Chapitre Seize
Démons Et Coupe-Jarrets
De l’eau froide aspergea le visage de Malus. Il reprit connaissance en toussant et crachotant, appuyé contre la pierre des créneaux. Des flaques de sang et des morceaux de corps jonchaient les pavés tout autour de lui.
Une silhouette s’agenouilla devant le dynaste, une bouteille d’eau retournée dans la main.
— Désolé de devoir vous réveiller, monseigneur, fit calmement Hauclir, mais il semblerait que nous allons subir un nouvel assaut, si bien que je ne peux pas vous laisser récupérer de la petite égratignure que vous avez reçue à la tête. Et puis il faut qu’on parle, vous et moi, tant qu’on est encore capables de le faire.
Malus commença à se frotter les yeux pour se débarrasser de toute cette eau. Quand sa vision retrouva un semblant de clarté, il remarqua que Hauclir le scrutait, s’attardant notamment sur son visage et son cou. L’ancien capitaine de la garde était vêtu comme la plupart des autres mercenaires, même si sa toge était d’une meilleure taille et mieux entretenue, tandis que son kheitan était en épaisse peau naine. Il portait un traditionnel haubert de mailles et son épée courte reposait dans son fourreau huilé. Un long gourdin en chêne noueux balançait nonchalamment dans sa main droite.
Le dynaste secoua la tête, perplexe.
— J’ai cru rêver, marmonna-t-il la bouche pâteuse.
De ses doigts hésitants, il voulut tâter sa tempe.
— J’ai eu la même réaction, fit Hauclir d’un ton pince-sans-rire.
Ses lèvres affichaient un rictus sarcastique, mais ses yeux noirs étaient froids et durs.
— Mais je ne vais pas vous demander, reprit-il, comment vous êtes passé de hors-la-loi traqué par toute la nation à champion personnel du Roi Sorcier ; j’ai pu constater comment fonctionne votre drôle d’esprit et je dois dire que plus rien de ce que vous faites ne me surprend. J’ai plutôt envie que vous me racontiez en détail pourquoi vous avez cru bon de trahir chacun des hommes qui étaient à votre service une fois qu’on vous a quitté à Karond Kar.
L’expression de Malus se durcit. Le ton impertinent de son ancien serviteur l’irrita profondément.
— Tu étais mon vassal, bon sang ! s’énerva-t-il. Je pouvais disposer de ta vie comme bon me semblait ! Je ne te dois aucune explication.
Mais Hauclir était loin d’être intimidé par le ton impérieux du dynaste. Un sourire redoutable se dessina lentement sur son visage anguleux et balafré.
— Regardez autour de vous, monseigneur. Vous avez l’impression d’être allongé dans votre haute tour du Hag ? Non. Vous êtes assis sur un champ de bataille, vous baignez dans le sang et les entrailles, et l’aristocrate le plus valide sur trois kilomètres à la ronde est étalé au pied des remparts avec le reste des ordures. À l’heure qu’il est, cette section de la muraille m’appartient, c’est pourquoi vous allez vous plier à mes règles. Racontez-nous un peu votre version de l’histoire, monseigneur, et elle a intérêt à être bonne, sans quoi je vais vous balancer moi-même par-dessus cette maudite muraille.
Le ton de l’ancien serviteur était léger, presque enjoué, mais Malus le regarda dans les yeux et y vit la colère brûler. Il ne doutait pas une seconde que Hauclir pensait chacune de ses paroles. Alors, il haussa les épaules et raconta tout à l’ancien garde.
Ou du moins, voulut-il le faire. Il avait à peine dépassé la malédiction de Tz’arkan que la nouvelle vague d’assaillants chargeait la muraille en hurlant. Malus était obligé d’attendre que Hauclir et ses hommes repoussent l’assaut. Ses armes lui avaient été confisquées et il n’était même pas sûr de pouvoir se relever.
Ils furent interrompus deux fois de plus par des attaques avant que Malus arrive enfin au moment où leurs chemins s’étaient à nouveau croisés. L’ancien serviteur était affalé contre les créneaux, nettoyant son visage hagard des croûtes de sang. Il ne dit rien pendant un long moment.
— Bien. Un démon, vous dites ?
Malus hocha la tête.
— Un démon.
Hauclir grogna.
— Eh bien, ça explique déjà vos yeux. Et le fait que votre tête n’ait pas éclaboussé les pavés après ce coup de marteau.
Le dynaste soupira.
— Je ne nie pas que la situation présente certains avantages.
— Et vous n’aviez pas la moindre idée que c’était votre père qui se trouvait au fort de Vaelgor ? demanda l’ancien garde. Qui d’autre aurait-ce pu être ?
— N’importe qui, Hauclir. Lurhan n’avait pas hissé sa bannière sur le fort, après tout. Sur le moment, il aurait paru plus cohérent que ce soit Isilvar, travaillant de concert avec ma sœur.
Hauclir hocha la tête à contrecœur.
— Oui. Ça se tient.
Il jeta un regard oblique à son ancien maître.
— Mais j’imagine, continua-t-il, que vous comprenez que j’ai maintenant une meilleure raison de vous jeter dans le vide.
Malus écarta les bras.
— Tu voulais la vérité, Hauclir. Je peux récupérer mes épées, maintenant ?
— Certainement pas. Vous êtes un sale hôte démoniaque !
— Pour l’amour de la Sombre Mère, Hauclir ! s’irrita Malus. J’avais déjà un démon en moi quand je suis rentré du nord. Ai-je jamais tenté de te tuer ? Non. Je dirais même que j’ai fait de toi un homme riche.
— Avant d’enfreindre l’une des lois cardinales de ce pays et qu’on me dépouille de tout.
Le dynaste croisa les bras.
— Dois-je te demander pardon, dans ce cas ? Qu’attends-tu de moi, Hauclir ? J’ai fait ce que je devais faire. Crois-tu que tu aurais fait mieux à ma place ?
— Par les dieux des Abysses, monseigneur, je n’en ai aucune idée. Pour être honnête, soupira-t-il, j’en ai moins pâti que certains autres. C’est pour votre bon Silar que ça a été le pire, et pour Arleth Vann. Dolthaic était juste furax d’avoir perdu tout cet or.
Malus hocha pensivement la tête.
— Arleth Vann pensait que vous étiez tous partis en mer après la bataille devant les murs de Hag Graef.
L’ancien serviteur haussa les épaules.
— C’était une idée de Silar et Dolthaic. Je n’ai fait que suivre. Je ne pouvais pas rester à Hag Graef de toute façon. Ils sont partis en mer un jour après être arrivés là-bas. Sont passés voir le maître de la Lame d’Ombre ; Dolthaic a dit qu’il connaissait le capitaine d’une expédition de l’été précédent. Ils m’ont demandé si je voulais venir, mais j’ai vu assez d’océan pour toute une vie. Je suis donc resté sur les quais, trouvant du boulot à droite et à gauche. Et puis je me suis retrouvé avec ces rats, fit-il d’un signe vers les mercenaires assis à quelque distance de là. On faisait encore cracher la monnaie des voyageurs quand l’appel aux armes de Malékith a atteint les portes de la cité. Le drachau a enrôlé un bon paquet de bandes après ça. Je suis sûr qu’il espère qu’aucun de nous ne survivra pour revenir polluer sa précieuse ville.
Malus hocha la tête. Il ramassa son casque entaillé.
— On dirait donc que je te dois la vie.
— Encore.
— Oui. Encore, fit le dynaste avec un rictus.
— Vous n’attendez tout de même pas que je vous serve de nouveau ? demanda Hauclir. Je ne suis plus votre homme, monseigneur. Pas après ce qui s’est passé.
Malus secoua la tête.
— Je suis toujours un hors-la-loi, techniquement, malgré toutes les fioritures. Je ne pourrais même pas te faire respecter ton serment si je le voulais.
— Mais vous avez toujours besoin de mon aide, fit Hauclir.
— Ah ?
— Oh que oui, monseigneur. Et vous le savez fort bien.
Le dynaste écarta les bras.
— Rien ne t’échappe, on dirait. Très bien. Donne-moi ton prix.
Hauclir fit semblant de réfléchir à la question.
— Ce champion du Chaos dispose de l’amulette que vous cherchez, n’est-ce pas ?
— Tout à fait.
— Et la tente de votre sœur croule sous le butin, pas vrai ?
— Avant que j’y mette le feu, oui.
L’ancien garde acquiesça de la tête.
— Eh bien, j’imagine que votre chemin va vous ramener dans ses parages avant la fin de toute cette affaire, dit-il l’air pensif. Avec mes gars, on récupère tout le butin qu’on peut transporter, et disons qu’on est à votre service.
Le dynaste considéra Hauclir avec perplexité.
— Tu es un imbécile. Tu t’en rends compte, j’espère.
— C’est ce que ma mère m’a toujours dit, répondit-il. Affaire conclue, ou pas ?
Malus hocha la tête.
— Affaire conclue.
— Très bien, fit Hauclir en se relevant. Je vais aller expliquer tout ça aux troupes.
Le dynaste observa son ancien serviteur partir en secouant la tête de stupéfaction. Il était parfaitement incapable de dire qui s’en tirait le mieux dans ce marché, mais il se sentait soudain beaucoup plus proche de pouvoir mettre la main sur l’amulette et de sortir de la Tour Noire vivant.
Un peu plus tard, Hauclir pensa à rendre ses épées à Malus, sans avoir oublié au préalable d’en déloger soigneusement les rubis.
Ce fut peu de temps après le douzième assaut que les ténèbres bouillonnantes reculèrent subitement. Les défenseurs de la forteresse se retrouvèrent à cligner des yeux devant la pâle lueur du petit matin. Les acclamations animèrent les rues de la ville et les soldats prirent les rayons du soleil comme un signe que le siège était levé, mais les guerriers épuisés qui gardaient les remparts virent le campement ennemi pour la première fois et comprirent que leur supplice ne faisait peut-être que commencer.
La horde du Chaos était postée selon une large bande cernant toute la forteresse. Des centaines de feux de camp envoyaient de fines vrilles de fumée dans le ciel et des hardes de chevaux nordiques s’agitaient dans les grands corrals qui marquaient la périphérie du camp. Le sol poussiéreux grouillait de mouvements. Les sombres silhouettes qui s’activaient apparaissaient comme autant de fourmis voraces. Malus observa la partie du campement qui s’étendait à l’opposé de sa section de muraille et secoua la tête d’effarement. Ces maudites bêtes étaient-elles en nombre infini ?
S’il se tenait sur l’extrémité gauche de la muraille et se penchait assez pour voir au-delà de la redoute de droite, il pouvait apercevoir les tentes indigo, comme celles qu’il avait incendiées quelques jours plus tôt. Il y avait dans l’atmosphère environnant ces tentes comme une étrange distorsion, semblable au miroitement d’air chaud surmontant une forge. C’était là que l’on trouverait Nagaira et son champion.
Ses yeux étaient douloureux et son estomac grouillait, et la Sombre Mère seule savait depuis quand il ne s’était pas lavé. La plupart des mercenaires dormaient à poings fermés, étendus sur les pavés crasseux avec leur arme sur la poitrine. Il avait fait connaissance avec un bon nombre des membres de la compagnie. Nul ne portait de nom ; tous avaient un sobriquet, ce qui les rendait plus difficiles à traquer par la sorcellerie pour les gardes de ville ou quiconque. Il avait rencontré un tueur professionnel du nom de Tranchoir, un malheureux vide-gousset appelé Dix-Pouces, une joueuse invétérée que les mercenaires nommaient Les-Poches et d’innombrables autres. Le dynaste apprit à la longue que le surnom de Hauclir était Toc-toc, ce qui le faisait doucement sourire.
Il y avait au départ près d’une centaine de soudards, mais après sept assauts, il n’en restait plus que soixante-cinq. Près de la moitié étaient plus ou moins grièvement blessés. Il devait y avoir des centres de soins et des patrouilles censées récupérer les soldats blessés, mais personne n’avait rien vu de la sorte depuis qu’ils étaient chargés de la protection de cette section. Il y avait bien longtemps qu’ils étaient à court de carreaux d’arbalète. Malus avait voulu recourir à son autorité pour en obtenir davantage auprès de la redoute la plus proche, mais le capitaine avait catégoriquement refusé, sous le prétexte que seul messire Myrchas pouvait autoriser un tel transfert. Le dynaste n’avait pas insisté. Moins il avait affaire à ce repaire de serpents de la citadelle, mieux il se portait.
Il envoya quelques-uns des meilleurs fouineurs en ville, pour trouver à boire et à manger, une fois qu’il apparut clairement que personne n’allait se soucier de leur alimentation. Sur ce plan, les mercenaires furent particulièrement efficaces, puisqu’ils revinrent à la muraille chargés de volaille rôtie, d’œufs durs, de pain frais et de fromage, et de plusieurs bouteilles de vin décent. Malus n’avait posé aucune question et les fouineurs étaient heureux de n’avoir aucune explication à donner.
L’aube était levée depuis trois heures, et Malus sirotait l’une de ces bouteilles, quand le battant métallique de la redoute d’en face s’ouvrit et qu’une silhouette raide comme un piquet en armure rutilante se présenta au soleil. Nuarc avançait d’un pas lent mais déterminé sur la muraille, regardant les mercenaires ronflant d’un œil qui hésitait entre l’indignation et l’embarras. Les quelques coupe-jarrets encore éveillés retournèrent au général le regard morne des loups affamés.
Quand Nuarc atteignit la forme allongée de Malus, son expression outragée ne fit que se préciser.
— Par la Sombre Mère, s’exclama-t-il. Nous commencions à nous demander si tu n’étais pas mort. On ne t’a pas vu dans tes appartements depuis des jours.
Nuarc fit un geste brusque de la tête vers les mercenaires.
— Dis-moi, au nom du Saint Meurtrier, ce que tu fiches avec cette canaille, dit-il avant d’afficher une mine effroyablement sérieuse et de se pencher tout près du dynaste. Ne me dis pas qu’ils t’ont pris en otage et attendent une rançon !
L’idée tira à Malus son premier rire spontané depuis bien longtemps.
— Non, monseigneur. Ils savent fort bien que je n’en vaux pas la chandelle, dit-il en penchant la tête vers le général. On est sorti pour une petite promenade au soleil, mon général ?
Nuarc lança un regard noir au dynaste hilare.
— On est sorti pour voir ce que trame l’ennemi et pour vérifier ce qui se passe sur la muraille, fit-il sombrement. Et pour s’éloigner un peu de ces miauleurs de la citadelle, à dire vrai.
Malus tendit la bouteille chapardée.
— Puis-je vous proposer un peu de vin, mon général ?
À la surprise du dynaste, Nuarc accepta l’offre et prit une bonne gorgée avant de rendre la bouteille, geste qui dessoûla aussitôt Malus.
— Parlez-moi de la situation, monseigneur.
Le général jeta un coup d’œil réflexe vers les mercenaires les plus proches, pour s’assurer qu’ils ne risquaient pas d’entendre.
— Cela pourrait aller mieux, admit-il. Il y a maintenant trois jours que nous tenons les murs, mais les régiments n’ont pas été épargnés. Les unités les plus touchées ont été remplacées, mais nos réserves sont bien diminuées.
— Remplacées ? s’exclama Malus. Il y a deux jours que nous sommes ici ! Personne ne nous a portés de nourriture ni de munitions, et personne n’est venu soigner les blessés.
— C’est parce que personne ne sait que tu es ici, répondit le général avec cynisme. Aucune des compagnies mercenaires ne fait partie de la liste d’appel de l’armée et personne à la citadelle n’est capable de voir au-delà de ses satanées attributions.
L’idée scandalisa Malus.
— Vous voulez dire que personne n’a les rênes ?
Nuarc secoua la tête.
— Chaque drachau ne pense à rien d’autre que son propre honneur et son prestige. Ils intriguent constamment les uns contre les autres et personne n’ira coopérer pour une meilleure défense de la cité. Ils ont attribué les sections de muraille par drachau et ils ne se soucient de rien d’autre.
— Mais… mais c’est absurde ! s’écria Malus. Qu’en dit le Roi Sorcier ?
Le général haussa les épaules.
— Il observe et attend de voir quel seigneur va s’affirmer. C’est sa manière de faire. Mais Myrchas est trop timide, Isilvar trop inexpérimenté, Balneth Bale trop faible et Jhedir de Clar Karond trop ivre. Le seul consensus auquel sont parvenus Myrchas, Isilvar et Bale est qu’il faudra vous éliminer à la première occasion. Heureusement pour vous, ils ne peuvent pas décider du moyen d’exécution.
Malus était stupéfié.
— Qu’en est-il de nos renforts, dans ce cas ?
Nuarc prit une profonde inspiration.
— Toute force envoyée de Karond Kar a devant elle un long voyage, même s’ils ont réquisitionné tous les bateaux disponibles et les ont navigués jusqu’aux côtes ouest de la mer Traîtresse, dit-il. On ne les attend pas avant au moins une semaine. Les troupes de Har Ganeth, à l’inverse, devraient déjà être là. Personne ne sait ce qui a causé ce retard.
Malus voyait bien une réponse, mais il crut sage de ne pas la partager. Il prit une longue gorgée et fit tourner le vin dans sa bouche.
— Je regrette d’avoir coûté dix mille hommes de plus à l’armée, fit-il amèrement.
— Foutaises, aboya le vieux général. J’aurais bien pu faire la même chose. Le plan était bon, mais tu as fait trop de suppositions.
Le dynaste réfléchit à cette remarque et acquiesça.
— Très bien. Que devrions-nous faire maintenant, d’après vous ?
— D’après moi ? répondit Nuarc un brin surpris par la question.
Il posa quelques instants les yeux sur le campement ennemi, avant de répondre.
— Je retrancherai l’armée derrière la muraille intérieure.
Malus cilla.
— Mais nous serions pris au piège.
— Nous sommes déjà pris au piège, mon garçon. La muraille intérieure est plus haute et il y a moins de terrain à défendre. Nous pourrions plus facilement opérer la rotation des unités tout en faisant payer cher à l’ennemi chaque fois qu’il voudrait nous mettre à l’épreuve. Nos provisions sont excellentes, si bien que Nagaira ne pourra nous affamer, d’autant que le temps ne joue pas en sa faveur. Nos guerriers qui sont en mer sont déjà sur le chemin du retour et elle ferait face à une puissante armée de dynastes en marche depuis le sud d’ici un mois. Mais personne n’a demandé mon avis sur la question, fit le général d’un haussement d’épaules.
Le dynaste but une nouvelle fois et se tourna vers le ciel.
— Eh bien, au moins, le soleil brille.
— Je sais. C’est ce qui m’inquiète le plus, dit le général.
— Et pourquoi cela, monseigneur ? demanda Malus.
— Parce que jusqu’à présent, ta sœur s’est employée à plonger la cité dans les ténèbres. Selon Morathi, les efforts demandés pour cela sont considérables, surtout face à elle et au couvent de la cité.
— Morathi a lutté contre Nagaira ? Je n’avais pas remarqué.
— Tu as cru que tous ces éclairs étaient l’œuvre de ta sœur ? demanda Nuarc. Dépenser tant d’énergie pour que tout reste noir n’a pas vraiment de sens, tu ne crois pas ?
— Non, effectivement, répondit Malus d’un ton maussade.
— C’est bien là que ça coince. Elle lutte directement contre Morathi et les sorcières pendant trois jours et soudain, ceci.
Nuarc leva légèrement le menton, comme s’il reniflait l’air.
— Il se trame quelque chose, mon garçon. Elle change de tactique.
Ce fut alors que le son retentit. Malus n’avait pas de mot pour le décrire. C’était un bruit horrible, un gémissement déchirant qui semblait résonner dans les airs et en même temps en faire partie. Malus était sûr d’une chose ; il venait de la direction de la tente de Nagaira.
Tz’arkan réagit aussitôt. Ses énergies démoniaques parcourent la peau de Malus. Les présents dont jouit ta sœur sont considérables, chuinta-t-il. Elle a ouvert une grande passerelle entre les mondes.
— Entre les mondes ? marmonna Malus.
Alors, il comprit.
— Le Chaos, dit-il à Nuarc. Nagaira fait appel aux tempêtes du Chaos. Elle invoque des monstres qu’elle va lancer contre ces murs.
Au même moment, les cors hululèrent l’alerte depuis les redoutes. Les mercenaires s’éveillèrent aussitôt et se mettaient péniblement sur leurs jambes.
— Il nous faut des carreaux d’arbalète, dit le dynaste. Sur-le-champ !
Le vieux général hocha la tête.
— Je m’en occupe, dit-il avant de se hâter vers la redoute.
Malus dégaina ses épées.
— Tout le monde debout, bande de loups ! beugla-t-il vers les soudards. Ces salopards vont encore tenter leur chance !
Hauclir remonta la ligne au pas de course, en aboyant des ordres à ses hommes.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il à Malus, épée et gourdin au clair.
Le dynaste lui lança un regard morne.
— Tu te souviens de l’île de Morhaut ?
— Damnation ! dit Hauclir le visage blême.
À l’autre bout de la ligne, la porte de la redoute s’ouvrit et deux soldats furent pratiquement jetés sur le parapet par Nuarc. Chacun portait un tonneau plein de carreaux d’arbalète.
— Chargez les arbalètes ! s’écria Malus. Vite ! Nous n’avons pas beaucoup de temps.
Et il avait raison. À peine eut-il fini sa phrase qu’il entendit la lourde détente des balistes de la redoute et qu’une chose qui n’était pas du monde des mortels se mit à hurler un blasphème inarticulé juste au-delà du champ de vision, de l’autre côté du flanc incliné de la bonnette. Tous les druchii présents sur le parapet se tournèrent vers la source du cri, le visage figé d’effroi.