongea vers la cuisse droite de Hauclir, l’entaillant profondément. L’ancien capitaine de la garde s’effondra en jurant et Tranchoir bondit en hurlant vers les yeux du champion ; il parvint simplement à se faire planter l’épée gauche du guerrier du Chaos dans l’épaule droite.
Spectateur de la chute des deux druchii en moins d’une seconde, Malus se retrouva en proie à la terreur et la rage. Poussant un terrible cri de guerre, il concentra toute sa force et sa vitesse dans une frappe visant la tempe du champion. Les étincelles jaillirent et la force du coup fit tourner la tête du champion. Hurlant toujours de rage, le dynaste enchaîna avec une frappe de revers qui s’écrasa sur le heaume du guerrier, juste au niveau des yeux. Le métal céda dans un fracas discordant et le casque gicla sur le coup.
La tête du guerrier fut rejetée en arrière sous la force du coup. Ses cheveux noirs, collés par la crasse et le sang séché, tombaient sur ses épaules. Une peau blafarde que la maladie faisait luire, parcourue de veines noires et palpitantes, présentait un reflet verdâtre à la lueur des sorcelampes. Un unique œil noir fixait Malus avec une haine implacable. L’autre œil était mort et luisait de moisissure sépulcrale. Une épée avait laissé une terrible plaie qui fendait le crâne du guerrier au-dessus de cet œil dévasté. Les bords de la blessure étaient noirs de corruption et frétillaient d’une vie parasite.
Malus scruta le visage de Lhunara et poussa un cri de terreur et d’angoisse.
— Par les dieux… oh, par les dieux des Enfers ! s’écria-t-il. Ce n’est pas possible…
Les lèvres de Lhunara se retroussèrent dans un rictus dément. Contrairement à celles de ses rêves, les dents de cette Lhunara étaient blanches et parfaites. Son corps musculeux tremblait et un terrible bruit liquide monta de sa gorge. C’était le rire le plus abject, le plus effroyable qu’il eût jamais entendu.
— Quand on laisse monter la haine… tout devient possible, coassa-t-elle en extrayant ses lames dégoulinantes. La haine… et la bénédiction des Dieux Sombres.
Elle fit un pas vers lui. Malus regarda ses yeux ravagés et sut qu’il allait mourir.
Il fut sauvé par la voix faible et aiguë qui résonna au sommet des marches.
— Souffle de dragon ! cria Dix-Pouces. Écartez-vous !
Malus se retourna et vit le jeune voleur qui se tenait à moins de dix mètres, un globe vert lumineux dans sa main brandie. Hauclir cria vers le garçon les dents serrées.
— Non, imbécile ! Tu vas tous nous tuer !
— Lance, petit ! hurla Malus. Vas-y !
Mais Lhunara était déjà partie, filant vers le bas des marches avec la grâce de la biche, jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans les ténèbres. Malus jura amèrement et s’affaissa sur la pierre. La vision de ce visage haineux persistait devant lui comme un fantôme.
Les mercenaires se ruèrent pour mettre Hauclir et Tranchoir à l’abri. Hauclir lança un regard furieux à Dix-Pouces.
— Qui t’a donné ce globe, par la Sombre Mère ? gronda-t-il.
Dix-Pouces afficha un sourire satisfait.
— Quoi ? Ça ? fit-il en lançant la sphère au-dessus de sa tête.
Tous les druchii des environs poussèrent des cris d’horreur, mais le jeune soudard saisit le globe en plein vol avec assurance.
— Ça fait un bon moment que je l’ai. C’est mon atout secret, comme qui dirait.
Il jonglait nonchalamment avec la sphère.
Et la manqua.
Dix-Pouces brailla d’horreur et plongea pour rattraper sa balle lumineuse. Le verre lisse lui glissa entre les doigts et fila vers Malus, Hauclir et les mercenaires terrifiés. Des dizaines de mains voulurent saisir le globe, qui persista à sautiller d’un druchii à l’autre, jusqu’à finalement rebondir un peu plus haut pour s’écraser contre le mur, à peine plus d’un mètre au-dessus de la tête de Malus. Les coupe-jarrets se bousculèrent dans toutes les directions en hurlant de terreur.
La petite sorcelampe explosa en produisant un bruit sec et une odeur rappelant la foudre. Malus eut la tête aspergée de petits fragments de verre.
— Eh merde, gémit Dix-Pouces. C’était un cadeau de ma mère. Je l’avais depuis tout petit.
Le silence se fit lourd. Les soudards qui étaient quelques instants plus tôt convaincus qu’ils allaient être brûlés vifs, titubaient comme des ivrognes, en proie à une vague de soulagement tout aussi violente. Hauclir s’adossa contre le mur périphérique de l’escalier et jeta un regard perplexe vers le voleur désolé.
— Par la Sombre Mère, je ne sais pas s’il faut t’embrasser ou te dépecer vivant.
Un ricanement nerveux s’empara des mercenaires, se transformant rapidement en bouffées de rires hystériques de ceux qui saisissent toute l’ampleur du salut inespéré. Deux soudards aidèrent Hauclir et Tranchoir à remonter les marches. Des mains voulurent faire de même avec Malus, mais il les repoussa. Il se remit debout lentement et difficilement. Ses membres étaient lourds et froids comme le plomb et sa tête était comme dans un bloc de glace.
Il était le dernier à gravir l’escalier en colimaçon pour rejoindre les ombres froides de la salle des citernes. Quand il atteignit le sommet des marches, l’espace caverneux était rempli de guerriers furibonds. Messire Isilvar se tenait en tête, blême de rage. Les coupe-jarrets s’étaient réunis en petit groupe autour de leur chef blessé, lançant des regards torves aux lanciers peu amènes de Hag Graef.
— Que se passe-t-il ici ? demanda Isilvar de sa voix brisée.
— À ton avis, cher frère ? Une bataille, bien sûr, trancha Malus.
Il ne s’était pas attendu à ce que Dix-Pouces soit si efficace pour battre le rappel des renforts. Un recoin de son esprit se rendit également compte qu’ils étaient salement en sous-nombre et loin du moindre témoin fiable, si jamais Isilvar décidait de tous les tuer. Cette constatation ne fit rien pour réprimer son impertinence.
— Mais je sais que tu n’as pas trop l’occasion d’en voir, avec tout ce que te demande ta fonction de vaulkhar.
Avant qu’Isilvar ne puisse répondre, Malus rentra dans le vif du sujet.
— Les forces du Chaos ont découvert le tunnel. Nous avons réussi à les retenir jusqu’à ton arrivée, mais elles sont peut-être en train de se préparer à un autre assaut en ce moment-même. Je te laisse l’honneur, fit-il avec un rictus moqueur, de repousser la prochaine vague, comme il sied à ton rang.
Les muscles maxillaires d’Isilvar se contractèrent furieusement.
— Il va nous falloir mettre le feu au tunnel et l’effondrer, dit-il. La horde du Chaos a redoublé ses attaques sur la muraille et tous les hommes valides doivent rejoindre le parapet.
— Dans ce cas, tu m’excuseras mon frère, mais le devoir m’appelle, répondit Malus.
Sans attendre la bénédiction d’Isilvar, il fit signe à ses hommes de le suivre et s’apprêta à repartir. L’espace d’un instant, il sembla que les lanciers de Hag Graef n’allaient pas les laisser passer, mais Malus fixa un des vétérans dans les yeux, qui hocha brièvement la tête et se décala. Les druchii qui se tenaient derrière le lancier vieillissant firent de même et aussitôt, un long passage dégagé se dessina à travers la compagnie. Les têtes casquées, soldats de métier comme appelés, baissèrent respectueusement la tête devant Malus et ses troupes claudicantes.
Hauclir, épaulé par Les-Poches d’un côté et Tranchoir de l’autre, se porta au niveau du dynaste.
— Cette championne du Chaos, commença-t-il, elle avait l’air de vous connaître. Qui est-elle ?
— Un cauchemar, dit Malus d’une voix funeste.
Au début, il n’entendait que des voix. Elles étaient étouffées et résonnaient étrangement, comme s’il les écoutait sous la surface d’un lac sombre et profond.
— Le temps m’est compté, dit Nagaira.
Sa voix était puissante, vigoureuse et parfaitement fausse, faite de sonorités discordantes rappelant le verre brisé.
— J’ai, continua-t-elle, des obligations à respecter, votre formidable puissance. Des obligations qui ne seront pas reniées.
— Ne me parle pas de temps, s’agaça Tz’arkan. J’en manque aussi. Mais il connaît désormais la voie. Il sait ce qui doit être fait.
— Mais le fera-t-il ? C’est la question.
Il y eut comme un tintement d’argent subtilement martelé et le son du couteau tranchant la viande.
— Qui peut le dire, grogna le démon. Rien de ce que vous faites, vous autres mortels, n’a de sens à mes yeux.
Les ténèbres commencèrent à s’atténuer. Des formes se dessinèrent autour de lui. Il était couché sur le dos, enchevêtré dans des draps. Un air froid caressait son torse nu. Nagaira et le démon discutaient au-dessus de sa forme allongée comme deux adultes après avoir endormi leur enfant.
— J’ai du mal à percevoir la nécessité de tout cela, dit Nagaira. Votre plan me paraît excessivement compliqué.
— Aussi compliqué que ta vengeance à Hag Graef ? rétorqua le démon.
— Je vous le concède, fit-elle en soupirant.
Il y eut un nouveau tintement métallique et Malus observa cette fois la forme floue de sa sœur porter une coupe à ses lèvres et boire.
— Tout de même, n’auriez-vous pas pu simplement me livrer Malus vous-même ? reprit-elle.
Malus était soudain très alerte. Les formes se précisèrent encore. Il voyait clairement Nagaira désormais. Elle était assise dans un fauteuil, près d’une table de banquet, et faisait pivoter une coupe d’argent entre ses mains veinées de noir. Son contact laissait des traces sombres sur la courbe luisante du métal. Un couteau et une fourchette étaient posés sur le bord d’une assiette toute proche, remplie de tranches fumantes de viande sanglante. Elle ne s’attardait aucunement sur Malus, se contentant de fixer l’être qui était assis en face d’elle du vide noir de ses yeux.
— Ce n’est pas aussi simple, répondit le démon.
Malus tourna la tête pour le regarder, mais sa forme était dissimulée dans les ombres, devant une assiette intacte de viande sanglante.
— Tu penses trop à court terme, mon enfant. Réfléchis aux implications de mon plan dans toute son ampleur et à ce qu’il signifiera pour toi une fois que nous serons rentrés du nord.
— Dans ce cas, il faut le persuader d’agir, dit la sorcière druchii. Elle posa précautionneusement la coupe sur la table.
— Bien entendu, répondit Tz’arkan. Fais comme bon te semble.
Malus voulut bouger, mais les draps le retenaient. Nagaira posa les yeux sur lui et tendit la main pour lui caresser la joue d’un ongle griffu.
— Que restera-t-il de mon frère, une fois que tout ceci sera terminé ?
— Il en restera assez, rassura le démon.
La silhouette enténébrée tendit aussi le bras pour plonger sa serre dans la poitrine de Malus. Les yeux du dynaste se tendirent vers le bas, pour regarder sous son menton et voir Tz’arkan brandir son cœur encore palpitant du trou béant de son poitrail.
— Tu vois ? fit le démon. Il est toujours bien vigoureux. Même chose pour son esprit. Il pourra encore satisfaire ton appétit pour un bon moment.
Le démon s’adossa à son fauteuil et fit de grands gestes vers le corps dévasté du dynaste.
— Vas-tu encore toucher à ton assiette, mon enfant ?
Nagaira se pencha pour scruter pensivement le visage de Malus.
— Je prendrais bien les yeux, dit-elle. Je les ai toujours adorés, vous savez.
Une puissante main appuya sur le front de Malus, le pressant contre la table. Une autre silhouette entra dans son champ de vision, pour le dominer de toute sa hauteur. Lhunara se pencha et son visage ravagé le gratifia d’un sourire d’amante. Des asticots frétillants lui tombèrent sur la joue depuis l’énorme plaie qu’elle avait à la tête.
Elle appliqua l’ongle de son pouce craquelé au coin de son œil et il se mit à hurler.
* * *
Des mains le maintenaient dans son lit. Malus se débattait des bras et des jambes, hurlant de rage et de terreur. Il entendit jurer à voix basse au-dessus de lui et, toujours hébété, il n’aurait su dire s’il était éveillé ou toujours coincé dans son rêve. Puisant dans toutes ses forces, il parvint à se libérer les bras et les épaules, et à pousser les silhouettes noires qui surmontaient son lit. Il roula sur le bord de la couche, juste à temps pour rendre un vin rance sur le sol de pierre.
— Je vous avais dit que les deux dernières bouteilles étaient presque du vinaigre, dit Hauclir depuis l’autre côté de la pièce. Mais vous ne m’avez pas écouté. Il est vrai que vous étiez peut-être trop ivre pour m’entendre à ce moment-là, mais j’ai pensé qu’il fallait quand même tenter.
La lueur du petit matin filtrait par la fenêtre ouverte de la chambre à coucher. Hauclir était assis près de l’accès au balcon, sa jambe blessée posée sur une table basse placée à cet effet. Des silhouettes vagues s’activaient silencieusement dans la chambre ombragée, rapiéçant leurs armures et affûtant leurs armes. Les-Poches et Dix-Pouces faisaient rôtir de la viande près d’un brasero au pied du lit et conversaient à voix basse.
Malus sortit des draps humides en se tortillant et se mit difficilement debout. Son esprit était embrouillé par les effets persistants du vin et du choc. Le songe était encore terriblement présent. Était-ce réel ? Le démon frayait-il désormais avec Nagaira ? Comment pouvait-il en être sûr ? Il chercha Hauclir du regard, mais que pouvait-il dire que n’entendrait pas le démon ?
— Quelle heure est-il ? demanda-t-il le regard trouble.
— C’est le petit matin, répondit Hauclir. Trop tôt, à dire vrai. Et merci de vous soucier de ma blessure. C’est loin d’être aussi grave que je le craignais.
— Il nous faut rejoindre les enclos à nauglirs, fit soudain le dynaste. Sur-le-champ.
Hauclir scruta Malus.
— Vous êtes toujours ivre, monseigneur.
— Depuis quand cela fait-il la moindre différence ? Aide-moi à enfiler mon armure, intima le dynaste en ôtant sa chemise de nuit souillée.
Les hachoirs tombaient autour des enclos à nauglirs du complexe intérieur de la citadelle, et de vastes lacs de sang reflétaient le soleil matinal. Alors que Malus et Hauclir approchaient la construction basse en pierre, un groupe de jeunes serviteurs sortait les corps d’hommes-bêtes et de maraudeurs d’un chariot, et les alignait pour que les bouchers les inspectent. Plusieurs centaines de nauglirs consommaient quotidiennement une grande quantité de viande et les druchii ne voyaient aucune raison de ne pas profiter de tout ce qui leur tombait sous la main.
Le rugissement de la bataille contre la muraille intérieure, à moins de quatre cents mètres, n’avait pas faibli depuis la veille. Les guerriers du Chaos se jetaient par vagues incessantes contre les remparts. Hauclir plaisanta sur le fait que l’assaillant n’aurait bientôt plus besoin d’échelles, car il se contenterait d’escalader les piles de ses propres cadavres pour passer la muraille.
L’ancien capitaine de la garde boitait douloureusement au côté de Malus, appuyé sur une canne improvisée à partir de deux hampes de lance.
— Pourquoi ce besoin soudain d’aller trouver votre sang-froid ? demanda-t-il, une lueur de méfiance dans le regard. Si vous avez l’intention d’aller vous promener à la campagne, je crains que vous ne puissiez aller bien loin.
— J’ai besoin de quelque chose qui se trouve dans mes fontes, fit laconiquement le dynaste.
Son esprit s’efforçait toujours de démêler les implications de son rêve. À y repenser, il aurait dû s’y attendre, songea-t-il irrité. Étant donné qu’il avait fait appel à l’assistance de sa mère Eldire et qu’il s’était lié à l’Épée de Khaine, Tz’arkan avait été forcé de trouver d’autres moyens de garder le dessus. Il ne s’était pas imaginé que le démon pût converser avec Nagaira par le biais de ses propres rêves. Était-il aussi responsable de ses nombreux cauchemars concernant Lhunara ? L’idée le terrifiait autant qu’elle l’enrageait.
Il avait été stupide de se priver de l’Épée de Khaine, quels qu’en fussent les risques. Cela allait changer.
Malus passa rapidement entre les bouchers ensanglantés et descendit la passerelle donnant sur les écuries. L’endroit était sombre et l’atmosphère humide et âcre, chargée de l’odeur de dizaines d’énormes bêtes de guerre. Chaque nauglir avait son propre enclos, qui n’était pas sans rappeler une stalle de cheval à ceci près qu’il était en pierre habillée et non en bois, et gardé par un robuste battant métallique.
Il fallut au dynaste plusieurs minutes pour trouver l’enclos de Spite. Le nauglir somnolait sur le sol sablonneux, le museau blotti derrière sa queue recourbée. La bête de guerre s’anima dès que Malus déverrouilla la porte pour se glisser dans l’enclos. Hauclir, dont les vêtements étaient toujours souillés de sang frais, préféra sagement ne pas le suivre.
— Te voici, bête des entrailles de la terre, dit Malus.
Le sang-froid se dressa au son de la voix de son maître. L’habitude poussa le dynaste à vérifier ses griffes, ses dents et sa peau, guettant le moindre signe de maladie.
— Il faut croire que ces imbéciles te traitent bien, marmonna-t-il en observant le sable cramoisi. Et tu as bon appétit.
Malus porta son examen sur la sellerie, puis sur les fontes toujours sanglées sur le dos du sang-froid. Le sac contenant les reliques était toujours bien fermé et le paquetage de l’Épée de Khaine n’avait pas bougé. Il eut l’impression de sentir déjà la chaleur de la lame, comme un brasero qui attend qu’on l’attise. Inspirant profondément, le dynaste tendit sa main pour la saisir.
Aussitôt, un spasme de douleur ardente assaillit le corps de Malus. Il se plia en deux en poussant un gémissement d’agonie, les mains crispées et tremblantes. Le bruit fit sursauter Spite, qui jeta un regard farouche vers Malus en grognant.
Le démon se tendit sous la peau du dynaste. Oh, non, petit druchii, ronronna Tz’arkan. N’y compte pas.
— Monseigneur ? s’écria Malus. Tout va bien ?
Mais le dynaste était incapable de parler ; en fait, la douleur qui lui ravageait la poitrine et le bras le laissait à peine respirer. Il vit vaguement Spite reculer petit à petit. Son expérience lui fit comprendre qu’il était en très mauvaise posture. Couvrant le bourdonnement de ses oreilles, il perçut le grondement montant de la gorge du sang-froid.
Il concentra la moindre once de volonté qui lui restait pour articuler entre ses dents serrées.
— Li… bère-moi, grinça-t-il.
Oh, je vais te libérer, petit druchii, dit le démon. Mais d’abord, je vais peut-être laisser ta bête de guerre mordre ton meilleur bras. Je pourrais te faire mordre ta propre main si je le souhaitais. Tu veux voir ?
Une violente secousse ébranla le corps du dynaste… et son bras droit se leva, lentement, comme hésitant.
— Monseigneur ! hurla Hauclir. Par les Ténèbres Extérieures, que faites-vous ?
À l’autre bout de l’enclos, Spite poussa un mugissement de colère. Aussitôt, les autres nauglirs reprirent en chœur, faisant trembler tout le bâtiment.
Que ta chair est faible et grossière, Darkblade, dit le démon. S’il vient à en manquer un morceau, ce ne sera pas une grosse perte. D’ailleurs, je vais me faire un plaisir de laisser ta bête puante t’arracher les deux bras, si je dois en passer par là pour que tu restes à distance de cette épée. J’ai de nouveaux alliés maintenant, tu sais. Ils peuvent très bien terminer le travail que tu as commencé et me donner ce que je désire.
Un gémissement désespéré sortit faiblement des lèvres de Malus qui regardait son bras droit se tendre. Son corps s’animait comme la poupée d’un enfant, se tournant vers le sang-froid en gestes saccadés. La tête de Spite s’abaissa et sa puissante queue balaya le sable d’un coup sec. Le nauglir s’apprêtait à frapper.
Soudain, une forme en toge plongea dans l’enclos et renversa Malus, alors même que le sang-froid passait à l’attaque. Ses puissantes mâchoires se refermèrent dans un claquement et une gerbe de bave venimeuse à l’endroit où se tenait Malus l’instant d’avant.
— Recule, maudit tas d’écailles ! rugit Hauclir en frappant la tête de la bête de sa canne tout en traînant Malus de l’autre main.
Spite se rebella contre le bâton et le réduit en échardes, ce qui laissa juste le temps à Hauclir de tirer Malus jusqu’à la moitié de l’enclos. Les jambes du dynaste s’agitaient dans le sable pour tenter de faciliter la fuite. Le sang-froid poussa un autre beuglement, creusant des sillons dans le sol. Mais avant qu’il entame sa charge, Hauclir parvint à faire passer le battant au dynaste et à refermer la barrière métallique à la hâte.
— Par les dieux des Enfers, monseigneur, que s’est-il passé ? demanda Hauclir à bout de souffle.
Le bandage de sa cuisse était perlé de sang frais.
Avant que Malus puisse répondre, le démon lui murmura à l’oreille. Fais très attention à ce que tu dis, Darkblade, prévint-il. Sans quoi, tu trouveras chacun de tes précieux serviteurs la gorge tranchée à ton prochain réveil.
Le dynaste serra les dents.
— Je… voulais juste vérifier mes affaires, dit-il. Cette sale bête n’a pas voulu reconnaître mon odeur. Le vin, sûrement. Tu avais raison : je n’aurais pas dû en boire tant.
L’ancien capitaine de la garde affichait une mine perplexe.
— Vous êtes sûr de vous ? fit-il en scrutant le visage de son ancien maître de ses yeux noirs.
— Et ce serait quoi d’autre ? s’agaça Malus d’une voix acerbe.
Avant que Hauclir puisse répondre, le dynaste le coupa d’un geste de la main.
— Plus de questions. Je veux rejoindre la muraille et voir où en est le siège. J’ai le terrible pressentiment que quelque chose de grave est sur le point d’arriver.