Chapitre ONZE
Les Flammes De La Nuit
Shevael porta un long cor recourbé à ses lèvres en réponse à l’ordre de Malus et produisit une note comme un hurlement sauvage, à laquelle toute la ligne druchii fit écho. Les chevaliers de la garde royale rugirent leur soif de sang vers les cieux et déferlèrent dans le campement du Chaos dans une tempête d’acier et de destruction écarlate.
Malus criait comme une ombre tourmentée, le visage animé par le courroux démoniaque, tandis qu’il guidait Spite à travers une étroite allée crasseuse bordée de tentes de peaux. Les cordes de celles-ci cédaient comme de la ficelle et les structures se brisaient comme du petit-bois sous la foulée des sangs-froids. Les tentes étaient agitées des cris et hurlements des hommes-bêtes broyés sous les pattes des nauglirs ou entre leurs mâchoires en tentant de fuir leurs abris effondrés. Des geysers d’étincelles rouges jaillissaient vers le ciel au fur et à mesure que les feux de camp étaient dispersés ou piétinés par les pattes écailleuses. Les flammes orange se déclaraient dès qu’une braise atterrissait sur une peau ou une paillasse huileuse.
Une imposante forme sombre surgit d’une tente à la droite de Malus. Il lâcha les rênes et brandit sa hache à deux mains pour frapper l’homme-bête en pleine tempe, d’un coup fourbe qui lui fracassa le crâne. Un autre homme-bête sortit des ombres de sa tente, un peu plus loin et à gauche, armé d’une longue épée rouillée. Le démon cornu sauta sur le museau de Spite, mais le nauglir décala sa tête osseuse pour mordre la jambe gauche de l’agresseur juste au-dessus du genou. Le gémissement d’agonie de l’homme-bête se perdit derrière le dynaste qui s’enfonçait dans le campement ennemi.
Le vacarme de la bataille et le tonnerre des sabots se mêlaient dans un rugissement retentissant rappelant la fureur de l’avalanche. Le désordre le plus total régnait dans le camp du Chaos ; certains hommes-bêtes prenaient leurs jambes à leur cou tandis que d’autres s’en prenaient à tout ce qui bougeait. Des nuées de particules embrasées dessinaient des arcs célestes ; les chars druchii faisaient pleuvoir leurs flèches enflammées. Les cors retentissaient, les chevaux hennissaient et les maraudeurs hurlaient des jurons blasphématoires vers les cieux.
Plus loin, le sentier nauséabond virait brusquement à droite, autour d’une tente enguirlandée de crânes et de bouts de chair druchii sanguinolents. Dans un grognement, Malus planta ses bottes dans les flancs de Spite pour se ruer directement sur l’abri de peaux. Quelque chose gémit un chapelet incompréhensible à l’intérieur, mais la patte de l’un des nauglirs mit un terme à ses cris. De l’autre côté de la tente, une forme sombre titubait vers l’extérieur, les mains crispées sur un bâton de bois gris et noueux. Malus aperçut le chaman brailleur faire volte-face sur ses sabots fendus et lever une main griffue pour lancer quelque terrible sort, juste avant que Spite lui plonge dessus pour lui arracher la tête entre ses crocs.
Le dynaste se pencha en arrière tandis que sa monture bondissait par-dessus la tente effondrée. Malus jeta un coup d’œil rapide à sa droite pour ne pas perdre ses chevaliers de vue, mais ne put voir que les flancs affaissés de tentes et des reflets de têtes casquées, outre les épées cramoisies qui s’agitaient au-dessus des abris. Où était passé son trompette ?
— Shevael ! s’écria-t-il.
Sa voix se noya aussitôt dans le tourbillon de la bataille.
— Ici, monseigneur ! fit une voix lointaine qui ne provenait pourtant que de l’autre côté des tentes à la droite de Malus.
L’un des abris fut pulvérisé par le passage du jeune dynaste, dans un nuage de lambeaux de peau et de cordes s’agitant dans les airs. Le visage blême du chevalier était maculé de sang et la fougue du combat animait son regard.
— Nous les faisons fuir ! cria-t-il pour se faire entendre de Malus bien qu’ils fussent séparés de quelques mètres seulement. Je n’ai jamais vu un tel massacre !
— Reste près de moi, mon garçon ! lui répondit Malus. Donne le signal de ralliement des chevaliers ! Nous nous faisons éparpiller par ces maudites tentes !
Le dynaste savait qu’ils manquaient de temps. Pour l’instant, ils gardaient l’avantage de la surprise, mais une fois celle-ci passée, la horde du Chaos pourrait s’imposer sur l’assaillant druchii par sa seule supériorité numérique.
Shevael, qui luttait avec les rênes de son sang-froid agité, lança un regard interrogateur à Malus.
— Que disiez-vous à propos des tentes ? s’écria-t-il.
Il écarquilla soudain les yeux.
— Monseigneur, attention !
Malus fit volte-face, mais Spite avait vu la charge des hommes-bêtes. Le sang-froid pivota sur la gauche, manquant de désarçonner Malus, et le coup de hache destiné au cou de son cavalier ricocha finalement sur son espalière gauche. Le dynaste poussa un juron en tentant de retrouver l’équilibre et abattit sa hache sur le museau de l’homme-bête, dont il trancha un bout de corne.
Quatre des monstruosités à tête de chèvre avaient surgi des ténèbres et s’agglutinaient désormais sur le flanc du sang-froid pour frapper le cavalier comme la monture. L’un des hommes-bêtes darda sa lance vers le museau du nauglir, lui laissant un profond sillon juste au-dessus des crocs, tandis qu’un autre visait l’encolure de la bête de son énorme hachoir. Celui qui portait une hache poussa un braiment blasphématoire en frappant vers le poitrail de Malus, mais ce dernier avait anticipé le coup et bascula en arrière pour éviter la lame. Le quatrième homme-bête en profita pour bondir sur le bras gauche du dynaste et tenter de le faire tomber de selle.
Que l’action fût coordonnée par les hommes-bêtes ou pas, la traction remit Malus sur la trajectoire de la hache qui le frappa en pleine poitrine, juste au-dessus du cœur. Un plastron en acier ordinaire n’aurait pas résisté à la violence du coup, mais les runes de protection qui s’entrelaçaient sur l’armure tinrent bon et détournèrent la lame dans un fracas discordant et une pluie d’étincelles bleues. Avant que l’homme-bête puisse asséner un autre coup, Malus poussa un juron et abattit sa hache sur la tête du guerrier, entre les deux yeux. Ce dernier s’effondra, répandant sang et cervelle par son crâne fendu, et le dynaste planta le talon dans le flanc droit de Spite, avant que la créature qui lui tenait le bras ne puisse le désarçonner. La bête de guerre s’exécuta, pivotant sur la droite en cinglant vers la gauche de sa puissante queue. L’homme-bête reçut l’impact dans le dos sans même le voir venir et lâcha aussitôt sa prise sur Malus, son corps brisé voltigeant par-dessus les tentes.
Les crocs écumant de bave, l’homme-bête au hachoir changea de cible et chargea Malus, mais Spite plongea en avant et le saisit entre ses mâchoires pour le secouer comme le chien joue avec le lapin. Les os cédèrent et le hachoir quitta la main inerte de l’homme-bête. Le nauglir mordit d’un coup sec et le guerrier retomba au sol en deux morceaux sanguinolents. Il ne resta donc plus que le lancier, qui préféra prendre la fuite vers le cœur du campement en bêlant de terreur.
Malus se repositionna sur la selle et saisit les rênes du poing gauche.
— Sonne le ralliement des chevaliers et suis-moi ! cria-t-il vers Shevael en poussant Spite au pas de course.
Le ciel du campement rougeoyait au-dessus des flammes des tentes. La bataille faisait rage de tous côtés ; Malus se demandait comment s’en sortait la cavalerie qui encadrait les chevaliers, mais rien ne permettait de le savoir d’où il se tenait. Il coupa par la voie la plus directe qu’il put trouver, n’hésitant pas à faire traverser les tentes à Spite. Dans son dos, il entendit Shevael qui sonnait le cor de guerre, suivi de cris lointains et de lourdes foulées annonçant la réponse des chevaliers.
Convaincu que les chevaliers le suivaient de près, Malus plongea en avant à l’affût du moindre signe suggérant la proximité de la tente de Nagaira. De combien s’était-il enfoncé dans le camp ? Un kilomètre, deux ? Rien ne permettait d’en avoir le cœur net. Les éclaireurs ont parlé de cinq kilomètres au cœur du campement, se rappela-t-il sinistrement en regardant les hommes-bêtes voûtés qui s’éparpillaient sur la route du sang-froid. L’une des créatures trébucha sur une corde et il lui trancha la tête avant qu’elle ne retrouve l’équilibre, aspergeant la tente de sang noir.
Soudain, Spite se retrouva dans une vaste zone dégagée et encadrée de tentes. Malus jeta un rapide regard en arrière pour voir si Shevael et les chevaliers le suivaient, distraction qui faillit lui coûter la vie.
L’air résonna subitement des hennissements suraigus des chevaux et des jurons des hommes. Deux petits objets frappèrent successivement Malus. L’un rebondit sur son plastron et l’autre ricocha sur son espalière en lui laissant une marque sanglante sur la joue. Surpris, le dynaste tourna la tête alors qu’une autre hachette sifflait dans les airs à quelques centimètres de son nez.
Il venait de rentrer dans une ligne de piquets improvisée où une bande de maraudeurs avait attaché leurs chevaux pour la nuit. Le petit espace herbeux était occupé par une douzaine de bêtes qui se cabraient et hennissaient. Leurs hommes se tournèrent vers le dynaste avec la moindre arme qu’ils avaient sous la main.
Spite se mit à beugler à l’odeur de la chair de cheval et bondit sur l’animal le plus proche. Le cheval voulut se débattre en donnant des coups de sabot et son cavalier peinait à rester en selle. Malus n’était pas en meilleure posture. Il insultait la bête de guerre qui plantait ses crocs dans l’encolure du cheval en poussant sur ses puissantes pattes arrière pour terrasser l’animal.
Une autre hache siffla près de la tête de Malus. Des guerriers tatoués se ruèrent sur lui en hurlant et en brandissant épées et courtes lances, de gauche comme de droite. Le dynaste tira sur les rênes pour que Spite relâche le cheval qui couinait son agonie, mais le nauglir refusa de renoncer à sa proie. Il plongea en avant pour retourner l’animal. Le cavalier bondit de côté, mais Malus, pris au dépourvu par le mouvement soudain, fut catapulté de selle. Il voltigea par-dessus la tête ensanglantée de Spite et atterrit juste après le cheval, qui se débattait moribond, à quelques pieds de son propriétaire furibond.
Le maraudeur fut sur lui en un instant, mugissant un cri de guerre dans sa langue barbare. Une main calleuse saisit le dynaste par les cheveux et lui releva la tête pour exposer la gorge à la lame brandie du maraudeur. Malus intercepta le coup d’épée du plat de la hache et frappa la jambe de son adversaire du bout du manche, juste au-dessus du genou. Le bois rebondit sur les muscles épais de l’humain, mais le choc douloureux le fit chanceler quelques instants. Malus le frappa de nouveau du manche, à l’aine cette fois, et le maraudeur lui lâcha les cheveux. Le dynaste se libéra et roula rapidement à quelques mètres pour se remettre debout près du cheval mourant et accueillir la charge du barbare ; et alors, une hache fila à travers les ténèbres pour frapper Malus en pleine tempe.
L’arme avait été médiocrement lancée et heurta Malus avec le coin supérieur au lieu de la lame. Mais le monde chavira dans un éclair de douleur ardente et Malus sentit vaguement l’impact de son corps sur le sol. Les bruits allaient et venaient, et bien qu’il pût encore voir, son esprit n’était plus en mesure de donner un sens au spectacle. Il sentait distinctement un filet de sang qui lui coulait lentement le long de la joue et commençait à s’accumuler dans le creux du cou.
Le sol tremblait sous lui et un horrible grondement secouait les airs. Le monde parut s’assombrir et une rage glacée s’empara de lui à l’idée qu’il était sur le point de mourir.
À cet instant, tout se remit subitement en place ; et il comprit que les ténèbres n’étaient que l’ombre du maraudeur qui hurlait au-dessus de lui et s’apprêtait à abattre son épée.
Poussant un cri, Malus voulut rouler un peu plus loin, mais il rentra dans la dépouille frémissante du cheval. L’épée fondit dans un éclair d’acier et le dynaste reçut le coup du manche de sa hache. Les coups plurent dans un torrent d’injures, certains s’insinuant sous sa garde pour aller heurter son armure enchantée. Serrant les dents, Malus leva le bras gauche pour parer le coup suivant de son brassard, puis il frappa à une main le genou droit de l’humain. Il sentit la lame acérée fendre la rotule et l’homme s’affaisser sur lui en beuglant de rage et de douleur.
Profitant de sa réussite, Malus redressa le buste et frappa aussitôt sur la tête hirsute du maraudeur ; mais l’homme saisit le manche de la main gauche et l’arrêta net. D’un regard furieux lancé sous ses sourcils broussailleux, le maraudeur poussa un ricanement dément et contracta ses puissants bras et épaules pour repousser l’arme. Malus se mit à jurer. La hache tremblait dans ses mains, mais la force de l’humain était largement supérieure à la sienne. Lentement mais sûrement, le dynaste reculait et le guerrier du Chaos se rapprochait de lui tout en tirant une longue dague dentelée de son ceinturon.
La hache de Malus lui passa par-dessus la tête et la lame recourbée se planta dans le sol imbibé de sang. Le maraudeur le dominait de toute sa hauteur. Ses lèvres balafrées étaient retroussées, dévoilant des dents grossièrement effilées. Son haleine chaude et fétide souffla sur le visage du dynaste. Le maraudeur murmura quelque chose dans sa langue bestiale et leva sa dague pour porter le coup final.
Soudain, le corps du dynaste fut pris de convulsions et une glace brûlante lui envahit les veines. Il poussa un cri tandis que la douleur lui assaillait les yeux comme mille aiguilles. Le maraudeur, à la vue de ce qui se dessinait devant lui, recula en criant une terreur inarticulée à laquelle Spite mit fin en plongeant sur la dépouille du cheval pour sectionner proprement l’homme en deux moitiés. Malus fut aspergé par un torrent de sang et d’entrailles.
— Par la Mère de la Nuit ! jura Malus en se débarrassant des boyaux fumants pour se remettre debout.
Spite avait repris son festin chevalin et le dynaste le gifla du plat de la hache sur le museau.
— Arrête de penser avec ton ventre, maudit tas d’écailles ! s’écria-t-il d’une voix rauque.
Le nauglir eut un mouvement de recul et secoua son museau maculé comme un gros chien, puis il se remit docilement sur ses pattes arrière.
Les chevaliers druchii affluèrent dans la zone dégagée. Les corps mutilés des chevaux et des maraudeurs étaient entassés un peu partout. Malus chancela jusqu’à la selle pour y appuyer la tête quelques instants avant de mettre le pied à l’étrier et se hisser sur la monture.
— Monseigneur ! cria Shevael depuis l’autre bout de la zone.
Il tira sur ses rênes et trotta rapidement au niveau de son maître, son épée ensanglantée posée contre l’épaule.
— Je vous ai vu tomber et les maraudeurs m’ont assailli et… par le Saint Meurtrier ! Vous êtes blessé !
Le dynaste frotta son visage et son cou visqueux d’humeurs.
— Ce sang n’est pas le mien, pour l’essentiel, grogna-t-il en balayant la zone du regard.
Il dénombra près de cinquante chevaliers tournant en rond, l’armure éclaboussée. Le ciel luisait d’un orange vif et la puanteur des poils cramés flottait sur le champ de bataille comme un linceul. On entendait des cris vagues au nord et à l’est, mais les combats semblaient presque avoir cessé.
— Où sont les chars ? s’enquit-il en crachant des bouts de chair humaine.
Shevael lui rendit un regard interdit.
— Je… ne sais pas, admit-il penaud. Nous les avons perdus de vue après que j’ai sonné le ralliement. Nous avons dû être séparés dans la confusion générale.
Malus jura dans sa barbe. Il comptait sur les chars pour couvrir leur retraite après le meurtre de Nagaira. Le dynaste se tenait aussi droit sur selle qu’il le pouvait en s’efforçant de voir au-delà des tentes dévastées. L’obscurité et les colonnes de fumée qui montaient un peu partout rendaient pratiquement impossible la localisation des troupes. La mer de tentes était désormais l’ennemie des druchii, puisqu’elle canalisait les cavaliers vers un dédale sombre qui divisait les bannières.
— C’est trop calme, remarqua-t-il inquiet.
— Cela fait plusieurs minutes que c’est ainsi, dit Shevael. La horde du Chaos est en déroute. L’attaque les a plongés dans la panique ! s’emporta-t-il.
Mais le dynaste secoua la tête.
— Quelque chose cloche, dit-il. Il nous faut avancer, Shevael. Où est messire Suheir ?
Shevael pointa en direction du nord.
— Il a continué avec le gros des chevaliers, répondit le jeune dynaste. Il a dit qu’il avait aperçu un groupe de tentes sur une colline proche qui pouvait être le pavillon du chef.
Malus rassembla les rênes de Spite.
— C’est là qu’il nous faut aller, trancha-t-il. Chevaliers de la garde royale ! s’écria-t-il en brandissant sa hache souillée. Avec moi !
Les chevaliers de messire Suheir avaient embrasé de vastes allées à travers les amas de tentes, piétinant inexorablement tout ce qui se dressait sur leur passage vers le nord. Malus repéra la voie centrale et y guida les chevaliers au trot rapide, à l’affût de toute activité ennemie dans les allées latérales. Était-il possible que l’ennemi ait paniqué à ce point ? Le cas échéant, Nagaira serait-elle toujours dans sa tente ? Il tenta d’estimer depuis combien de temps l’assaut avait été lancé : cinq minutes, peut-être ? Dix ? Difficile d’être fixé. Le temps avait tendance à l’élasticité dans le vif du combat. Il paraissait filer à certains moments et s’éterniser à d’autres.
Ils se ruèrent dans les ténèbres et le rugissement des flammes qui les cernaient de tous côtés. Les tentes crasseuses s’étaient embrasées et le ciel nocturne était chargé de fumée nauséabonde. Il plissait les yeux pour distinguer la colline dont avait parlé Shevael, mais les nuances d’obscurité ne lui laissaient rien voir. L’angoisse commença à le ronger ; son armée n’était plus sous son contrôle, ce qui signifiait qu’il ne serait plus en mesure de la ramener si les choses tournaient vraiment mal. En cas de séparation, tous les officiers de régiment et de bannière connaissaient plusieurs lieux de retraite pour rejoindre la Tour Noire, mais pourraient-ils se retrancher à temps ? Un moment d’hésitation pouvait coûter des milliers de vies. L’espace d’un instant, il fut tenté d’ordonner à Shevael de sonner la retraite générale et de mener lui-même les chevaliers de la garde royale en quête de la tente de Nagaira. Mais la horde du Chaos entendrait elle aussi le cor, et quand elle verrait les forces druchii repartir, elle se ruerait à ses trousses tandis que Malus et ses hommes avanceraient directement dans la gueule de ce loup. Impuissant, il frappa le troussequin de sa selle de son poing ganté de mailles. Il ne voyait pas d’option viable.
Soudain, un cri sauvage et le fracas des armes retentirent dans l’obscurité. Dans la foulée, le vent tourna et dissipa le voile de fumée, révélant un groupe plus ou moins circulaire de tentes basses et indigo qui recouvrait une large colline à moins de quatre cents mètres. Un affrontement féroce s’était engagé au pied de la colline ; Malus voyait les chevaliers de messire Suheir qui transperçaient les rangs d’hommes-bêtes. Ces derniers répliquaient sans fléchir à leurs adversaires pourtant bien mieux armés. Les forces plus importantes de messire Suheir ne perdaient pas de temps et cernaient la base du coteau pour le couper du reste du camp. Manifestement, le capitaine chevalier estimait qu’il avait atteint l’objectif et Malus en convint à la vue du groupe de tentes.
— C’est bien ça ! cria-t-il en direction des chevaliers qui le suivaient. Remontez la colline ; tuez tout ce qui se met sur votre route !
Les chevaliers de la Tour Noire répondirent d’un cri de guerre en éperonnant leurs montures, optant pour une formation en tête de lance.
— Shevael, sonne la charge !
Le jeune dynaste produisit une longue note hurlante et tel le carreau d’arbalète, la formation de chevaliers jaillit vers la colline. Les chevaliers de messire Suheir entendirent l’alerte et virent l’approche de Malus. Les cavaliers se hâtèrent d’ouvrir une brèche dans leur ligne pour laisser passer la formation en pointe. Les hommes-bêtes se ruèrent dans l’ouverture en rugissant, inconscients de la mort incarnée qui s’abattait sur eux.
En tête de la pointe, Malus brandit sa hache et offrit un sourire sauvage et écarlate à ses ennemis. Les têtes cornues se retournèrent en entendant le tonnerre des chevaliers. La harde d’hommes-bêtes s’agita de braiments et d’énormes créatures levèrent massues, pioches et haches pour accueillir la charge du dynaste.
Malus évalua soigneusement la distance, le regard mauvais rivé sur la meute. Au dernier moment, juste avant que Spite ne s’écrase sur les hommes-bêtes, il planta les talons dans les flancs du nauglir et tira sur les rênes.
— Hop, Spite ! s’écria-t-il. Hop !
Poussant un rugissement tonitruant, le sang-froid s’accroupit et bondit sur les troupes ennemies. La bête de guerre d’une tonne s’écrasa sur l’adversaire comme un marteau, dispersant et piétinant les hommes-bêtes avec une force à broyer les os. Malus s’acharnait quant à lui sur les museaux et les poitrails, alternant les coups à droite et à gauche en infligeant d’horribles plaies à l’ennemi médusé. Un sang épais et amer jaillissait des artères rompues et des crânes brisés.
Mais les lignes arrière des hommes-bêtes refusaient de céder ; elles redoublèrent même de fougue face à la charge de Malus. Une bête hurlante se rua sur le dynaste par la droite et écrasa sa massue sur sa hanche. L’armure de Malus détourna l’essentiel du coup, mais il ne put réprimer un cri de douleur, avant de ficher sa hache dans l’épaule de l’homme-bête. Spite bondit en avant et arracha la tête d’un autre ennemi dont les cornes et le crâne croustillèrent entre les mâchoires du nauglir. Une hache ricocha sur la jambe gauche du dynaste. Malus libéra son arme de l’épaule de sa victime et l’abattit sur la tête de son adversaire de gauche. La cervelle lui jaillit au visage. Alors, des silhouettes en armure se hâtèrent aux flancs de Malus ; les autres chevaliers s’étaient faufilés jusqu’à lui.
— Encore, Spite ! Hop ! s’écria le dynaste en frappant des talons.
Le nauglir s’exécuta et sauta par-dessus la ligne d’hommes-bêtes qui bloquait le passage. À l’atterrissage, Malus fit pivoter le nauglir directement vers la droite, profitant de sa puissante queue pour renverser deux hommes-bêtes qui avaient échappé à leur charge. Éparpillés par la force brute de la manœuvre de Malus, les hommes-bêtes devenaient une proie aisée pour les chevaliers qui étaient sur ses talons, et les guerriers qui résistaient encore contre les troupes de messire Suheir commencèrent à se retrancher vers le sommet de la colline. Malus se tourna vers ses hommes en pointant sa hache vers les hommes-bêtes.
— À l’attaque ! Prenez-les par les flancs !
Guidant Spite, il mena les chevaliers vers le haut de la colline en coupant la pente pour intercepter les hommes-bêtes. Chassée par l’arrière et désormais assaillie par le flanc, l’arrière-garde des hommes-bêtes était condamnée à se débander.
Malus imprima une ascension régulière au nauglir, sans manquer de fondre sur un fuyard homme-bête pour lui enfoncer sa hache dans le dos. Spite se rua en avant pour en saisir un autre entre les mâchoires, lui sectionnant l’abdomen pour laisser ses jambes et son torse rouler sur la pente. La queue cinglante du nauglir fit une victime de plus, dont elle brisa les jambes pour la laisser à la merci des chevaliers.
Plus loin, un unique survivant homme-bête disparut par l’entrée ombragée de la première tente. Malus tira sur les rênes devant l’ouverture et sauta à terre hache en main. Quelques instants plus tard, il était encadré d’une demi-douzaine de chevaliers, notamment Shevael et messire Suheir.
— Beau travail, Suheir, dit Malus en saluant le capitaine chevalier.
Il s’adressa alors aux druchii présents.
— N’oubliez pas : nous sommes à la recherche d’une puissante sorcière. Elle est assurément protégée par toutes sortes de pièges magiques et de créatures invoquées. Quand nous l’atteindrons, tâchez d’entretenir la ligne de retraite pendant que je m’occuperai d’elle.
Suheir et les chevaliers hochèrent leurs têtes casquées, reprenant leur souffle pour la dure lutte qui s’annonçait. Malus ajusta la prise de sa hache au manche glissant de sang. Tu ne m’échapperas pas cette fois, chère sœur, songea cruellement le dynaste. Tu aurais dû t’enfuir tant qu’il était encore temps.
— Très bien, fit-il. Allons-y.
Armes apprêtées, les druchii pénétrèrent dans l’enceinte obscure de la première tente. Elle était faiblement illuminée par quelques lampes à huile crépitantes et l’atmosphère était chargée d’un encens musqué. À l’intérieur, des piles de métal reflétaient la morne lueur : épées de qualité et armures cabossées, beaucoup encore souillées de sang séché et de bouts de chair, mais aussi assiettes, coupes d’argent et autres biens de valeur pillés dans les tours de guet. Messire Suheir posa un regard perplexe sur les piles.
— Drôle d’endroit pour conserver le butin, murmura-t-il.
— Ce sont des offrandes à la sorcière, répondit Malus. Les hommes-bêtes et les maraudeurs lui donnent le meilleur de leurs trophées pour prouver leur servilité. C’est une marque de puissance et non de cupidité.
— On pourrait croire que vous connaissez bien cette sorcière, sourit Suheir.
— Plus que je ne le souhaiterais, répondit le dynaste en se faufilant à travers la tente.
De l’autre côté, était suspendue une lourde toile rouge. Malus s’arrêta devant, ne sachant pas à quoi s’attendre derrière. Suheir se fraya un chemin jusqu’à lui en levant son bouclier.
— Je vais passer en premier, dit-il à voix basse en s’avançant prudemment jusqu’à la tenture.
Il examina la toile et ses bords. Ne remarquant rien d’étrange, il la taillada d’un coup d’épée, dévoilant l’homme-bête qui les attendait caché de l’autre côté.
Poussant un braiment de rage, le guerrier cornu plongea sur Suheir en visant son heaume, mais le druchii absorba la force du coup de son bouclier et porta un coup d’estoc par en dessous, plantant son épée dans le ventre de l’homme-bête. Le guerrier tituba en mugissant de douleur et le capitaine chevalier lui trancha l’abdomen, répandant ses entrailles sur le sol herbeux. L’homme-bête s’effondra en gémissant et Suheir poussa la dépouille d’un coup de bouclier, avant de s’avancer avec méfiance dans l’espace qui suivait, Malus sur ses talons.
La nouvelle enceinte était encore plus sombre et enfumée que la première. Des formes s’y blottissaient agenouillées par groupes de huit, dans chaque coin. Leurs têtes étaient baissées en signe d’imploration alors qu’elles faisaient face à quatre allées traversant l’espace carré. Chaque chemin menait à une autre toile suspendue, y compris celle qu’avait éventrée le druchii. Suheir sursauta à la vue des silhouettes puis se pencha près de l’une et la tâtonna de la pointe de l’épée.
— Morts, grogna-t-il. On dirait des hommes-bêtes momifiés. L’encens masque la puanteur, j’imagine.
Malus hocha silencieusement la tête, parcouru de chair de poule au souvenir d’une chambre similaire dans le temple du démon loin au nord.
— Nous sommes au bon endroit, chuchota-t-il. Prenez vers l’ouverture d’en face.
Suheir s’avança prudemment à travers les momies et taillada la tenture de l’autre côté de la tente. Derrière, s’étendait une longue tente rectangulaire illuminée à l’autre bout par deux petites sorcelampes. De triples rangées de silhouettes agenouillées longeaient la tente de part et d’autre d’une allée centrale.
— Saint Meurtrier, jura Suheir à voix basse en examinant les serviteurs momifiés.
Il ne s’agissait cette fois pas d’hommes-bêtes, mais de dynastes druchii, portant des armures cabossées et des kheitans tachés de sang et en lambeaux. Certains avaient des membres, voire la tête, rapiécés. Leurs casques avaient été retirés, laissant apparaître d’horribles plaies et leurs traits figés dans une expression de terreur ou d’agonie.
— Encore un hommage au chef de guerre, grogna Malus. Nous nous approchons. Continuons.
Suheir inspira profondément et hocha gravement la tête, puis il s’engagea dans l’allée centrale. À l’autre bout, c’étaient cette fois deux tentures qui les attendaient, de couleur indigo et cousues de symboles occultes en fils d’or et d’argent. Un nimbe invisible de magie flottait au-dessus du portail, ne faisant rien pour réconforter Malus.
Le dynaste se tourna vers les hommes qui le suivaient.
— Attendez ici, intima-t-il. Suheir et Shevael, venez avec moi.
Prenant son courage à deux mains, Malus dépassa le capitaine chevalier et plongea entre les deux battants de toile épaisse. Tout semblait clocher. Où étaient les serviteurs ? Les gardes ? Il craignait que le pavillon eût été abandonné au début de l’assaut, qui n’eût alors servi à rien.
Malus déboucha dans une tente spacieuse meublée de tables, de petites étagères et de fauteuils, croulant tous sous les livres, les documents et les parchemins jaunis. Des chandelles brûlaient sur plusieurs tables et deux braseros disposés près du centre plongeaient l’espace dans une lueur rougeâtre.
À l’autre bout de l’enceinte, sur une petite estrade supportant un fauteuil, était assise une silhouette solitaire en robe noire à capuchon.
L’espace d’un instant, Malus était trop sonné pour réagir. Il percevait l’intensité du regard de la chose qui couvait des braises de haine au fond du capuchon.
— C’est un piège, déclara-t-il absolument convaincu de l’horrible justesse de son intuition.
Il ne comprenait pas comment Nagaira pouvait avoir anticipé l’assaut, mais elle avait attendu ici, dans sa tente, en sachant qu’il allait venir jusqu’à elle.
Les mains crispées sur la hache, Malus se rua à travers la pièce.
— Entends-moi, Tz’arkan ! cracha-t-il. Confère-moi tes présents !
C’était le seul et unique avantage dont il disposait et il avait prévu d’y recourir quand il se retrouverait face à sa sœur. Il priait désormais pour qu’une frappe rapide de sa part puisse prévenir l’embuscade qu’elle lui avait tendue.
Une noire corruption déferla dans les veines de Malus comme un incendie de flammes glacées sous sa peau. Il traversa la pièce en un clin d’œil, poussé par un vent démoniaque. Les lèvres animées par un juron sauvage, il frappa la silhouette encapuchonnée de toutes ses forces.
La hache fendit les airs, droit sur la tête de la forme. Trop vite pour l’œil nu, deux longues lames surgirent de sous la robe et parèrent la frappe descendante du dynaste dans une éruption d’étincelles et un fracas d’acier. La toge lâche tomba à terre et la silhouette se dressa pour repousser Malus hors de l’estrade sans le moindre effort apparent.
Au lieu de Nagaira, Malus se trouvait face à un champion du Chaos vêtu d’une armure rappelant celle d’un chevalier druchii, à l’exception des runes impies qui y étaient peintes avec du sang. Une lueur rouge suintait par les interstices de l’armure ensorcelée et les fentes oculaires du casque cornu et ouvragé. Deux épées druchii jumelles repoussaient la hache de Malus avec une force considérable. Le cou du chevalier du Chaos était ceint d’un lourd torque en or rouge.
L’Amulette de Vaurog ! chuinta Tz’arkan en s’agitant dans la poitrine de Malus.
Et ainsi, le piège fut déclenché.