Chapitre Quatorze
Le Temple De Tz’arkan
Les Désolations du Chaos, première semaine de l’hiver
Des ténèbres d’encre attendaient de l’autre côté du portail du grand temple, palpitant d’énergies impies. Elles tourbillonnèrent autour de Malus quand il s’engagea dans l’étroit couloir processionnel, reculant devant le druchii possédé comme pour implorer le démon qui courait en lui.
Le temple avait bien changé depuis la dernière fois qu’il y avait pénétré. Non, il était en train de changer ; de puissantes énergies parcouraient les lourdes pierres et picotaient sa peau glacée. Tz’arkan gonflait douloureusement dans la carcasse torturée du dynaste et les forces à l’œuvre dans la bâtisse lui répondaient, tous leurs mouvements s’accordant à la volonté du démon.
Le corps de Malus était mu par sa propre volition, poussé en avant comme un de ces morts animés. Arrivé au bout du couloir, il atteignit l’antichambre du temple. Plus d’une centaine de silhouettes vêtues de toges cérémoniales bordaient l’allée centrale qui parcourait le grand hall. Ces formes ancestrales étaient agenouillées en soumission depuis si longtemps que les corps qu’elles renfermaient étaient depuis longtemps réduits en poussière, ne laissant que des coquilles pétrifiées d’habits de cuir et d’os gravés de runes. Malus se souvenait de la première fois qu’il avait vu ces silhouettes flétries et qu’il s’était alors demandé quelle terrible horreur avait pu pousser les esclaves du temple à se mettre face contre terre jusqu’à ce que mort s’ensuivît.
Désormais, il ne connaissait que trop bien la réponse.
Les talons de ses bottes résonnaient tristement sur le sol de marbre poussiéreux tandis qu’il passait entre les damnés. Soudain, il entendit un bruissement comme un vieux parchemin qui s’effrite ou du cuir pourri qui crisse. Son cœur se figea à la vue des rangs de serviteurs qui se redressèrent de mouvements lents et irréguliers. La poussière tourbillonnait au fond de leurs capuchons pour fusionner en formes spectrales de visages squelettiques. Des globes de lueur verte brillaient dans les orbites et leurs bouches fantomatiques s’agitaient en hommage silencieux à leur suzerain de retour. Des mains éthérées venaient frôler ses bottes et l’ourlet de sa toge, et la cruelle volonté de Tz’arkan mesurait chacun de ses pas, exultant devant l’abjecte vénération de ces âmes agonisantes. De l’autre côté de la chambre, un acier corrodé cliqueta. Les carcasses en armure des gardes de la salle levèrent leurs lames rouillées en signe de salut. Des flammes vertes animaient les fentes oculaires de leurs heaumes et des énergies ensorcelées rampaient parmi les runes ciselées de leurs armures du Chaos.
Tu vois, Darkblade ? Ce n’est qu’un aperçu des gloires à venir. Les morts se lèveront pour exécuter mes ordres alors même que les vivants donneront leur âme pour satisfaire mes colossaux appétits. Un simple avant-goût des merveilles qui auraient pu être les tiennes si tu avais simplement choisi de me servir.
Il continua, passant les fantômes tourmentés pour se retrouver dans un autre grand hall renfermant les autels des quatre dieux du nord. Derrière chacun, se dressait une horrible idole en hommage à l’une des Puissances de la Déchéance ; Tz’arkan guida Malus jusqu’à celle de Slaanesh et força le dynaste à se mettre à genoux devant l’abominable forme. Ses mains décrivirent des signes sinueux dans le vide et ses lèvres formaient des paroles interdites que nul mortel n’était censé prononcer. Le sang lui remonta de la gorge pour couler en filets sur ses joues blafardes tandis que le démon l’obligeait à participer à la vénération du Grand Dévoreur. Le rituel se prolongea, jusqu’à ce que Malus craigne que ses dents soient sur le point d’éclater, que ses lèvres se réduisent en suif et que son esprit torturé implore la libération.
Le son qu’il reconnut ensuite fut le rire du démon, cruel et froid, qui résonnait dans sa tête. Tu es faible, Darkblade. Si faible. C’est ça le soi-disant héros de Ghrond ? Ton esprit n’est même pas capable de bénir un simple acolyte. Et dire que j’avais perçu du potentiel en toi.
Tz’arkan releva misérablement Malus et le poussa en avant vers le grand espace caverneux où attendait le pont de flammes.
Une chaleur crépitante cingla le visage blême du dynaste ; l’odeur du soufre vint lui piquer le nez et lui irriter la gorge. La terre même rugissait sa colère dans la vaste grotte, agacée par l’être surnaturel qui était séquestré dans la salle supérieure. À l’autre bout du long espace, à quelque cinquante mètres, se dressait la statue d’un démon ailé, accroupi sur ses serres et enveloppé du halo rouge du lac de feu qui s’étendait dans son dos. La vue du démon musculeux de forme humaine et de sa face animale agressive lui parut presque comique après toutes les horreurs dont il avait été témoin depuis le siège de la Tour Noire.
À chaque pas, la chaleur qui lui martelait la peau s’intensifiait. À chaque pas, les effroyables énergies du démon semblaient aussi croître. La puissance de Tz’arkan émanait de son corps ; il la sentait suinter par ses pores comme un venin, imbiber les murs de pierre noire pour les corrompre de l’intérieur.
Il y eut un fracas soudain et des volutes de pierre fondue remontèrent du grand gouffre qui s’étendait derrière le démon. Malus se souvenait vaguement que la dernière fois qu’il avait parcouru les marches flottantes, la rivière de pierre ardente coulait des centaines de pieds plus bas. Aujourd’hui, elle bouillonnait à seulement quelques dizaines de pieds du bord de la place. La chaleur était insupportable. Malus sentait sa peau littéralement cuire et ses poumons brûler un peu plus à chaque inspiration, aussi faible fût-elle. Il voulut fermer les yeux pour les protéger, mais le démon le tenait dans sa poigne impitoyable et lui imprimait une progression constante vers les flammes.
Très vite, il ne put même plus respirer. De la fumée émanait de sa toge en lambeaux et il craignit que ses yeux explosent. Il lutta contre l’emprise du démon, de plus en plus frénétiquement au fur et à mesure qu’il se rapprochait des flammes infernales.
Tz’arkan chuinta de délectation. Que ta peur est douce. Rien n’est aussi exquis qu’un mortel dans les affres de la mort ! Mais je ne te permets pas de mourir, Malus, pas encore.
Il y eut un sifflement féroce, suivi d’une éruption de vapeur du bord du précipice. D’énormes rochers se hissèrent en rangs serrés de la pierre bouillonnante. Leur surface à facettes irradiait une chaleur incandescente et dégoulinait de filets de feu liquide se perdant dans la mer furieuse. Ils formèrent un escalier flottant jusqu’à un éperon rocheux saillant de la voûte de la grande caverne. Derrière, Malus savait que l’on trouvait les salles des sorciers du temple, puis la chambre des hommages et la prison du démon.
Sa peau était en feu. Il sentait l’odeur de ses poils roussis. Ses poumons se comprimèrent, salement en manque d’air frais, et ses yeux étaient secs comme du cuir. Et pourtant, il ne pouvait lutter contre l’emprise d’acier du démon.
Il cherche à te briser, songea Malus. Ici, sur le seuil, il veut asseoir son contrôle. Il craint encore que tu puisses contrecarrer ses plans. Malus se concentra sur cette idée qui lui insufflait une lueur d’espoir alors même que son corps était dévasté par une agonie ardente et qu’il était soumis à une volonté inhumaine.
Le dynaste gravit les marches dissimulées dans les flancs de la statue démoniaque. Le bord de fuite des ailes de pierre luisait comme la lave. Son esprit sombrait devant le manque d’air, mais son corps fonctionnait comme un pantin sautant lourdement d’une pierre flottante à l’autre.
Au-delà des rochers, un escalier de pierre incurvé apparaissait, gravé de dizaines de bas-reliefs de silhouettes nues tortillant dans un tourment éternel. Il se souvint vaguement d’un corps gisant sur les marches, les avant-bras taillés du poignet au coude. Comme il regrettait de ne pas avoir écouté l’avertissement silencieux du cadavre !
Lentement et péniblement, le démon le poussait vers l’avant et le haut des marches, vers le charnier des sanctuaires des sorciers. Ici, les cinq champions du Chaos avaient construit leurs quartiers et ceux de leurs serviteurs. Ces mêmes serviteurs s’étaient finalement retournés les uns contre les autres, l’esprit brisé par les manipulations du démon alors qu’ils attendaient en vain le retour de leurs maîtres, jusqu’à s’entretuer dans une orgie cannibale et assassine.
Quand il y repensait, Malus avait du mal à comprendre comment il avait pu rester aveugle à tous les sinistres présages qui s’étaient succédé devant ses yeux. Quel imbécile il avait fait ; et quels ravages cette stupidité avait engendrés !
Le démon le poussa au-delà des appartements sans vie et souillés de sang, jonchés des gravats laissés par les combats qui y avaient fait rage. Après quelques minutes, la mine du dynaste était perplexe. Il balayait le sol des pièces du regard et les couloirs faiblement illuminés. Où étaient passés tous les corps ? S’étaient-ils finalement réduits en poussière une fois que le démon avait invoqué sa terrible malédiction ?
Il accéda enfin à la grande passerelle et ses centaines de runes et de crânes d’albâtre, et il atteignit la grande porte à double battant en or massif. Une terreur innommable saisit Malus à la gorge à cette vision, comme un condamné qui pose les yeux sur le pal. Au-delà de ces portes, apparaissait l’entrée de la salle du démon et la fin de sa terrible quête.
Nous y sommes donc, pensa-t-il sombrement. J’ai traversé seul les Désolations du Chaos, combattu des cultistes démoniaques et des pirates corrompus par le Chaos, commandé des armées et des flottes et mené de terribles batailles mettant en jeu des cités entières. Il n’y a pas si longtemps, le sort de tout un royaume était entre mes mains. Mais c’est ainsi que tout cela se conclut, comme l’agneau va à l’abattoir. Il n’en fallait pas plus pour que le plus féroce des druchii en pleure de rage.
Il ne lui restait désormais plus rien. Il tourmentait désespérément son esprit en quête de quelque astuce, quelque stratagème pour renverser la situation avant qu’il ne soit trop tard. Mais comment pouvait-il lutter contre une créature alors qu’il ne parvenait même pas à maîtriser son propre corps ?
Le démon le guida vers le sommet de la passerelle. Les battants d’or s’ouvrirent sous la caresse de mains invisibles, pivotant sur leurs gonds parfaitement équilibrés.
Plus loin, Malus entendit le bruissement squelettique d’étoffes d’un autre âge et le crissement de la peau séchée. C’étaient les corps, comprit-il. Les dépouilles des érudits et des serviteurs.
Tu vois ? Les morts se relèvent pour servir ceux qui le méritent.
Tz’arkan l’obligea à passer le seuil devant une assemblée de corps mutilés et respectueusement inclinés, érodés et flétris par le temps. Les têtes se relevèrent pour admirer leur maître immortel. Les lèvres desséchées se tordaient dans une grimace de sourire mielleux et dément. Les doigts squelettiques se crispaient comme des griffes et les orbites vides s’extasiaient devant des merveilles infernales inaccessibles aux mortels.
Voici tes serviteurs, Darkblade, railla le démon. Ils t’aideront pour ce qu’il reste à faire, car le temps t’est compté.
Le dynaste s’avança d’un pas raide entre les serviteurs morts-vivants qui se mirent aussitôt en branle. Ils s’agitaient sur leurs pieds dévastés, mus par la même volonté implacable que lui. Leurs moignons raclaient le sol de marbre luisant et les lignes courbes des protections ensorcelées qui avaient séquestré le démon pendant des milliers d’années. Leurs toges en lambeaux flottaient comme des vagues au gré d’une puissance invisible qui parcourait l’espace. Ils s’arrêtèrent devant les grands battants de basalte flanqués par d’imposantes statues de démons ailés et attendirent l’approche du dynaste. Dans les ombres de la haie d’esclaves, tourbillonnaient des silhouettes de poussière brune. Elles reculaient en faisant la révérence devant Malus qui se rappela les hideuses momies qui gisaient dans un simulacre de vie torturée devant ces mêmes battants, incapables de connaître la libération de la mort en raison des énergies magiques qui les maintenaient sur place comme des entraves.
Quand Malus traversa la première des lignes d’argent en arc de cercle, il perçut comme un tremblement le parcourir. Il avait beau avoir connu les pires sensations de froid par le passé, ce fut cette fois comme si tout son corps était un bloc de glace et son esprit enveloppé de puissances insondables. Il se demanda s’il allait demeurer ici, séquestré par ces terribles protections une fois que le démon aurait dévoré son âme.
Des tréfonds du désespoir qui lui serrait la cervelle comme on presse une orange, une minuscule étincelle d’idée se manifesta. Il osa à peine l’envisager, de peur que le démon ne lise ses pensées. Malus était perplexe. Était-ce possible ? L’oserait-il ?
Avait-il vraiment le choix ?
Les serviteurs immortels poussèrent les portes noires et guidèrent Malus dans le rayonnement glacial de la chambre des hommages. Cette vaste salle renfermait les richesses de dizaines de royaumes pillés disparus avec le temps : de la monnaie, des gemmes, de l’orfèvrerie et des sculptures ; une fortune supérieure à ce qu’un homme pourrait dépenser au fil de mille vies.
Même maintenant, malgré sa situation accablante, la vue de ce trésor titilla son fond cupide.
Mais de toutes les merveilles empilées, aucune ne rivalisait avec l’énorme cristal qui dominait le centre de la pièce. Il présentait des facettes grossières et était plus gros qu’un homme, calé dans un court trépied métallique. La gigantesque pierre luisait d’un halo bleu à la douce palpitation ; une teinte étrangement séduisante quand on connaissait la noirceur qu’elle renfermait.
Son regard dériva jusqu’au piédestal bien ordinaire qui trônait à quelques mètres de l’entrée. Il était resté vide depuis un an, songea-t-il. Les mains tremblantes, il retira ses gantelets et posa un regard morne sur la pierre rouge qui était fichée sur son doigt. S’il avait eu le moindre courage, il aurait tenté de l’arracher plutôt que de quitter ces lieux ainsi affublé !
Les serviteurs évoluaient d’un pas traînant dans la splendeur scintillante de la salle, en quête des outils désirés par le démon. Malus subit une nouvelle convulsion tandis que le démon réaffirmait son emprise redoutable. Les reliques, petit druchii, ordonna Tz’arkan. Dispose-les et prépare-toi pour le rituel.
Accablé, Malus ne pouvait qu’observer impuissant son corps obéir aux ordres du démon comme un chien fidèle. Il déposa soigneusement ses sacs de selle sur le sol de pierre et en sortit quatre des reliques, chacune enveloppée d’une étoffe crasseuse. D’abord l’Octogone de Praan, puis l’Idole de Kolkuth et le Poignard de Torxus. Enfin, il sortit l’Amulette de Vaurog et son cœur se glaça au souvenir des épreuves endurées pour mettre la main dessus. De tout ce qu’il avait subi pour obtenir les reliques de Tz’arkan, il savait que le prix payé pour cette maudite amulette le hanterait à tout jamais. Et pour terminer, il tendit la main vers l’Épée de Khaine accrochée à son ceinturon.
Non, ordonna le démon avec une telle force que le sang coula des yeux et des oreilles du dynaste. Les serviteurs vont se charger de la lame.
Deux des cadavres ambulants s’agenouillèrent devant Malus et firent glisser la longue épée noire hors de son fourreau. Des volutes de fumée s’élevèrent de leurs mains flétries quand ils la manipulèrent.
Malus observa les serviteurs poser la lame à côté des autres reliques, tandis que deux autres s’approchèrent du fond de la salle. L’un portait une urne en or gravée de spirales de runes. L’autre tenait une tablette de pierre patinée, inscrite de lignes chargées de blasphèmes.
Prends l’urne, dit le démon. Retire le couvercle et je te montrerai ce qu’il faut faire.
Il voulut lutter, comme le condamné se débat entre les mains des bourreaux. Mais pour la première fois, son esprit indomptable allait le trahir. Malus vit ses mains saisir la lourde urne offerte par les cadavres et tirer sur le couvercle. À l’intérieur, une poussière grise exhalait la puanteur de la crypte.
Le dynaste sentit la joie du démon monter à l’ouverture du récipient. Les os de mes tortionnaires, dit Tz’arkan. Récupérés aux quatre coins du monde. Les cinq champions qui m’ont séquestré ici ont été moulus pour remplir cette urne. Tous sauf cet intrigant d’Ehrenlish ; au final, il ne m’a manqué que son crâne, mais cela suffira.
Tz’arkan fit pivoter le corps de Malus et marcher vers le cristal. Sers-toi de la poussière pour dessiner le symbole, exactement comme je te l’ordonne, dit le démon. Tu dois faire cela seul, Darkblade. Je ne peux pas te forcer. Suis mes instructions dans le moindre détail. Ton âme en dépend.
Soudain, il sentit l’étreinte du démon se desserrer. Le changement fut si brusque, que Malus en tituba, évitant la chute par un effort de volonté. Son regard dériva vers la lame noire, posée sur la pierre à seulement quelques pieds.
Ne t’avise pas d’essayer, prévint le démon. Je t’en empêcherai avant que tu ne fasses le premier pas, et je te ferai souffrir comme tu ne peux l’imaginer. Tu te souviens de la salle des autels ? Ce n’était qu’un doux baiser comparé à ce que je pourrais faire si j’étais vraiment mécontent. Et au final, tu te retrouverais avec des délais encore plus réduits pour sauver ton esprit éternel. Allez, commence.
Les instructions affluèrent comme des ordures gelées dans la cervelle du dynaste. Il suffoqua sous les images horribles qui se bousculaient dans sa tête et plongea la main dans l’urne pour en tirer une poignée de poussière.