Chapitre NEUF

La Voix Du Roi Sorcier

Les salles de conseil du drachau se trouvaient près du sommet de la tour, ce qui ne fit rien pour améliorer l’humeur de Malus. Ils gravirent l’étroit escalier en colimaçon et remontèrent des couloirs animés et faiblement illuminés, entreprise qui parut durer des heures. Quand enfin le jeune chevalier fit entrer Malus et ses gardes du corps Immortels dans l’antichambre du conseil, le dynaste avait perdu toute patience. Tirant le mandat de sa ceinture, il dépassa brusquement Shevael et s’avança vers la porte d’un pas déterminé. Les hallebardiers de la Garde Noire assignés au guet jetèrent un regard aux serviteurs masqués d’argent de Malus et s’effacèrent prudemment.

Affichant un sourire sinistre, Malus poussa la porte du pied de toutes ses forces.

Le battant de chêne manqua de voler et rebondit sur le mur de pierre dans un fracas tonitruant. Les nobles et les serviteurs de la salle bondirent sur leurs jambes en poussant des cris de surprise et des jurons indignés. Malus se rua à l’intérieur en arrêtant du plat de la hache la porte qui ricochait, ce qui produisit un claquement creux.

La salle carrée était parcourue d’une large table recouverte de cartes, de parchemins, de coupes de vin et d’assiettes d’étain aux plats entamés. Une douzaine de dynastes en armure accompagnés de leurs serviteurs observaient l’intrusion de Malus d’une mine féroce. Beaucoup avaient la main sur la poignée de leur lame. Quatre autres hommes de la Garde Noire surgirent des ombres, deux de chaque côté du dynaste armé de sa hache. Les pointes de leurs hallebardes toisaient la gorge de Malus.

Face à la porte, de l’autre côté de la table, était assis un dynaste vieillissant vêtu d’une armure ouvragée et enchantée. Des symboles de serpents lovés étaient ciselés d’or sur son plastron laqué et sa main droite était enfermée dans un gantelet en forme de serre que Malus ne connaissait que trop bien. C’était le fameux Poing de la Nuit, symbole magique de l’autorité d’un drachau. Messire Myrchas, drachau de la Tour Noire, scrutait Malus de ses petits yeux noirs et brillants. Son long visage, accentué par une fine moustache tombante, était marqué de dizaines de petites balafres laissées par autant d’épées et de griffes. Il rappelait quelque part à Malus feu son père, Lurhan, ce qui assombrit encore davantage son humeur.

À la droite du drachau, se tenait une silhouette imposante quoique dégingandée, en magnifique armure portant le symbole d’une tour sur le plastron. Il était plus âgé que Malus, mais moins que le drachau, et sa peau était basanée par les années de campagne. Son ceinturon et ses fourreaux étaient sertis de gemmes, butin à n’en pas douter de dizaines d’incursions dans les Désolations. Le seigneur était aussi chauve qu’un œuf de nauglir et son visage comme son cuir chevelu portaient les marques de nombreuses batailles. Il avait peut-être été beau autrefois, mais cela avait changé le jour où son nez avait été cassé pour la quatrième fois et son oreille arrachée par la lame d’un ennemi. Sa joue gauche était balafrée et flétrie, ce qui rendait sa mine renfrognée encore plus terrible et difforme.

— Quel est ton nom, crétin ? rugit le druchii balafré. J’aime connaître le nom de ceux que je fais pendre aux pieux qui hérissent la muraille intérieure.

— Je m’appelle Malus de Hag Graef, répondit froidement l’intéressé.

Messire Myrchas se redressa.

— Malus le parricide ? s’exclama-t-il. Le hors-la-loi ?

Malus sourit.

— Plus maintenant, fit-il en brandissant le mandat sous les yeux de l’assemblée. Son effroyable majesté le Roi Sorcier a jugé bon de mettre mes talents notoires à son service.

Le drachau tendit sa main griffue.

— Laisse-moi donc en juger, déclara-t-il. J’ai eu vent de tes exploits, misérable. Cette plaque de métal peut aussi bien ne renfermer que la feuille de comptes d’une poissonnière.

Malus inclina la tête, sincèrement amusé par l’accusation du drachau, et transmit l’écrin au seigneur le plus proche, qui le fit tourner jusqu’à messire Myrchas. Tandis que le drachau ouvrait la plaque et étudiait le parchemin, Malus fit un geste de la main vers les Immortels.

— J’imagine que ce sont les filles de la poissonnière déguisées, n’est-ce pas ?

Messire Myrchas lut le parchemin, puis il examina scrupuleusement le sceau. Son visage devint blême.

— Sainte Mère de la Nuit, dit-il d’une voix faiblissante en levant les yeux vers Malus. Le monde est sens dessus dessous.

— Comme il a l’habitude de se retrouver de temps à autre, commenta Malus d’un ton sinistre. C’est pourquoi le Roi Sorcier requiert les services de gens comme moi.

Le drachau devint encore plus pâle et Malus ne put s’empêcher d’éprouver un accès de joie cruelle. Voilà un rôle qu’il pourrait apprendre à apprécier, songea-t-il. Il se tourna vers le grand seigneur proche de Myrchas.

— Vous m’avez vraiment mis en position de faiblesse, monseigneur. À qui ai-je l’honneur ?

La lueur de rage qui animait le regard du seigneur druchii s’atténua légèrement devant cette nouvelle tournure.

— Je suis messire Kuall Main-noire, vaulkhar de la Tour Noire.

Le sourire de Malus s’élargit.

— Ah, oui, messire Kuall. J’ai parcouru une longue distance en un temps record pour vous livrer un message du Roi Sorcier en personne.

L’assemblée fut parcourue d’un frémissement. Même le drachau s’adossa à son fauteuil pour lancer un regard maussade vers le vaulkhar. Messire Kuall se raidit à cette annonce, faisant saillir les muscles de ses mâchoires balafrées. Quels que fussent ses défauts, le vaulkhar de la tour n’était pas un couard.

— Très bien, dit-il d’une voix tendue. Livrez-le donc.

Malus hocha cérémonieusement la tête.

— Comme vous voudrez. Mon seigneur et maître a observé vos efforts en cette contrée nordique depuis l’arrivée de la horde du Chaos, messire Kuall, et il est mécontent de ce qu’il a pu voir. Très mécontent.

Des murmures d’inquiétude animèrent les seigneurs de la table et le drachau plissa les yeux, méfiant. Messire Kuall, en revanche, était blanc de rage.

— Et que Malékith voudrait-il que je fasse ? s’écria-t-il. Que j’affronte la marée sur le champ de bataille ?

Il saisit une pile de parchemins et les jeta par-dessus la table en direction de Malus.

— Le Roi Sorcier a-t-il lu les rapports de mes éclaireurs ? s’indigna-t-il. La horde du Chaos est immense ! Quand elle se déplace, elle soulève tellement de poussière qu’on peut voir le nuage depuis les postes au sommet de la tour. Vous voudriez que je forme des lignes pour aller vaincre une telle force ? Nous serions complètement écrasés !

Il frappa de son poing ganté de mailles sur la lourde table, faisant bondir les coupes de vin.

— Cela fait deux cents ans que je commande l’armée de la tour et j’ai mené d’innombrables expéditions dans les Désolations. De tout ce temps, je n’ai jamais vu une telle horde. Cette forteresse, fit Kuall en pointant le doigt vers le plafond, a été construite pour que les hordes du Chaos se cassent les dents sur ses murailles. Si vous aviez une once de bon sens, vous l’auriez remarqué en passant entre les portes. La seule approche raisonnable est de préserver nos forces et de se préparer à l’assaut imminent, où nous pourrons saigner l’ennemi jusqu’à la dernière goutte contre nos fortifications.

Les seigneurs réunis écoutaient et acquiesçaient, jetant des regards angoissés vers messire Kuall et Malus. Mais ce dernier ne paraissait pas convaincu.

— Ainsi, répondit-il froidement, pendant que vous vous cachez dans votre trou comme un lapin, l’ennemi a pu détruire tranquillement près d’un tiers de nos tours de guet frontalières, sans parler des centaines de troupes isolées qui ont été massacrées en attendant des renforts qui ne sont jamais arrivés. Jamais, parce que vous avez préféré vous tapir dans ces murs pour sauver votre propre peau et maintenant, le royaume est exposé aux incursions du Chaos pour des années.

— La horde du Chaos doit triompher de la Tour Noire si elle espère s’engager davantage dans Naggaroth ! répliqua Kuall. Elle n’a d’autre choix que de nous assaillir et ici, nous sommes en position de force.

— Vous en êtes sûr ? fit Malus. Si je me souviens bien, un peu plus de la moitié de votre garnison est composée de cavalerie. Quelle sera leur utilité dans un siège prolongé, à moins que vous ayez prévu de mettre les cavaliers sur les remparts et d’envoyer leurs montures aux cuisines ? railla-t-il d’un regard impétueux au vaulkhar. Vous êtes à la tête d’une force puissante et surtout mobile, messire Kuall, et pourtant, vous craignez de la mettre à l’épreuve contre une meute de sauvages ignorants. Dans votre pusillanimité, vous espérez affronter l’ennemi avec une demi-armée en restant assis dans votre fauteuil et en attendant que Malékith vienne à la rescousse. Ce n’est pas comme ça que nous autres nous battons, messire Kuall. Ce n’est pas comme ça que la nation répond à des animaux qui violent nos terres.

— Vous osez me traiter de lâche ! s’écria Kuall en arrachant l’épée de son fourreau. Les nobles rassemblés reculèrent à la hâte devant le seigneur enragé, faisant tomber fauteuils et coupes dans leur panique.

— Je ne vous traite de rien, ricana Malus. Quand je parle, c’est la voix du Roi Sorcier que vous entendez et il vous qualifie simplement de raté. Saisissez-vous de ce misérable, fit-il d’un geste à l’attention des Immortels, et empalez-le sur les pieux qui dominent la porte intérieure. Avec un peu de chance, il vivra assez longtemps pour assister à la défaite de la horde.

Les gardes du corps masqués glissèrent en avant dans une charge silencieuse, épée soudainement en main. Poussant un cri de rage, Kuall recula en menaçant les implacables Immortels de la pointe de sa lame. Mais les guerriers ralentirent à peine leur cadence et progressèrent sans peur à portée d’allonge de l’épée longue du seigneur tout en le cernant des leurs. Deux autres guerriers saisirent Kuall par les bras et, en l’espace de quelques instants, ils traînaient le druchii furibond vers la porte d’entrée.

Malus savoura le silence interloqué que suscitait la sortie subite de messire Kuall. Ses yeux noirs cherchaient le drachau et il attendait que messire Myrchas se manifeste.

Le drachau croisa son regard et Malus comprit qu’il évaluait la situation. Pour l’instant, messire Myrchas était intouchable ; vassal personnel du Roi Sorcier, il ne craignait pas Malus, mais la réciproque était tout aussi vraie. Finalement, son expression s’adoucit et le dynaste sut qu’il avait gagné.

— Quelles sont les instructions de son effroyable majesté ? demanda le drachau.

— Le Roi Sorcier est en train d’assembler l’armée de Naggaroth et se prépare à marcher jusqu’ici dès que possible, répondit le dynaste qui éprouvait un frisson de triomphe. Jusqu’à ce qu’il se présente ici, je commanderai les forces de la Tour Noire.

Myrchas se hérissa à ces nouvelles.

— Malékith ne peut pas vous nommer vaulkhar sans l’approbation des seigneurs de tour !

Le dynaste coupa court à la protestation du drachau d’une main levée.

— Je n’ai jamais prétendu être vaulkhar, messire Myrchas. J’ai simplement dit que j’allais commander l’armée. La nuance est ténue, mais elle reste importante, comme vous en conviendrez.

— Très bien, admit le drachau du ton maussade de celui qui comprend qu’il s’est fait manœuvrer.

— Excellent, conclut Malus avant de lever sa hache et de la poser lourdement sur la table dans un fracas assourdissant.

Tous les dynastes de la pièce bondirent en arrière en jurant de surprise, et Malus se pencha en avant pour ramasser une coupe vide en affichant un sourire féroce.

— Et comme premier ordre officiel, je veux qu’on m’apporte une bouteille de bon vin, après quoi vous pourrez me dire qui vous êtes et me faire le rapport de la disposition des troupes.

Les rapports s’étalèrent sur près de trois heures. Malus écouta attentivement chaque compte rendu en s’efforçant de rester vif et d’intégrer autant de détails que possible. Son bref passage en tant que lieutenant de la petite compagnie de Fuerlan ne l’avait absolument pas préparé à l’ampleur du commandement de l’armée de la Tour Noire.

Malus avait du mal à retenir le nom des nombreux dynastes qui s’avançaient pour faire leur rapport sur l’un des innombrables aspects de la garnison et les préparatifs défensifs de la tour. On lui présentait des listes, on détaillait les effectifs de chaque régiment, le niveau des équipements et leur disponibilité, la quantité et la qualité des vivres et le temps de formation restant avant de renvoyer chaque soldat dans sa ville natale. Il prit connaissance de l’inventaire des flèches, des carreaux, des traits de baliste, des armures et boucliers de rechange, des épées, des têtes de lance, des pointes de flèche, des pierres de catapulte, des gallons d’huile, des faisceaux de torches…

— Très bien, très bien ! interjeta Malus en agitant sa coupe vers les deux dynastes qui lui faisaient l’exposé des cuisines. J’en ai assez entendu.

Les deux druchii le gratifièrent d’une rapide courbette et retournèrent s’asseoir, reconnaissants d’avoir terminé l’entrevue sans se faire écorcher.

Grimaçant de douleur, le dynaste se tortilla sur le fauteuil peu confortable et but sa coupe jusqu’à la lie d’une seule gorgée.

Malus fit de son mieux pour rassembler ces renseignements et impressions épars, tout en tendant sa coupe pour qu’un serviteur à ses petits soins la lui remplisse de nouveau. Les Immortels s’étaient disposés autour de la porte et surveillaient les membres du conseil depuis leurs masques implacables.

— Il est manifeste que la Tour Noire n’a pas gaspillé son temps depuis l’apparition de la horde. Vos préparatifs n’étaient guère avisés, mais vos efforts et votre dévouement sont louables, admit-il.

Les dynastes du conseil hochèrent respectueusement la tête. À côté de Malus, le fauteuil du drachau avec son dossier haut était inoccupé. Messire Myrchas s’était excusé deux heures plus tôt.

Malus concentra son attention sur un noble de l’autre côté de la table, qui s’était présenté comme le commandant de la cavalerie. C’était un druchii mince et nerveux en armure noire, emmitouflé dans une lourde cape en peau d’ours lustrée. Malus ne se souvenait plus de son nom.

— Revenons aux bases. Quels sont les effectifs de la cavalerie légère, m’avez-vous dit, messire…

— Irhaut, effroyable seigneur, répondit le dynaste d’un ton doucereux.

Messire Irhaut avait un long nez crochu et trois boucles en or qui rutilaient à l’oreille gauche, ce qui laissait supposer une carrière prospère de corsaire.

— Nous comptons actuellement six mille chevaux légers, répartis en six bannières.

Malus hocha la tête.

— Très bien, fit-il avant de se tourner vers le dynaste aux larges épaules qui était assis à côté d’Irhaut. Et notre infanterie, messire Murmon ?

— Meiron, monseigneur, le corrigea l’intéressé d’un air contrit.

Ses traits étaient taillés à la serpe et ses sourcils étonnamment broussailleux pour un druchii. Malus se demandait vaguement si la mère de messire Meiron ne s’était pas accouplée avec un ours pour engendrer un tel rejeton. Le seigneur consulta son rapport et se dressa.

— Nous comptons actuellement quinze mille lanciers et un millier de Gardes Noirs répartis en seize bannières, mais quatre de ces bannières sont censées repartir…

— Personne ne rentre chez soi tant que la horde n’a pas été décimée, coupa sévèrement Malus.

Messire Meiron cligna de ses yeux embroussaillés et hocha la tête, hésitant. Le dynaste était perplexe. Cela fait si longtemps qu’ils forment leurs troupes et qu’ils mènent des raids qu’ils ne sont plus capables de comprendre autre chose, pensa-t-il. Eh bien, ils ne vont pas tarder à pouvoir réviser leur approche.

Malus se rendit compte que sa coupe était pleine et prit une belle gorgée gourmande. Il nota quelque part dans sa tête de demander une liste des caves à vin de la forteresse dès qu’il aurait un moment.

— Messire Suheir, dit-il en se tournant vers le géant en armure qui se tenait à sa droite. Comment se portent les chevaliers de la garde royale ?

Messire Suheir pivota légèrement sur son fauteuil pour faire face à Malus, un brin surpris que son nouveau commandant ait retenu son nom. Suheir dépassait tous les autres druchii de la pièce de la tête et des épaules et il paraissait assez fort pour briser des noix à mains nues. Si la mère de messire Meiron avait fauté avec un ours, la pauvre maman de Suheir avait dû se faire couvrir par un nauglir. Il présentait un visage large et un menton presque carré, combinaison malheureuse pour un seigneur druchii.

— Les chevaliers de la garde royale sont au nombre de quinze cents, répondit-il d’une voix retentissante. Auxquels s’ajoutent cinq cents chars qui n’ont servi dans aucune bataille, autant que je sache.

Malus fit défiler les nombres dans sa tête tout en faisant tournoyer le vin dans sa coupe. Vingt-quatre mille soldats ! C’était facilement le double de n’importe quelle autre garnison de Naggaroth, à l’exception probable de celle de Naggarond. Cette seule idée était bien plus entêtante que tous les vins qu’il avait bus. Le pouvoir qui était à sa disposition était considérable. Il considérait la question quand ses yeux s’attardèrent sur la plaque d’argent poli qui était posée sur la table.

Il ne comprenait les paroles de Nuarc que trop bien, désormais.

Le dynaste prit une profonde inspiration.

— Très bien. Que savons-nous de l’ennemi ?

Les têtes se tournèrent. À l’autre bout de l’assistance, le plus vieux druchii présent redressa le buste et se pencha en avant pour poser les coudes sur le bord de la table. Les cheveux de messire Rasthlan étaient plus gris que noirs. Ils étaient tirés en arrière et tressés d’osselets bruts et de fil d’argent. Contrairement aux autres dynastes, il ne portait qu’une chemise de mailles serrées par-dessus un kheitan de taille rustique, presque autarii. Sa joue droite présentait un tatouage en spirale représentant un molosse grognant ; une grande marque d’honneur chez les ombres, si la mémoire de Malus ne le trahissait pas. Rasthlan aurait certainement paru plus dans son élément parmi les coussins et tapis d’un gîte autarii qu’à la table de druchii civilisés.

— Nos éclaireurs suivent la horde depuis qu’elle s’est réunie après avoir mis à sac la majorité des fortins des collines, il y a presque un mois de cela, dit Rasthlan d’une voix râpeuse. Kuall a dit la vérité : cette armée est la plus grande que j’ai jamais vue. Des dizaines de milliers d’hommes-bêtes, sans compter les tribus humaines.

— Des troupes en armure lourde ? demanda Malus.

— Pas que mes éclaireurs aient vues, effroyable seigneur. Mais il y avait des géants, de grands trolls des collines et peut-être même des horreurs pires qui les accompagnent au milieu de l’ost. Il semblerait que la horde soit menée par un sorcier très puissant ou un chaman, d’après la magie noire qui empeste tout autour.

— Vous pouvez en être sûr, répondit le dynaste. Bon, et quelle est votre estimation ? À combien d’adversaires avons-nous affaire ?

Rasthlan marqua une pause pour déglutir bruyamment. Il jeta un regard aux hommes qui l’entouraient.

— Je ne saurais en être sûr, effroyable seigneur.

Les yeux noirs de Malus pénétrèrent le regard du seigneur vieillissant.

— Je veux juste une estimation. Trente mille ? Cinquante mille ?

Le regard du druchii sombra vers la table.

— Je préfère ne pas m’avancer sans savoir…

— Je comprends, dit Malus dans la voix de qui perçait l’agacement. Dans ce cas, prenez ceci comme un ordre : dites-moi, si vous deviez l’estimer, la taille que la horde du Chaos pourrait faire.

Messire Rasthlan inspira profondément et croisa le regard du dynaste.

— Cent vingt mille, environ, dit-il posément. Je les ai vus de mes yeux. Les plaines deviennent noires quand ils les envahissent. Je n’ai jamais vu ça.

Les autres dynastes se jetaient des regards gênés, manifestement choqués.

Messire Suheir regarda ses larges mains.

— Kuall avait bien vu, dit-il lentement. Nous ne pourrions jamais défier une telle armée sur le champ de bataille. Ce serait un massacre.

Même Malus était soufflé par le nombre, mais il conserva une expression parfaitement neutre. Il scruta le visage de Rasthlan.

— En êtes-vous certain ? demanda-t-il.

Le commandant des éclaireurs hocha aussitôt la tête.

— Je ne voulais pas y croire moi-même, c’est pourquoi je suis allé directement sur place pour les compter.

Malus acquiesça lentement, en déportant son regard vers la carte étalée sur la table.

— Et où sont-ils en ce moment ?

Rasthlan se leva de son siège et fit le tour de la table pour le rejoindre.

— La horde se déplace lentement, dit-il. Elle ne fait tout au plus qu’une vingtaine de kilomètres par jour. Après avoir rasé le fort de Bhelgaur, elle a viré vers la Tour Noire, ce qui signifie qu’elle doit être par ici, annonça-t-il en mettant le doigt sur une zone de contreforts au nord-ouest de la plaine de Ghrond, à environ quinze lieues.

Malus considéra la distance et étudia le terrain. Ces quatre derniers jours, il avait eu le temps de réfléchir à tout ce que lui avait dit Nuarc, dans l’espoir de trouver le moyen de se dépêtrer de tous les pièges qui lui étaient tendus. Il avait écarté les plans, les uns après les autres, jusqu’à ce qu’une idée s’impose à lui au petit matin. À la vue de la carte, il prit sa décision.

— Très bien. Je vous remercie, messieurs. Vous m’avez donné tous les renseignements dont j’ai besoin pour mettre au point un plan d’action.

Il jeta la tête en arrière pour terminer le contenu de sa coupe, avant de la poser soigneusement sur la table.

— La journée a été très longue pour nous tous, me semble-t-il. Je vais trouver un lit et dormir quelques heures. Nous nous retrouverons demain ; je donnerai le détail des instructions pour chacune des divisions.

Il posa les mains sur les accoudoirs de son fauteuil et se remit debout.

— D’ici-là, reprit-il, vous pouvez disposer. Je vous invite à vous reposer autant que possible. Le repos sera une denrée rare durant les quelques jours qui nous attendent.

Les responsables militaires se levèrent et échangèrent des regards perplexes tandis que Malus avançait d’un pas déterminé vers la porte. Ce fut finalement messire Suheir qui rassembla assez de courage pour prendre la parole.

— Effroyable seigneur ?

Malus s’arrêta, la tête ivre de fatigue et de vin.

— Oui ?

— Y a-t-il quelque chose que vous savez et nous non ? grommela-t-il. Messire Rasthlan a dit que la horde n’avançait que d’une vingtaine de kilomètres par jour. Cela signifie qu’elle n’atteindra pas la Tour Noire avant près d’une semaine.

Malus se tourna vers le capitaine des chevaliers et lui offrit un sourire carnassier.

— Je sais. Cela nous laisse juste assez de temps pour lancer une attaque.

Puis il disparut de la pièce, encadré par les ombres furtives des Immortels.