Chapitre Vingt-Cinq
La Fin Des Temps
Les Désolations du Chaos, première semaine de l’hiver
La poussière d’ancestraux seigneurs de guerre glissa entre les doigts de Malus Darkblade, traçant la dernière portion du cercle arcanique cernant l’énorme prison de cristal du démon. Près d’une demi-heure était passée depuis qu’il avait commencé ; son crâne était lanciné par le savoir blasphématoire du démon et ses membres supportaient mal la tension. Il avait mesuré ses pas avec un soin extrême, pour dessiner les symboles ensorcelés avec la meilleure précision possible. La grande urne était désormais vide et la rune pratiquement achevée.
Alors que l’os pilé coulait entre ses doigts, il sentit les derniers instants de son existence fuir avec. Elle lui filait entre les phalanges comme la marée descendante et inexorable que guidait la volonté implacable du démon. Alors que le cercle prenait forme autour de lui, Malus crut apercevoir le grand écheveau d’intrigues et d’actes sanglants qu’avait tissé Tz’arkan au fil des millénaires, éléments qui tous convergeaient vers ces ultimes instants. Des empires avaient vécu, des sorciers et des rois avaient connu la gloire et fini piétinés dans la boue, et des milliers, voire des millions de vies avaient été détruites ; le tout, pour que lui se retrouve dans cette salle, à cette heure précise, en train de verser sur le sol de pierre la poudre laissée par les ossements de conquérants.
Il vit ce que l’avenir promettait. Tz’arkan lui avait montré des indices sur les mondes à venir dans les flammes de Hag Graef, dans les rues ensanglantées de Har Ganeth et lors du terrible siège de la Tour Noire. Une ère de ténèbres et de dévastation s’annonçait. Le démon foulerait la terre parmi les druchii sous l’aspect du Fléau et les remodèlerait pour en tirer l’arme qui noierait le monde dans le sang.
Malus posa les yeux sur les derniers filets de poudre qui coulaient entre ses doigts. Nous ne sommes tous que poussière aux yeux des dieux, songea-t-il, étonné de n’éprouver aucune colère à cette constatation. Toute chaleur l’avait quitté. Son cœur était froid et lourd comme la pierre.
L’heure était arrivée. Toutes ses manigances n’avaient, au final, abouti à rien. Tz’arkan avait eu des millénaires pour tisser sa toile, éprouver chaque fil et tout tendre à la perfection. Il ne restait désormais au dynaste qu’à faire les derniers pas.
Il était temps pour Tz’arkan d’émerger de sa prison immémoriale et pour Malus, de mourir.
Les derniers grains filèrent entre ses doigts pour se poser exactement à l’endroit prévu et refermer le grand cercle si complexe. Le dynaste sentit un frémissement dans l’air, comme si la dernière pièce d’un terrible puzzle cosmique avait enfin trouvé sa place.
Voilà, chuinta le démon. Il pressa contre les os de Malus comme une bête s’agrippant aux barres de sa cage. La tablette, maintenant. Lis l’incantation qui y est gravée. Dépêche-toi !
D’un pas prudent, Malus sortit du cercle et prit place au pied de la puissante protection. Les serviteurs du temple se dressèrent comme un seul homme et se dirigèrent vers les cinq reliques qui attendaient non loin. Leurs corps ancestraux crissaient et grinçaient sous l’effort. Les revenants ramassèrent les artefacts et les disposèrent autour du cercle, puis s’agenouillèrent à côté. La dernière relique déposée fut l’Épée de Khaine. Le serviteur mort-vivant plaça la longue lame tout près des pieds de Malus.
L’instant d’après, le serviteur portant la tablette de pierre était agenouillé à côté de lui, les mains tendues en signe de supplication. Comme dans un rêve, Malus prit la tablette des mains du revenant. Il se tourna vers le proche lutrin et posa la tablette sur sa surface. Des écrits plus anciens que Naggaroth, peut-être plus anciens que le monde même, gravèrent leurs lignes anguleuses dans son cerveau. L’incantation impie ne signifiait rien pour lui, mais leurs consonances étranges montaient aisément jusqu’à ses lèvres, grâce à la tutelle brutale du démon.
Les paroles lui brûlèrent la bouche et la gorge, mais plus il parlait, plus elles s’enchaînaient facilement. Des énergies crépitèrent dans la vaste salle au trésor. Un vent chaud tourbillonna autour du cristal luisant, agitant les cheveux de Malus et les guenilles des serviteurs. L’agonie tourmentait la poitrine de Malus, mais il n’avait plus de souffle à consacrer au moindre cri. Au lieu de cela, il prononçait les mots qui défilaient devant lui, dénouant les liens ancestraux par lesquels on avait entravé Tz’arkan des millénaires plus tôt.
Le vent s’amplifia, hurlant comme un spectre tourmenté dans l’espace caverneux. Il sentait le nid de serpents qui se délovait de son cœur et commençait à remonter vers sa gorge. De sa bouche et son nez, suintait une fumée attirée par le cyclone comme de l’huile à la surface d’une mer turbulente. Elle se répandait comme une tache noire, flottant devant le cristal tandis que l’incantation atteignait son inévitable apogée.
Alors qu’étaient énoncées les dernières lignes du rituel, le vent se mua en cyclone tonitruant. Le courant pestilentiel gifla les serviteurs morts-vivants, arrachant leurs vêtements moisis et leur peau desséchée tout en les forçant à s’agenouiller. La fumée noire palpitait et frétillait, illuminée par des crépitements de flammes limpides alors qu’elle convergeait en une masse informe devant les yeux du dynaste.
Puis, le dernier mot émergea de la gorge de Malus dans une gerbe de sang noir et ce fut comme si son corps était déchiré. La tablette de pierre se brisa en fragments tranchants ; le démon rompait enfin ses liens.
Dans un bruissement rappelant une inspiration, le nuage de fumée abyssale se concentra davantage et adopta une forme terrible qui dominait le corps voûté de Malus. Le démon avait l’aspect d’un druchii, en plus large et plus musculeux ; il était beau, tellement supérieur à la perfection que le regarder pouvait compromettre la santé d’esprit. Seuls sa large tête difforme et ses yeux ardents trahissaient sa matrice : les tempêtes du Chaos. Des mains griffues se tendirent vers le ciel et Tz’arkan ouvrit ses longues mâchoires déjetées pour rugir comme un nouveau-né divin.
LIBÉRÉ ! tonna le démon. Non pas de la pierre, mais de Malus même. Ce dernier n’en fut pas surpris. En fait, une part de son être s’y attendait depuis le début.
Le contact glacial de la puissance du démon quitta le corps du dynaste en un instant, ne laissant dans son sillage qu’une douleur atroce. Malus se plia en deux, renversant le piédestal d’un coup de pied.
Il savait ce qui allait se passer ensuite et fut envahi par une étrange quiétude.
— J’ai fait ce que tu avais demandé, croassa le dynaste. C’est à toi d’honorer ta part du marché, démon. Rends-moi mon âme.
Tz’arkan, le Buveur de Mondes, posa les yeux sur la pitoyable forme du dynaste et dénuda sa rangée triple de crocs effilés.
— Tu auras tout ce que tu mérites, fit le démon dans un rire haineux. Mais d’abord, je dois me nourrir !
Trop vite pour l’œil nu, le démon plongea sur Malus et lui appliqua son énorme paume sur le plastron. Malus sentit quelque chose céder dans sa poitrine, comme un fil, et son cœur s’arrêta enfin. La douleur le submergea comme une lame de fond qui ne laisse qu’un vide froid dans son sillage.
Le démon se retira en emportant un torrent de substance noire par la surface de l’armure ensorcelée du dynaste. Malus observait Tz’arkan qui extrayait son âme pour l’enfourner dans sa gueule béante. Mourant, il s’affaissa lentement vers le sol.
Mourant, mais pas totalement mort. Les ancestrales sorcelleries des protections du temple ralentissaient le passage du temps dans la grande pièce. En ces lieux, le dernier souffle d’un druchii pouvait s’étaler sur un millier d’années.
Enivré par le triomphe, Tz’arkan commença à se repaître de l’âme flétrie du dynaste. Ainsi absorbé, le Buveur de Mondes ne vit pas la main du dynaste glisser vers la poignée noire de l’Épée de Khaine, à quelques pieds de là.
Ses doigts effleurèrent le pommeau de la lame ardente et il sentit sa chaleur raviver les braises de haine de son cœur mort. Ses lèvres souillées se retroussèrent dans un rictus bestial.
Quand on laisse monter la haine, tout devient possible, songea-t-il, dans la mort comme dans la vie. L’Épée de Khaine parut jaillir vers ses mains de sa propre volonté et il décrivit aussitôt un arc assassin vers le corps imposant de Tz’arkan.
L’épée entailla l’abdomen du démon, embrasant sa forme ensorcelée. Un hurlement de douleur et de furie déchira la salle au trésor, giflant Malus comme un vent de tempête. Y répondirent les cris et gémissements ténus des serviteurs de Tz’arkan qui se recroquevillaient devant la rage de leur maître.
C’était un pari, probablement le plus gros qu’il eût jamais fait. Il misait sur la volonté de Khaine face à la voracité du démon. La lame noire et le symbole de la pièce lui avaient donné l’idée ; l’Épée de Khaine allait-elle renoncer à son âme de dynaste aussi facilement ? Il pensait que non, pas s’il y avait le moindre espoir qu’il puisse triompher du démon qui se tenait devant lui.
Et s’il se trompait, qu’il en soit ainsi, songea-t-il en s’apprêtant à abattre une nouvelle fois la lame fumante. Il n’allait pas sombrer dans les Ténèbres Extérieures sans livrer bataille.
Le corps du dynaste parut vif et léger lorsqu’il tenta une frappe vers le démon, chevauchant une vague sanguinaire léguée par la redoutable lame de Khaine. Mais avant de pouvoir frapper, il vit les yeux ardents du démon qui le fixaient et la voix tonitruante de Tz’arkan prononça des mots de pouvoir qui enflammèrent l’espace qui les séparait. Le poing griffu du démon se referma sur l’âme de Malus, noire comme la nuit, pour la séquestrer dans une cage crépitante ; puis son autre main fusa paume en avant vers la poitrine du dynaste.
Malus sentit que l’air qui le séparait du démon était chargé d’énergies invisibles et il se jeta de côté une fraction de seconde avant que le trait de puissance ne jaillisse de la main de Tz’arkan. L’éclair noir fendit les airs dans un bruit rappelant un déchirement d’étoffe et laissa une brume de sang coagulé et de bile. Comme la langue d’un dragon, le trait fila à moins d’un cheveu du bras du dynaste et sa peau se hérissa malgré l’armure enchantée qui la protégeait. L’éclair cingla la foule gémissante de serviteurs, pulvérisant leurs carcasses putréfiées au moindre contact. Les pièces d’or fondaient comme du suif. Les diamants et les rubis noircissaient et se brisaient sous la caresse entropique. Les flammes noires engloutirent la salle au trésor et creusèrent un énorme sillon dans le mur épais.
Tz’arkan était lui-même toujours embrasé. Les bords de sa plaie au ventre se racornissaient en noircissant comme du parchemin, tandis que des flammes jaunes crachotaient depuis sa chair surnaturellement parfaite. Le démon se mit à glousser comme un dément ; sa voix tremblante hésitait entre l’amusement et la rage meurtrière. Il pivota une nouvelle fois pour faire face à Malus. Une vapeur noire émana de sa main tendue. Elle avançait vers le dynaste comme pour lui donner sa bénédiction.
Les flammes d’ébène jaillirent de nouveau vers Malus. Instinctivement, il se jeta à terre, écrasant son armure sur le sol de pierre polie. Encore une fois, il échappa tout juste au contact dévastateur du sort. La magie flétrit aussitôt le piédestal sur lequel reposait la tablette de pierre, puis elle laissa un profond sillon dans le sol en déferlant vers d’autres serviteurs sans défense. Leurs cris faibles se perdaient dans le gargouillis chuintant de leurs corps réduits en cendres fumantes.
Mais le démon n’en avait pas fini. Tz’arkan tournait toujours pour faire cingler son feu ensorcelé vers Malus, comme un fouet. Les colonnes explosèrent au contact de la lanière de flammes, aspergeant la salle d’une pluie de poussière et de fragments. Les urnes d’argile se fracassaient et leur contenu entrait aussitôt en ébullition. Les chevalets d’armures ensorcelées se flétrissaient. Puis les flammes affamées parcoururent le sol à revers en carbonisant les courbes luisantes des énormes glyphes de séquestration, avant de venir s’arc-bouter contre le trépied métallique soutenant la prison de cristal du démon. Le fer noir s’affaissa comme de la cire chaude et la colossale gemme à facettes bascula lourdement en avant. Le coup de fouet entropique de Tz’arkan cingla le cristal et des vrilles surgirent un instant dans toutes les directions des facettes, assaillant la vaste salle d’une tempête tranchante. Quelques instants plus tard, le cristal se noircit de l’intérieur, présentant comme un chancre en son centre, qui gonfla à une vitesse effrayante jusqu’à remplir toute la pierre et la pulvériser dans une explosion sismique. Malus fut projeté en avant par l’explosion, martelé par des fragments de cristal de la taille d’un poing de druchii.
Je ne peux pas suivre, comprit-il. Je ne peux pas me rapprocher de Tz’arkan maintenant et ma chance risque de tourner à tout moment. L’espace d’un instant, il envisagea de négocier avec le démon ; Tz’arkan avait besoin d’habiter son corps pour pouvoir rentrer à Naggaroth, après tout. Mais malgré ce constat, il savait que le temps des intrigues était passé. Il lui fallait trouver autre chose, et vite.
Les oreilles sifflantes, Malus chercha du regard un endroit où se mettre à l’abri des flammes noires du démon. Ses yeux saisirent une lueur de cuivre à quelques mètres, en périphérie du cercle d’invocation. Bien sûr ! pensa-t-il. Il se mit à ramper vers la relique, alors même que des énergies menaçantes crépitaient dans son dos.
Ses doigts fébriles se refermèrent sur un octogone d’airain au moment où les énergies démoniaques jaillissaient vers lui. Malus fit volte-face en brandissant l’Octogone de Praan devant lui et le trait de flammes noires s’écrasa sur la surface de l’objet. Des lignes déchiquetées d’énergie ricochèrent sur l’amulette avant de s’enfouir dans le plafond, les murs et le sol. Malus sentit des vagues de chaleur émaner de la relique et, horrifié, il vit que des larmes de cuivre en parcouraient la surface. La véritable puissance du démon était encore plus formidable qu’il ne l’avait imaginée.
Il était clair que l’amulette ne survivrait pas à un autre trait de la sorte. Malus jeta la relique endommagée et chercha l’artefact suivant sur le périmètre du grand cercle. Le visage du dynaste devint sinistre. C’était sa dernière chance ; il ne fallait pas la gâcher.
Malus plongea à travers le sol fumant pour se saisir de la relique. De l’autre côté du cercle d’invocation, le rire de Tz’arkan s’évanouit. Les flammes qui léchaient encore la plaie à la poitrine du dynaste s’éteignirent en crachotant.
— Misérable ver de terre, cracha le démon. Je t’ai essoré de toute vie et tu te tortilles encore. Je t’ai tout pris : tout ce que tu as jamais été, tout ce dont tu as rêvé. Et pourtant, tu refuses d’accepter ton pitoyable sort ! C’est fini, Malus Darkblade. Tu as été le pire des serviteurs ; j’ai même douté parfois d’atteindre enfin ce glorieux moment. Mais tu avais beau lutter contre moi de toutes tes forces, tu finissais toujours par suivre mes ordres, parfois même sans le savoir.
Un ricanement venimeux sortit de la gorge du démon.
— Une fois que j’aurais dévoré ton âme, reprit-il, j’adopterai ton abjecte forme et rentrerai à Naggaroth, et le règne du Fléau débutera.
Des énergies noires crépitèrent le long de ses doigts griffus.
— Je n’aurais pas pu y arriver sans toi, Darkblade, aussi faible fusses-tu. Il est l’heure de rafler ta récompense, annonça le démon.
Malus referma la main sur la relique.
— Et voici une marque de mon estime, grogna-t-il en roulant sur le dos pour jeter le Poignard de Torxus de la main gauche.
La dague tournoya au-dessus du cercle malmené en un éclair et se planta dans le poitrail de Tz’arkan. Il y eut un crépitement tonitruant d’énergies contrariées ; le démon était sur le point de libérer un autre trait quand il fut interrompu par l’impact de la relique. Les zébrures noires enveloppèrent la poignée de la terrible dague, ravageant la propre chair impie du démon. Le Poignard de Torxus commença aussi à noircir, son pommeau et son manche se vaporisèrent sous une réaction magique en chaîne.
— Non ! rugit Tz’arkan en cherchant désespérément à saisir la dague.
Son corps commença à se dissoudre, sa peau et sa chair devenant liquides. Le hurlement de fureur du démon ne faisait qu’empirer.
— Tu ne peux pas m’arrêter, misérable ! Ce monde est à moi, désormais ! Entends les paroles de Tz’arkan et sombre dans le désespoir ! L’heure de la ruine est arrivée ! Et tu finiras par…
La suite se perdit dans un crescendo d’explosions et de décharges, la puissance du démon et les énergies du Poignard de Torxus s’entre-déchirant. Par un ultime effort, Tz’arkan arracha l’arme fumante de son poitrail ; et le démon comme la dague disparurent dans un éclair de lumière blanche et un fracas assourdissant.
Un gémissement fit reprendre connaissance à Malus. Il s’était apparemment mis sur les genoux, la lame ardente toujours serrée dans la main droite. Des vrilles de fumée s’élevaient de son armure cabossée et des nuages de pierre moulue et de métal chargeaient l’atmosphère de la salle faiblement illuminée.
Tz’arkan avait disparu. Détruit ou banni vers son royaume abandonné par la déesse, le dynaste n’en savait rien et s’en fichait bien. Malus inspira un grand coup, sans se préoccuper du métal brûlé et de la chair calcinée qui faisaient empester les lieux. Il se sentait léger, presque en apesanteur dans son armure. Il ne s’était pas rendu compte à quel point la présence du démon était un fardeau.
Un doux ricanement s’échappa de ses lèvres entaillées. J’ai réussi, songea-t-il. J’ai réussi.
Son regard se posa sur le gantelet qui lui couvrait la main droite. Posant l’Épée de Khaine sur ses cuisses, il retira le gant de mailles pour dévoiler l’anneau de cabochon de rubis qui l’avait nargué tous ces mois durant. D’une main tremblante, il saisit la bague et tira. Elle glissa aisément de son doigt et lui échappa pour tinter sur le sol de pierre. Le dynaste sourit de triomphe. Un autre ricanement mêlé de lassitude se mua en rire de joie sauvage.
— J’ai réussi ! s’écria-t-il.
Il sentit comme un pincement sur la joue. D’un air absent, il leva sa main libre pour dissiper la gêne, quelle qu’elle fût. Sa joue était d’un contact froid.
Fronçant les sourcils, le dynaste referma les doigts sur une petite forme enfouie dans sa peau. Il éprouva une douleur sourde en l’extrayant et la tint devant les yeux.
C’était un morceau de cristal de la taille d’une pièce d’or, dont les bords étaient tranchants comme un couteau. Il ne l’avait même pas senti s’enfoncer.
Pire, il n’y avait aucune trace de sang. Même pas la moindre meurtrissure. Malus en eut la gorge sèche.
Il posa une nouvelle fois la main et appuya délicatement sur sa gorge. Il avait beau se concentrer et ajuster la position de ses doigts, il ne percevait aucun pouls.
— Oh, non, soupira-t-il. Oh non, salopard des enfers. Tu l’as prise. Tu as pris mon âme trois fois maudite !
Le cri de rage du dynaste fut étouffé par un autre gémissement inquiétant. Un craquement rocheux s’annonça, suivit d’un fracas de pierre ; une partie du plafond de la salle du trésor venait de s’effondrer. Les lourds blocs d’obsidienne s’écrasèrent sur le sol déjà fragilisé dans une pluie de butin dévasté, et les tonnes de gravats s’écroulèrent à l’étage inférieur.
Soudain, le plafond dominant Malus résonna à son tour de gémissements et de craquements menaçants.
— Mère de la Nuit, geignit Malus.
Le démon allait peut-être encore réussir à le broyer sous la masse de ce maudit temple.
Le dynaste regarda vers la porte. Que se passerait-il une fois qu’il serait hors de portée des glyphes de séquestration ? La mort l’emporterait-elle enfin ?
Un tremblement résonna au-dessus de Malus et un morceau d’obsidienne de la taille de son torse s’écrasa à quelques pieds à sa gauche, ce qui suffit à décider le dynaste. S’il restait ici, il était de toute façon condamné à mourir. Il ramassa son gantelet et l’Épée de Khaine, et prit ses jambes à son cou.
Il n’avait pas parcouru plus d’une douzaine de pas que le reste du plafond céda dans un rugissement prolongé. Il fut submergé par des vagues de pierre pulvérisée qui l’engloutirent quelques instants dans un brouillard étouffant. Serrant les dents, Malus pressa le pas, dans la direction qu’il savait être celle de la porte. Le sol se mit à trembler sous le choc des tonnes de gravats qui se déversaient du plafond. Soudain, il parut même se dérober sous ses pas et Malus plongea la tête la première dans le vide. Il tomba pendant un long instant de vertige, puis heurta un sol incliné de plein fouet. Cette fois encore, la douleur n’était que l’étrange écho d’une sensation véritable : il savait qu’il était blessé, mais ne pouvait dire à quel point. Malus se sentit glisser sur quelques mètres pour se retrouver contre un sol apparemment plat. Il tenta de retrouver ses esprits en secouant vigoureusement la tête, comprenant tardivement qu’il avait dégringolé le long de la passerelle inclinée qui donnait sur les quartiers dominés par la salle au trésor.
L’espace était toujours chargé de poussière et de fumée. Malus tituba en arrière, pris d’une toux alors qu’il tentait de reprendre son souffle dans la pénombre gris-brun. Le sol tremblait encore sous ses pieds et le vacarme des effondrements n’était plus qu’un long mugissement étouffé. Pointant l’Épée de Khaine devant lui, il se mit à courir dans la brume en comptant sur sa mémoire pour s’orienter, alors qu’il atteignait le sommet des escaliers en colimaçon.
La pierre tombait toujours tout autour de lui ; il heurtait des piles de gravats, mais se relevait chaque fois pour poursuivre sa route. Les minutes paraissaient interminables, jusqu’à ce qu’il eût l’impression d’avoir tourné en rond et d’être irrémédiablement perdu. Alors qu’il commençait à perdre courage, une bourrasque d’air le gifla et il se retrouva dans un espace ouvert par un courant ascendant particulièrement chaud. L’escalier apparaissait devant lui, un inquiétant halo orange illuminant ses parois courbes.
— Mère de la Nuit, jura-t-il.
Hésitant sur la première marche, il secoua la tête.
— Il n’y a qu’une voie et elle descend, dit-il enfin. Si mes os ne se réchauffent pas avec ça…
Il prit une profonde inspiration et se rua dans les marches sinueuses. La chaleur se plaqua contre sa chair tel un mur, mais il ne perçut lui-même qu’un écho de chaleur. Au fur et à mesure qu’il sombrait vers le lac de feu, l’air se ridait et chatoyait comme un mirage de désert torride.
Il émergea sur un seuil de pierre en fusion, à l’embouchure d’une gueule bouillonnante de dragon. Le magma enrageait quelque trente mètres plus bas ; sous les yeux de Malus, des morceaux de roche de la voûte de la grotte filaient dans les flots déchaînés, créant des jets de pierre liquide de plusieurs mètres de haut. Le bord des ailes du démon sculpté luisait d’une chaleur orangée, la roche dégoulinant dans le lac.
Malus rengaina l’épée et ajusta son gantelet droit, puis il se hâta vers les marches. Lorsqu’il posa le pied sur le premier des rochers flottants, la passerelle s’agita furieusement. La roche de plusieurs tonnes tangua ; et commença à sombrer, de plus en plus vite.
— Sainte Mère de la Nuit ! s’écria Malus les yeux exorbités.
Il prit un court élan pour sauter sur le rocher suivant, qui entama lui aussi une chute meurtrière. N’osant pas s’arrêter, le dynaste accéléra le pas, bondissant d’une roche à l’autre, se rapprochant chaque fois de la surface du lac de lave. Dans son dos, les énormes blocs s’écrasaient dans les flots de magma et se pulvérisaient en gigantesques colonnes de feu liquide.
Le dernier tronçon de marches flottantes n’était qu’à quelques mètres de la surface magmatique. Au contact de ses bottes, le bloc de roche s’enfonça pour toucher aussitôt la lave. La vapeur jaillit par les fissures du rocher, qui se désagrégea sous les pieds du dynaste. Hurlant tout son répertoire de jurons, Malus bondit de toutes ses forces pour se hisser sur les pierres étincelantes de la berge. Il s’effondra de tout son poids sur les genoux et les coudes, presque assourdi par le crissement de l’acier sur la roche ardente.
La rive se mit à trembler sous son corps et un grondement menaçant commença à monter au-dessus de sa tête. Il se remit péniblement sur ses jambes et se rua à travers l’aire bordant le lac pour atteindre la chambre des Dieux du Chaos. Les faces des Puissances de la Déchéance le toisaient d’un air mauvais de leur piédestal. S’il en avait eu le temps, il se serait fait un plaisir de les traîner une à une pour les donner à dévorer au lac de feu.
Le grondement ne faisait que croître. Malus perçut comme une accumulation de courants dans son dos, au fur et à mesure que l’effondrement se précipitait. Quand il atteignit l’antichambre du temple, il hurlait comme un dément, s’attendant à être écrasé par la voûte à tout instant. Les spectres, toujours séquestrés par leurs vœux ancestraux, ne pouvaient que l’observer en silence, lui qui les abandonnait à leur sort.
Malus émergea dans la nuit enneigée dans un cri désespéré, alors même que le temple s’effondrait sur lui-même dans son dos. Le sol trembla comme s’il venait de recevoir le maillet d’un dieu, projetant le dynaste sur le sol gelé. Le fracas de la pierre et de la terre reprenant ses droits se prolongea derrière lui pendant de longues minutes. Quand enfin le calme revint, le silence qui s’imposa sur la forêt environnante en fut assourdissant.
Lentement, prudemment, Malus se releva. Il se tourna, pour constater que le temple de Tz’arkan n’était plus. L’énorme édifice avait sombré dans le lac de feu. Il ne restait que des piles d’obsidienne sous des nuages de vapeur toxique et magmatique. Devant ce spectacle de dévastation et suite à son évasion, il fut surpris de n’éprouver aucun soulagement. À dire vrai, il ne ressentait rien du tout.
Des bruissements vers le portail du temple attirèrent l’attention de Malus. Des hommes-bêtes s’approchaient, le visage marqué par la crainte et la subjugation devant la destruction du grand temple. Leur chef, un chaman borgne, tomba à genoux devant Malus.
— Quel est le sens de tout cela, grand prince ? croassa-t-il.
Le regard du dynaste appréhenda la foule grandissante, puis il se posa sur le chaman frappé par l’admiration craintive. Sa rage l’avait quitté. Il se sentait vide, les os aussi froids que la pierre. La victoire, médita-t-il, n’était pas censée avoir cette saveur.
— Le sens de tout cela ? répéta-t-il d’une voix d’outre-tombe. La fin du monde, bien entendu. Pour vous, en tout cas.
Il dégaina la lame ardente de Khaine et la tendit à la vue de la harde grouillante. Et alors, il leur montra de quoi elle était capable.
Malus Darkblade finit d’égoutter le cœur de l’homme-bête dans la bouche inerte de Spite, puis le jeta sur la pile avec les autres. La mine soucieuse, il retira son gantelet imbibé de sang et appliqua la main sur le museau du sang-froid. Il était incapable de déterminer si la température corporelle montait.
— Allez, bon sang, murmura-t-il. Il y a ici assez de viande pour nourrir un escadron de nauglirs. Tu n’as qu’à lever ton museau écailleux pour te servir.
Spite ne fit aucun mouvement vers le tas de membres tranchés que Malus avait constitué à quelques pouces de ses mâchoires. La bête de guerre l’observait de son grand œil rouge. Secouant la tête, le dynaste se releva.
— J’ai fait tout ce que je pouvais pour toi, gros tas d’écailles. Si tu veux me laisser tomber maintenant, qu’on en finisse. C’est toi qui vois. Mais si tu veux te venger pour tout ce que je t’ai fait subir ces dernières semaines, il va te falloir reprendre des forces.
Le dynaste soupira et se retira vers les flammes rugissantes qu’il avait obtenues à partir de la pierre en fusion et de piles de troncs. Le sol des environs du feu n’était qu’un bourbier rouge sur des dizaines de mètres. Les corps et les membres tranchés jonchaient le paysage aussi loin que portait la vue de Malus. Il était parvenu à garder un semblant de maîtrise de soi, afin d’épargner quelques dizaines d’hommes-bêtes pour leur faire découper leurs compagnons et ramasser du bois pour le feu. Il avait eu l’intention de les éliminer comme les autres dès la fin de leur tâche, mais ils s’étaient discrètement éclipsés dans les ombres quand il s’était chargé de nourrir Spite. Il doutait de les revoir un jour.
L’heure suivante fut consacrée à la recherche des ossements de ses anciens serviteurs pour en alimenter le feu. Il leur devait bien cela, estimait-il, même s’il ne ressentit rien durant l’entreprise.
Je suis désormais mort à l’intérieur, pensa-t-il, en regardant les os noircir sous les flammes. Mort à l’intérieur, mort à l’extérieur, songea-t-il. Un véritable seigneur de la ruine.
Tz’arkan avait dit vrai. Le démon lui avait tout pris, juste quand il lui semblait que tous ses désirs étaient à portée de main. Je pourrais rentrer chez moi. Je suis toujours le champion du Roi Sorcier et après l’âpre victoire de Ghrond, il aura bien besoin de ma poigne de fer pour assurer la sécurité du royaume. Il pourrait régler ses comptes avec Isilvar. Il pourrait retrouver Hauclir, s’il était toujours vivant et tout reconstruire, à nouveau.
Et pourtant… et pourtant il ne ressentait rien. Ni faim ni impatience, même pas à l’idée d’une douce vengeance contre son dernier frère vivant. Nulle haine contre la dernière traîtrise que lui avait assénée le démon.
Nulle haine, songea-t-il en secouant la tête. Ce n’est pas une façon de vivre pour un druchii.
Malus fixa les flammes un long moment, observant les pierres en fusion qui réduisaient les os de ses serviteurs en poussière. Au déclin de la nuit, la neige se fit plus drue. À l’heure où l’aube fit blêmir le ciel, il avait décidé de la marche à suivre.
Il repartit voir Spite et le trouva sur ses pattes, le museau fourré dans les tas de chair d’homme-bête. Le spectacle lui tira un rictus sinistre. Il profita du repas de la bête de guerre pour lui inspecter les pattes et la queue et vérifier qu’elle ne présentait ni foulure ni maladie. Spite surveillait son maître et grognait entre deux bouchées. Malus croisa son regard cramoisi en feignant la mauvaise humeur.
— Je commençais à croire que tu avais abandonné, fit-il. Je suis content de voir que tu portes ton nom à merveille.
Il laissa le nauglir se reposer bien au-delà de la mi-journée tandis qu’il mettait son plan au point et rassemblait des morceaux de viande pour le voyage à venir. Il avait entendu dire que la prophétesse de l’Arche Noire de Naggor possédait une puissante relique montrant à son possesseur le lieu qu’il souhaitait trouver, y compris dans un autre royaume d’existence. Il aurait besoin d’un tel outil s’il voulait savoir où Tz’arkan était parti.
Il irait récupérer son âme. Malus n’avait aucune idée de la manière dont il fallait procéder, mais il y parviendrait sauf s’il devait mourir dans sa tentative. Où qu’ait fui le démon, même s’il voguait parmi les tempêtes du Chaos, Malus allait le retrouver et recouvrer ce qui lui appartenait. Naggaroth et Hag Graef pouvaient attendre. À quoi servait la vengeance, après tout, si on n’avait pas les moyens de la savourer ?
En milieu d’après-midi, Spite était en état de voyager. Malus vérifia ses sacs en lambeaux et ses rations fraîches, puis se hissa lourdement sur la selle. Il guida le nauglir vers le portail carré, dépassant des dizaines de cadavres recouverts de neige, et tira sur les rênes en arrivant sur la longue route qui s’évanouissait à l’horizon.
— Tu es bien quelque part, démon, murmura Malus au vent glacial. Et si tu m’entends, tu ferais bien de te préparer. Le Seigneur de la Ruine est à tes trousses.
Malus Darkblade posa sa paume gantée sur l’encolure écailleuse de Spite.
— Allez, bête des entrailles de la terre. En route pour l’Arche Noire, pour les royaumes démoniaques, pour les Abysses mêmes, si telle doit être notre destination. Notre périple est fini. C’est la traque qui commence.