Chapitre DOUZE
Lances Et Boucliers
Un second champion, comprit Malus frappé d’effroi. Soudain, la taille colossale de la horde du Chaos prenait tout son sens. Nagaira n’avait pas mobilisé la horde seule ; elle s’était alliée avec un puissant seigneur de guerre qui se battait désormais pour sa cause.
Il y eut comme un frémissement dans la tente de Nagaira, comme si des esprits invisibles s’agitaient, et soudain, un chœur de hurlements et le fracas de l’acier résonnèrent dans l’antichambre derrière le druchii. Et au loin, Malus entendit un rugissement suraigu émanant de tout l’horizon ; la plainte de centaines de cors de guerre qui lâchait enfin la horde du Chaos.
Poussant un cri de rage, Malus arma sa hache et asséna un déluge de coups sauvages à la tête, le cou, le poitrail et les bras du champion du Chaos. Les étincelles volaient et l’acier trempé retentissait, mais le champion bloquait les frappes avec une vitesse surhumaine. Une frappe de retour se glissa facilement sous la garde de Malus et ricocha sur son espalière ; une autre fusa comme une vipère et rebondit sur son poignet droit. Les épées jumelles du champion s’entrechoquaient et tourbillonnaient dans une élégante danse meurtrière, repoussant inexorablement le dynaste en arrière malgré les redoutables présents de Tz’arkan.
Malus para un coup d’estoc fulgurant vers le ventre du manche de sa hache et remonta vers le menton du champion avec l’angle supérieur de son arme, mais le guerrier en armure s’arrêta juste à temps pour laisser filer la hache. Sans s’interrompre, le dynaste pivota sur le talon pour asséner une frappe circulaire et descendante visant le genou droit du guerrier, mais le champion avait anticipé le coup que son épée droite para aisément. Au même instant, sa lame gauche fila vers la tête de Malus qui ne dut sa survie qu’aux réflexes inhumains du démon. Malgré cela, l’épée lui laissa une entaille au front et d’épais filets de sang lui ruisselèrent sur le visage.
Il avait déjà entendu parler de la puissance et des aptitudes phénoménales des guerriers élus des dieux du Chaos, mais la réalité était bien plus terrifiante qu’il ne l’avait imaginé. Même les fanatiques de Khaine, pourtant adeptes de l’art du meurtre, ne pouvaient rivaliser avec la maîtrise implacable du champion. Instinctivement, Malus recula devant le guerrier en armure en cherchant désespérément un moyen de tourner le combat à son avantage.
Cette distraction momentanée faillit le condamner. Une épée jaillit comme la foudre vers le visage du dynaste ; Malus se contorsionna juste à temps, esquivant le coup dans un sifflement de surprise, mais il ne comprit que trop tard que l’attaque n’était qu’une feinte. La seconde épée du champion s’abattit sur sa jambe gauche, juste au-dessus du genou. Une douleur ardente remonta dans la jambe de Malus qui céda sous son poids. Le dynaste s’effondra sur le sol feutré pour se retrouver près d’une table en chêne récupérée dans l’une des tours de guet. Le champion en profita pour lui sauter dessus comme un faucon fond sur sa proie.
Malus voulut lui trancher l’abdomen dans une tentative désespérée d’entraver son attaque, mais le manque d’assise ne fit que l’exposer davantage. La lame droite du champion se dressa au-dessus de son casque et s’abattit à la verticale, venant frapper le manche de la hache de Malus, tout près de sa main droite, découpant le bois comme un arbrisseau. L’épée gauche du guerrier fondit comme un éclair. Malus brandit son bout de manche et reçut le coup sur le chêne séché, entre ses poings crispés. La lame acérée trancha une nouvelle fois le manche et l’épée frappa le plastron du dynaste avec une telle force qu’il en eut les poumons vidés.
Alors, Malus entendit un rugissement de taureau et une ombre surgir dans son dos pour le survoler. Il y eut le fracas de l’acier contre le fer, et une pluie de flammèches orange se mit à flotter quand messire Suheir renversa l’un des braseros dans sa charge sur le champion du Chaos. Le capitaine chevalier puissamment bâti adressa un redoutable coup au heaume du champion, mais le guerrier l’évita avec une grâce serpentine et laissa filer la lame. Il répliqua aussitôt de son épée droite d’une frappe de revers qui s’écrasa lourdement sur le brassard de Suheir. Malus vit le sang jaillir à l’impact, puis le champion placer un puissant coup d’estoc de son autre lame dans le flanc du capitaine. L’épée s’enfonça d’un bon pouce dans le plastron de Suheir, juste au-dessus de la taille. Suheir tituba une fraction de seconde, puis répondit à son tour par une frappe de revers qui détourna la lame gauche du champion et se rua sur lui en brandissant son bouclier bordé d’acier. Pour la première fois, le champion parut pris au dépourvu et voulut reculer devant la charge de taureau de Suheir.
Des mains saisirent Malus par les épaules pour le redresser. Le dynaste leva les yeux sur le visage blême et terrifié de Shevael. Les gestes du jeune chevalier paraissaient gauches et lents pour les réflexes démoniaques du dynaste.
— Comment faire pour le tuer ? gémit Shevael.
La retraite du champion du Chaos fut rapide, mais pas suffisamment. Rugissant, Suheir frappa le plastron du guerrier du bord de son bouclier et le renversa sur une petite bibliothèque. Malus saisit le bras de Shevael et se remit debout en chancelant, réprimant un juron inspiré par la douleur de sa jambe.
À quelques pieds de là, Suheir profitait de son avantage en martelant le champion de coups retentissants pour épuiser ses défenses. Le champion bloquait chaque frappe de gestes aériens de son épée gauche. Alors, juste au moment où Suheir allait asséner une autre frappe, le champion visa le bras qui tenait le bouclier pour créer une ouverture lui permettantse fendre et de toucher le genou gauche de Suheir de son épée droite. L’armure du capitaine chevalier ne portait pas les mêmes enchantements que celle de Malus ; les attaches d’acier cédèrent, les lames et la genouillère éclatèrent et l’épée du champion se planta dans l’articulation du genou. Le druchii s’effondra sur son genou valide en mugissant de douleur, protégeant sa jambe blessée du bouclier tandis que le guerrier du Chaos se relevait avec une aisance féline et pointait ses armes vers la tête de Suheir.
Le guerrier du Chaos était concentré sur le coup de grâce, si bien qu’il ne vit arriver que trop tard la table que Malus avait lancée dans sa direction. N’ayant pas le temps d’esquiver le meuble en chêne, le champion put juste lever ses épées pour réduire la table en morceaux.
Au-dessus du fracas boisé, s’éleva un rugissement de fureur accompagné du choc de l’acier contre l’acier. Le champion du Chaos recula d’un demi-pas et baissa les yeux sur le morceau d’acier druchii qui émergeait de son abdomen. La force considérable de Suheir appliquée sur la lame lui avait fait transpercer le torse du champion et saillir de plus d’un pied du plastron d’acier.
Et pourtant, le champion ne tomba pas. Consternés, les deux guerriers ne pouvaient détacher le regard de la plaie laissée par l’épée de Suheir. Un filet de sang noir coulait le long de la lame d’acier argenté. Alors, dans un grognement guttural, les deux épées du champion filèrent comme l’éclair et la tête de Suheir rebondit sur le sol. Le corps du capitaine chevalier s’effondra sur le côté en inondant l’estrade et le champion planta son épée droite dans la terre pour saisir de sa main libre l’épée de Suheir toujours fichée en lui.
Shevael poussa un gémissement de panique et Malus le chassa d’une main pour traverser la tente en boitant et en serrant les dents de douleur. Les flammes remontaient le long de la tente et léchaient déjà plusieurs étagères, attisées par les charbons ardents du brasero renversé.
Le jeune dynaste chancelait, le visage figé de terreur et de rage. D’une main tremblante, il dégaina sa seconde épée et inspira profondément. Un calme surnaturel lui détendit alors les traits.
— Vous pouvez battre en retraite, monseigneur, s’écria le jeune dynaste. Je vous couvre.
Le ton sinistre de Shevael prit Malus de court.
— Non, jeune imbécile ! cria-t-il. Tu n’as pas la moindre chance…
Mais le jeune dynaste ne l’écoutait pas. Poussant un cri sauvage, il se rua sur le champion mis à mal dont les épées jumelles décrivaient un huit meurtrier. Le champion du Chaos recula gauchement devant cet assaut soudain pour trébucher contre une pile de livres éparpillés, et les épées de Shevael frappèrent plusieurs fois le guerrier à la tête, la poitrine et la jambe. Mais les coups du jeune dynaste étaient si précipités et mal ajustés qu’il ne put percer l’armure lourde du champion. Le guerrier du Chaos se redressa et tira d’un coup sec sur l’épée sanguinolente de Suheir, l’extrayant de son corps. Hurlant à l’adresse du champion, Shevael enchaînait les coups, mais il sous-estimait les qualités de son adversaire. Le champion le frappa au visage d’un revers en pleine charge, employant pour le coup le pommeau de la lame dégoulinante de Suheir. Dans le même mouvement, il tendit le bras gauche et planta l’épée en pleine gorge du jeune dynaste. Un sang écarlate jaillit de l’horrible plaie et Shevael s’effondra, haletant.
Aux abois, Malus atteignit son objectif. Ses doigts gantés de mailles se refermèrent sur la grille de fer du second brasero dont le contact fit grésiller le sang séché qui maculait ses mains. Profitant de sa force démoniaque, il souleva le récipient ardent et le jeta en pleine poitrine du champion. Le guerrier s’effondra dans un fracas métallique et le chuintement de la chair grillée, le corps couvert de charbons ardents et de cendre. D’autres braises se répandirent dans l’enceinte, cramant les parois de la tente et enflammant les documents en lambeaux.
Malus bondit à côté de Shevael, mais le débit de sang qui se déversait par sa gorge faiblissait déjà et ses yeux étaient vitreux et hagards. Le dynaste secoua vigoureusement le jeune druchii.
— Ne me laisse pas tout seul, imbécile ! gronda Malus.
Mais il était déjà bien trop tard. Les yeux de Shevael étaient révulsés et son corps se retrouva bientôt inerte.
Le dynaste jura amèrement et tira le cor que Shevael avait autour du cou. L’œil cruel, il retira le ceinturon du jeune chevalier et se le passa autour de la taille. La tente était alors cernée de flammes et les vagues de chaleur et de fumée étouffante se succédaient. Pris d’une toux furieuse, Malus saisit les épées du jeune dynaste au moment où le champion du Chaos retrouvait ses esprits et dégageait le brasero d’un coup de pied.
Malus lutta contre la rage noire qui montait en lui alors que le champion se relevait. Il n’aurait rien voulu autant que de se venger contre l’abject guerrier, mais l’heure n’était pas à cela. Les démons du Chaos avaient déclenché leur embuscade et Malus et ses troupes allaient se faire massacrer s’ils ne quittaient pas le camp sur-le-champ. Il préférait livrer son âme à Tz’arkan jusqu’à la fin des temps plutôt que de souiller son honneur d’une tache aussi noire. Malus posa un dernier regard haineux sur le champion du Chaos et repartit en sens inverse.
Mais quand il tira sur la double tenture, il s’arrêta devant un spectacle de carnage cauchemardesque. La longue tente rectangulaire grouillait des silhouettes blêmes de la mort animée. Les cadavres druchii qui étaient agenouillés le long de l’allée centrale s’étaient animés en réponse à quelque ordre inaudible et s’en prenaient aux chevaliers que Malus avait laissés en arrière-garde. Beaucoup de ces revenants rapiécés avaient été découpés en morceaux, mais les autres étaient désormais penchés sur les corps mutilés des chevaliers de la tour, leurs mains crayeuses luisantes de sang et de viande. Plusieurs visages à la mâchoire béante se tournèrent en direction de Malus qui se tenait sur le seuil. Le dynaste recula devant ce charnier en poussant un juron de blasphème.
Dans son dos, le champion s’était relevé et ramassait ses épées. Malus balaya la tente du regard, mais ne voyait que des flammes. Il prit une décision. Après une longue inspiration, il leva les lames de Shevael et plongea à travers la tenture enflammée qui était suspendue à sa gauche.
Il fut englouti par la chaleur et la fumée l’espace d’un instant, pour se retrouver dans l’enceinte enténébrée de la tente adjacente, jonchée de coussins et de fourrures. Malus traversa la salle dans une longue embardée et taillada la paroi d’en face de ses deux épées. Une bouffée d’air frais le gifla et il bondit à travers la toile déchirée pour émerger sous le ciel nocturne. Les ténèbres incendiées de la colline retentissaient des cris et des hurlements sauvages alors que la horde du Chaos chargeait les druchii depuis ses cachettes extérieures au campement. Conscient que chaque seconde comptait pour les bandes isolées de cavaliers et de fantassins, le dynaste porta le cor de Shevael aux lèvres et donna le signal de retraite générale aussi fort qu’il le pût. Il souffla l’appel trois fois de plus en orientant le cor vers l’est, le nord et l’ouest, puis laissa choir l’instrument et repartit vers les chevaliers en attente aussi vite qu’il le put. Alors que brûlait le pavillon de Nagaira, Malus se faufila entre les deux tentes qui le séparaient des guerriers montés en se frayant un passage à travers les piles de crânes et d’or.
Il émergea enfin, ensanglanté et couvert de suie, devant les chevaliers fébriles. Ils étaient disposés en large cercle, orientés vers l’extérieur. Ils tendaient l’oreille vers l’écho des cris ennemis et se préparaient à recevoir l’assaut. Même les nauglirs percevaient le péril imminent. Ils trépignaient et baissaient la tête en signe de menace.
— Par ici, Spite ! appela Malus en remontant jusqu’au cercle.
Les chevaliers sursautèrent à l’apparition du dynaste.
— Monseigneur ! s’écria l’un des druchii. Nous craignions le pire…
— Et vous aviez raison, coupa sinistrement le dynaste en rengainant son épée gauche. Je vous ai menés droit dans la gueule du loup.
Sans même attendre que Spite s’accroupisse, Malus se hissa sur la selle. Pour faire bonne mesure, il prit le cor et sonna la retraite une dernière fois, provoquant un chœur de cris sauvages des ténèbres environnantes.
— Nous y sommes, cria-t-il. En formation serrée ! Retraite jusqu’aux lanciers et on ne s’arrête pour rien ni personne.
Il brandit son épée droite.
— Chevaliers de la garde royale ! En avant !
Malus poussa Spite au pas de course alors que les premières meutes d’hommes-bêtes surgissaient de la nuit embrasée.
Malus et les chevaliers émergèrent de la périphérie carbonisée du campement du Chaos avec une horde hurlante à leurs trousses. Conformément à ses instructions, ils avaient piétiné et écrasé tout ce qui s’était dressé sur leur chemin. L’épée du dynaste répandait des filets de sang visqueux au gré du vent cendreux et le museau des nauglirs luisait des fluides vitaux des hommes-bêtes et maraudeurs tombés sous l’avalanche d’acier et d’écailles.
Plus d’une douzaine de sangs-froids sans cavalier sautillaient dans le sillage de la formation, suivant aveuglément le reste de la harde maintenant que personne n’était là pour les guider. Leurs chevaliers avaient été désarçonnés par quelques horreurs bondissantes ou frappés par une hache ou une lance. Chacune de ces pertes était une atteinte à l’orgueil de Malus, une marque de son échec plus blessante que toute lame, alourdissant le désastre qui se déroulait sous ses yeux.
Alors qu’ils émergeaient du campement enfumé, Malus jeta un coup d’œil vers la bordure de la colline qui leur faisait face et il retrouva une lueur d’espoir à la vue des longues lignes de lanciers dont les boucliers et les pointes de lance rutilaient à la lumière des flammes. Si seulement ils pouvaient tenir assez longtemps…
Malus pointa son épée vers la gauche et les chevaliers de la garde royale s’exécutèrent en pivotant adroitement pour se ruer au-delà du flanc droit de la muraille de lances. Le dynaste remarqua les yeux écarquillés des lignes avant devant leur galop et pouvait presque palper l’effroi qui s’emparait des jeunes lanciers. Personne ne leur avait dit ce qui se passait, mais ils se doutaient que quelque chose n’allait pas.
Le dynaste fit descendre les chevaliers de l’autre côté de la colline et déclara une halte. À sa droite, à environ cinquante mètres, se tenait un regroupement d’environ deux cents cavaliers. Une bannière de chevaux sur six ; Malus balaya rapidement la zone du regard et réprima un juron quand il ne put en dénombrer d’autre. Il se retourna vers les chevaliers.
— Qui est le chevalier en chef, maintenant que messire Suheir est mort ?
Les guerriers assemblés échangèrent des regards interrogateurs. Finalement, un chevalier vieillissant à la mine bourrue leva la main.
— C’est moi, monseigneur. Dachvar de Klar Karond.
— Très bien, Dachvar. Vous êtes désormais à la tête des chevaliers, confirma Malus. Que vos hommes se reposent et soignent leurs montures. J’aurais besoin de vous rapidement.
Sans attendre de réponse, il fit pivoter Spite et fila derrière les régiments de lanciers.
Les trois unités se tenaient en formation rapprochée, pratiquement bouclier contre bouclier aux trois quarts de la colline. Chaque lancier portait non seulement une lance, un bouclier et une épée courte, mais aussi une lourde arbalète à répétition et un carquois de flèches noires. Les deux rangs arrière de chaque compagnie étaient actuellement en train de les charger. Le dynaste atteignit la crête de la colline et trouva messires Meiron et Rasthlan observant la horde rugissante du Chaos qui s’amassait sur un coteau distant de deux cents mètres. Non loin sur la pente opposée, il remarqua les éclaireurs autarii de Rasthlan qui étaient accroupis en petit groupe, fumaient la pipe et se parlaient à voix basse.
Malus tira sur les rênes à proximité des deux chefs militaires et leur rendit hâtivement leur salut.
— Mes compliments pour ce déploiement, messire Meiron, dit le dynaste qui profitait de sa position surélevée pour examiner la disposition des lanciers. J’avais espéré que nous n’aurions pas besoin de vos lances, mais il semblerait désormais que vous allez assurer l’arrière-garde. Un signe de nos chars ou du reste de la cavalerie ?
— Aucun, monseigneur, répondit Meiron la mine grave. Il est possible que les chars aient été pris dans les flammes qui ont balayé le camp ennemi ; nous n’avons pas entendu le grondement de leurs roues depuis quelque temps, fit-il en haussant les épaules. Et pour ce qui est de la cavalerie, ils sont peut-être à une demi-douzaine de lieues à l’heure qu’il est. La plupart de ces jeunes bravaches sont comme des louveteaux ; ils traqueront tout ce qui bouge.
— Messire Irhaut pense comme un brigand des collines, monseigneur, intervint Rasthlan. Il a appris à ses chefs de bannière à battre en retraite face à un ennemi supérieur pour attirer les poursuivants loin du reste de l’armée. Ce que messire Meiron veut dire, c’est que la cavalerie légère est peut-être à des kilomètres à l’est et à l’ouest, en train d’égarer autant de troupes du Chaos que possible.
D’après la mine qu’affichait Meiron, il était évident qu’il n’en pensait pas un mot ; c’était un chef d’infanterie convaincu, du genre à n’éprouver que dédain pour la cavalerie. Mais Malus accepta l’explication de Rasthlan d’un air complice.
— Dans ce cas, prions la Sombre Mère pour qu’ils réussissent dans leur entreprise, dit le dynaste d’un air grave. Parce qu’il semblerait que nous ayons les mains pleines par ici.
Un rugissement cacophonique monta de la lisière du campement du Chaos. Les hommes-bêtes avaient rejeté la tête en arrière et brayaient à la lune voilée de fumée, tandis que des hommes tatoués frappaient leurs boucliers de leurs épées et hurlaient le nom de leurs dieux impies. Chaque seconde voyait gonfler leurs rangs, pour se déverser comme une marée noire sur les coteaux. Malus ne pouvait deviner la taille de la foule, mais il était certain que les druchii étaient largement en sous-nombre. Le vacarme déferla sur les formations de lanciers et on entendait le murmure de terreur sur toute la colline. La Garde Noire, qui occupait le milieu de la ligne, était aussi silencieuse et immobile que des statues, attendant simplement le début des hostilités.
Messire Meiron se tourna vers les lanciers et mugit d’une voix rocailleuse qui trancha le vacarme ambiant.
— Tenez bon, fils de putains ! gronda-t-il. Haut les boucliers et en avant les yeux ! Ces bâtards dégénérés cherchent le courage de charger cette colline pour se sacrifier ! Si j’étais un homme saint, je m’agenouillerais et remercierais Khaine le tout-puissant pour m’envoyer des ennemis aussi stupides !
Une éruption d’exclamations et de sifflets de rire monta des rangs des lanciers qui agitèrent leurs armes vers la horde grandissante. Meiron se tourna vers Malus et sourit fièrement.
— N’ayez crainte, monseigneur, dit-il. On va s’occuper de ces animaux.
— Je compte sur vous, messire Meiron, dit Malus en hochant la tête.
Puis il fit tourner Spite et descendit la pente jusqu’aux cavaliers. Les cavaliers légers étaient des traînards de diverses bannières et paraissaient exténués. Leurs visages et armures étaient souillés de couches de suie et de sang. À l’approche du dynaste, les cavaliers se redressèrent sur la selle et activèrent leurs montures pour se disposer en formation improvisée. Malus se positionna à portée de voix et s’écria.
— Couvrez le flanc gauche des « lances » ! Les chevaliers de la garde royale se chargent du droit.
Le chef de bannière reçut l’ordre d’un salut et commença à crier des ordres à ses hommes, et le dynaste fit virer Spite pour remonter vers les chevaliers.
Quand il atteignit Dachvar, les guerriers du Chaos avaient entamé leur approche. Ils bouillonnaient sur la longue pente en masse aussi sanguinaire que désorganisée, courant, sautillant et traînant les pattes de longues foulées visqueuses et irrégulières. Ils brandissaient des armes rudimentaires au-dessus de leurs têtes difformes et se promettaient le sang de leurs ennemis. Aux yeux de Malus, il semblait y en avoir plus de dix mille, ce qui suffit à saisir d’effroi son cœur pourtant bien noir. Nous n’aurions jamais dû en arriver là, songea-t-il amèrement. Comment Nagaira avait-elle pu anticiper sa tactique ?
Le sol se mit à trembler sous le tonnerre des milliers de pattes et de bottes. Les têtes cornues et les épées brandies étaient autant de pointes noires avec le campement embrasé comme toile de fond infernale.
Quand les premiers guerriers ennemis eurent parcouru un tiers de la distance depuis le pied de la colline, Malus entendit la voix rauque de messire Meiron.
— Sa’an’ishar !
Aussitôt, un bruissement parcourut les régiments de lanciers qui apprêtaient leurs boucliers et pointaient leurs longues armes.
Puis :
— Lignes arrière ! Préparez arbalètes !
Une onde de formes en armure parcourut la ligne de combat alors que les guerriers druchii posaient leur arbalète à répétition sur l’épaule et pointaient l’arme vers le ciel. Meiron brandit son épée.
— Prêts… prêts… feu !
Quinze cents arbalètes se détendirent et une pluie de carreaux noirs siffla à travers le ciel. Nul ne pouvait manquer la chair dans la masse des troupes ennemies. Les hurlements de rage se muèrent en cris d’agonie quand les pointes se fichèrent dans les guerriers mal protégés. Des centaines d’humains et d’hommes-bêtes tombèrent, avant d’être piétinés par leurs camarades poussés par la charge de la meute.
Les troupes du Chaos avaient atteint le pied de la colline. Un grattement huilé se fit entendre sur toute la ligne tandis que les druchii rechargeaient rapidement leurs armes.
— Prêts ! s’écria messire Meiron. Feu !
Une autre tempête de carreaux siffla dans les rangs du Chaos. Quelques centaines de plus furent tuées ou blessées, les corps s’amoncelant en bas de la pente. Les hommes-bêtes sauvages grimpaient sur les dépouilles criblées et poussaient leurs compagnons mal en point. Certains gravissaient la colline à quatre pattes.
Une fois encore, les arbalètes à répétition crépitèrent. Les lignes avant de l’ennemi étaient à moins de cinquante mètres.
— Les deux premiers rangs : à genoux ! ordonna Meiron.
Et les lanciers se mirent aussitôt sur un genou.
— Rangs arrière : feu !
La mort noire faucha l’assaillant. Les puissants carreaux transpercèrent les troupes les plus proches de part en part. Les trois premières lignes de guerriers du Chaos s’effondrèrent comme on bat le blé et Malus secoua la tête devant un tel massacre. En moins d’une minute, le coteau s’était transformé en champ de tuerie recouvert de cadavres.
Et pourtant, la horde du Chaos ne cessait d’affluer.
Les premiers hommes-bêtes fondirent sur la ligne de lanciers dans un gigantesque fracas d’acier sur le bois qui retentit sur les flancs de la colline. Haches, massues, épées et griffes s’acharnaient sur les heaumes et boucliers, et la ligne druchii chancela sous le poids de l’assaut ennemi. Elle recula d’un pas… puis s’arrêta. Malus entendit la voix de messire Meiron qui crachait de terribles jurons à l’adresse des troupes et la Garde Noire répondit par un rugissement collectif. Les lances dardèrent dans la masse ennemie et les hurlements de rage tournèrent au tourment. Les guerriers druchii mettaient leur discipline et leur formation à l’œuvre.
Mais cela suffirait-il ? Hommes-bêtes et maraudeurs mouraient par vingtaines, mais Malus pouvait également s’apercevoir que les lanciers étaient happés des rangs et écartelés ou terrassés par de terribles coups. Les régiments des flancs étaient ceux qui en pâtissaient le plus. Leurs rangs arrière ondoyaient comme le froment ; les blessés étaient extraits de la ligne pour être aussitôt remplacés par des hommes valides. L’assaut du Chaos ne montrait aucun signe de faiblesse et chaque minute voyait de nouvelles troupes affluer. Il suffirait que l’un des régiments rompe pour que les deux autres soient submergés en quelques instants.
Ils ne pouvaient pas résister éternellement sur la défensive, comprit Malus. Ils étaient forcés de passer à l’attaque.
Il dégaina son épée maculée de sang et se tourna vers Dachvar.
— Il faut alléger la charge des lanciers, dit-il. Les chevaliers vont former une ligne et nous allons charger ces bâtards du Chaos par le flanc.
— Oui, monseigneur, répondit Dachvar en hochant la tête, puis il fit virer son nauglir et trotta jusqu’à l’autre bout de la formation.
— En ligne et préparez-vous à charger ! s’écria-t-il.
Les chevaliers s’exécutèrent.
Prenant la tête, Malus orienta Spite vers l’est et mena la formation de chevaliers autour de la colline, où ils pourraient prendre les guerriers du Chaos par le flanc gauche. De longues minutes passèrent pendant que l’importante formation se repositionnait. Malus écoutait attentivement la bataille qui faisait rage au sommet, conscient que chaque minute rapprochait les lanciers du point de rupture. Dachvar annonça enfin à l’autre bout de la ligne que tout était prêt et Malus leva son épée.
— Sa’an’ishar ! Que les chevaliers de la garde royale s’apprêtent à charger !
Alors, il abaissa la lame et les chevaliers poussèrent un rugissement d’exultation en éperonnant leurs montures.
La formation n’avait ni le temps ni la distance pour exécuter une véritable charge ; les chevaliers se contentèrent de contourner la colline comme une énorme meute de loups plongeant dans le flanc ennemi dans un fracas de griffes, de dents et d’acier. Spite piétina deux hommes-bêtes et en décapita un autre. Malus frappa un homme-chèvre dans le dos et trancha le cou d’un maraudeur en plein saut. La horde recula devant cet impact inattendu et les chevaliers en profitèrent pour perforer un peu plus la masse. Les épées rouges se dressaient vers le ciel avant de s’abattre et les sangs-froids projetaient les corps mutilés dans les airs. Les lanciers de Meiron acclamèrent cette aubaine et redoublèrent d’efforts, reprenant les quelques mètres qu’ils avaient perdus et repoussant l’ennemi dans la pente.
Haches et massues s’écrasaient sur les jambes blindées. Un homme-bête voulut grimper sur le cou de Spite et frapper le dynaste de son épée hachoir. Malus l’intercepta d’un coup au poignet qui lui trancha la main, avant de lui planter son autre épée en pleine poitrine. Le corps de la créature hurlante laissa une traînée luisante en glissant sur le dos du sang-froid pour rejoindre la meute bouillonnante. Mais un autre homme-bête sauta aussitôt pour le remplacer. Malus vociféra et entama l’échange de coups avec la créature alors même qu’une autre paire de mains tentait de le désarçonner. La charge avait infligé des dégâts considérables, mais la horde tenait bon, galvanisée par les renforts et la peur de ses terribles meneurs. Maintenant que les chevaliers étaient coincés dans la mêlée, ils avaient perdu leur principal atout : la mobilité. Le surnombre de l’ennemi ne tarderait pas à renverser la situation.
Malus feignit un coup de taille vers l’homme-bête qui lui faisait face, invitant une réplique. La créature plongea sur lui épée en avant, mais le dynaste était prêt et lui planta la sienne dans la gorge. La bête s’effondra en crachant du sang et le dynaste tourna son attention vers le monstre qui brayait en lui tirant sur la jambe gauche. Il entendit un grondement lointain, comme si le tonnerre montait au cœur du camp du Chaos. Quel nouveau péril leur préparait Nagaira ?
Un rapide coup d’œil vers le sommet de la colline lui apprit que les régiments de lanciers avaient cessé de progresser et se contentaient de lutter depuis leur position de départ. Directement à sa gauche, l’une des unités n’avait plus d’ennemi à combattre grâce à l’arrivée des chevaliers. Mais la horde faisait encore rage autour des chevaliers cernés qu’elle harcelait dans sa frénésie de haine. À peine Malus eut-il éliminé l’homme-bête qu’il avait à sa gauche qu’il reçut une lourde frappe à la hanche droite. Le désespoir commença à monter en lui et il envisagea de sonner la retraite.
Alors, le grondement du tonnerre s’intensifia et Malus entendit un fracas titanesque à sa droite. Des cris et hurlements de terreur déchirèrent le ciel et ce fut comme si toute la horde ennemie reculait comme une vague vivante. Malus entendit les lanciers jubiler à sa gauche, puis il vit les guerriers du Chaos qui battaient en retraite et se dispersaient dans les ténèbres au nord-ouest. Les chevaliers lancèrent leurs sangs-froids à la poursuite des fuyards, jusqu’à ce que Dachvar leur ordonne de s’arrêter.
Un grondement mécanique remontait du bas de la colline et Malus se tourna pour poser les yeux sur l’un des chars de guerre qui les avaient accompagnés depuis la Tour Noire. Il se dressa sur ses étriers et en vit d’autres qui se rassemblaient au pied de la colline. Leurs roues et leurs redoutables lames de faux dégoulinaient de sang.
Le conducteur le plus proche tira sur les rênes de ses deux sangs-froids et le chevalier qui se tenait prêt de lui descendit de sa monture pour se hâter auprès de Malus.
— Toutes mes excuses pour vous avoir perdu durant la progression, monseigneur, commença le chevalier d’un ton solennel. Nous avons dû suivre ces maudits sentiers sinueux et une fois que nous avons divergé, nous avons craint de ne jamais pouvoir retrouver la bonne direction.
Malus se pencha sur sa selle le souffle court. Il observait les derniers hommes-bêtes qui disparaissaient dans la fumée.
— Votre absence s’est cruellement sentie, dit le dynaste, mais votre retour la rattrape bien. Rassemblez vos chars, commandant. Vous représentez désormais l’arrière-garde. Les lances doivent se retrancher au prochain point de ralliement sans attendre, tant que nous avons un peu de marge.
Le commandant des chars le salua et s’en retourna aussitôt à sa monture. Malus saisit son cor de guerre dans son dos en s’efforçant de se rappeler la séquence de notes du rappel et de la retraite. Par la grâce de la déesse, il bénéficiait d’un moment de répit, mais il lui fallait toujours ramener le reste de l’armée à la tour avant le déferlement fatal.