Chapitre DIX
Guerrier De Naggaroth
Malus rêvait qu’il était de retour dans la forêt près de la cité des Bourreaux, en train de courir à travers les arbres resserrés sous la lueur des lunes jumelles. Quelque chose le suivait ; il entendait les pas lourds et précipités et les craquements des buissons provoqués par la créature qui le traquait à travers bois. Et il savait que si elle parvenait à l’attraper, son âme en serait dévorée.
Il n’avait plus d’armure, plus de hache, et les ronces lui tailladaient le visage et les vêtements. Comme des griffes tranchantes, elles réduisaient son épais kheitan en charpie, de même que sa toge, et écorchaient la peau de ses joues et de son front. Sa peau baignait dans le sang chaud, mais il ne ressentait aucune douleur. Il n’éprouvait rien d’autre qu’une terreur mortelle, celle que la chose qui le poursuivait allait finir par l’attraper malgré tous ses efforts.
Et effectivement, la lourde foulée se rapprochait, comme si son poursuivant était un géant qui couvrait des lieues à chaque pas. Réprimant un cri d’effroi, il n’en courut que plus vite et les ronces et branches tranchèrent de plus belle. Il cherchait désespérément Spite, mais le nauglir n’était pas visible. Malus tendait l’oreille pour entendre le mugissement familier du sang-froid, pensant qu’il devait être en train de chasser quelque part dans les bois, mais il n’entendait rien d’autre que le battement de son cœur et le pas implacable et régulier de la chose. Il avait l’impression qu’elle n’était désormais plus qu’à quelques mètres derrière lui ; les poils de sa nuque se hérissèrent, mais il n’osa pas regarder en arrière, craignant de voir la créature surgir toutes serres en avant.
Et alors, sans prévenir, il se retrouva dans une dépression très boisée, à genoux sur un étroit sentier animal qui allait d’un bout à l’autre. Frémissant de soulagement, il comprit où il était.
L’arbre. Il lui fallait trouver l’arbre. S’il pouvait s’y faufiler à nouveau, son poursuivant ne l’y trouverait pas.
Il se remit debout frénétiquement et courut au nord en suivant le sentier, jusqu’à trouver la tache de sang dont il se souvenait. La gorge martelée par son pouls, il risqua un rapide coup d’œil en arrière pour s’apercevoir que la chose n’était toujours pas visible. Il se dépêcha de contourner la grosse tache et plongea dans les bois du côté ouest du sentier. Les ronces et le lierre épineux s’acharnaient sur ses plaies déjà sanguinolentes, mais il ne s’arrêta pas pour si peu, priant la Sombre Mère pour que l’obscurité et la végétation le camouflent.
En quelques instants, il se retrouva près de l’arbre explosé. Le vieux tronc luisait légèrement au clair de lune, comme un présent de la déesse. Étouffant un cri de soulagement, il s’engagea dans la brèche noire. Une pluie d’insectes et de bois pourri s’abattit sur lui tandis qu’il se redressait dans les ténèbres, ce qu’il prit comme une bénédiction de la divinité.
Dans son rêve, l’arbre était plus grand à l’intérieur qu’au dehors. Il pivota tandis que les pas se rapprochaient, pour s’écarter du rai de lune qui filtrait par l’interstice.
Les pas étaient désormais si proches qu’il sentait la terre trembler. Tchonk. Tchonk. Tchonk. Il retint son souffle, les yeux rivés sur le trait de lumière qu’il dominait.
Une ombre passa devant la brèche. Malus vit une paire de pieds bottés par l’ouverture oblique, à moins d’un mètre de sa cachette. Il s’enfonça un peu plus dans les ombres, presque involontairement.
Les bottes tournèrent sur la gauche, puis la droite. Une voix s’écria.
— Je sais que tu es là, petit druchii, dit Tz’arkan d’une voix lisse et meurtrière comme l’acier huilé. Il ne sert à rien de te cacher. Je sens ton odeur. Je pourrais presque goûter ta saveur.
Malus fut parcouru d’un frisson à la voix du démon. Les bottes pivotèrent vers la droite, puis s’immobilisèrent. L’un des pieds s’avança vers l’arbre.
— Tu es là-dedans ? fit le démon. Oui, j’en ai bien l’impression.
Un cri commença à se former dans la gorge de Malus. Il recula encore un peu plus pour s’adosser contre le tronc inégal. Il sentait l’odeur humide de pourriture des vers de terre. La substance sur laquelle il était appuyé céda légèrement sous son poids, comme de la chair molle.
Alors, une main le saisit par-derrière et se plaqua sur sa bouche, et une autre s’enroula autour de sa taille. Malus sentit la puanteur de la tombe et le goût de la chair putréfiée sur ses lèvres. Des vers frétillaient sur le poignet du cadavre pour se faufiler dans sa gorge.
— N’ayez crainte, mon seigneur, lui souffla une voix familière dans l’oreille.
Un souffle froid, nauséabond comme la viande pourrie, lui coula sur la joue.
— Le démon ne vous aura pas. Je vous ai trouvé la première.
Malus se débattait misérablement dans l’étreinte de Lhunara, mais ses membres morts étaient comme un étau. Il ne sentait désormais plus rien que la putréfaction carnée et l’odeur amère de la terre sépulcrale. Son regard frénétique se tourna vers le puits de lumière et il vit le démon marquer une pause comme s’il hésitait. Il voulut crier pour invoquer le nom du démon. Mieux valait offrir son âme à la voracité de celui-ci que de rester un moment de plus dans l’étreinte abjecte de Lhunara ! Mais sa main gelée était fermement plaquée sur sa bouche et il ne put inspirer assez d’air par les miasmes qui suintaient de sa main putréfiée.
Dehors, les bottes tournaient lentement.
— Tu ne pourras pas te cacher éternellement, Darkblade, cria le démon. Je finirai bien par te trouver.
Puis, à la consternation de Malus, Tz’arkan s’en alla. Les pas lourds s’éloignèrent progressivement.
Une langue froide et visqueuse parcourut le cou de Malus.
— Vous voyez, je vous avais dit que je vous protégerais, dit Lhunara dont le souffle lui frôlait la gorge. Personne d’autre que moi ne vous fera de mal.
Alors, ses dents parfaites s’enfoncèrent dans sa chair, et pour la première fois, il trouva assez d’air pour hurler.
— Monseigneur ! Monseigneur, réveillez-vous !
Malus ouvrit les yeux sur un ciel étoilé encadré par une arche de pierre. Il était allongé sur le dos, vêtu d’un simple peignoir qui s’était emmêlé autour de ses jambes. Un vent froid à la saveur de neige lui caressait les joues. Son cœur s’activait péniblement dans sa poitrine, martelant comme les pattes d’un nauglir au galop.
Une silhouette noire flottait au-dessus de lui, rehaussée par le clair de lune. Il se débattait violemment, à moitié en proie au cauchemar, et la silhouette lui saisit le bras.
— Calmez-vous, monseigneur ! Vous risquez de passer par-dessus bord !
L’avertissement perça ses sens engourdis. Il dissipa les derniers vestiges de son rêve d’un battement de paupières et se rendit compte qu’il était allongé sur le sol d’un étroit balcon, dans les hauteurs de la Tour Noire. Lentement, prudemment, il s’assit, aidé par les mains puissantes de son serviteur ombragé. Malus parcourut la plaine blanche des yeux ; elle scintillait légèrement au clair de lune. Il vit les montagnes noires au nord, dessinées par la lueur changeante de l’aurore boréale. Au nord-ouest, il distinguait tout juste la ligne blanche de contreforts. De nombreuses lieues plus loin, se trouvaient Nagaira et la horde du Chaos.
— Un rêve. Un rêve terrible, dit-il à voix basse pour lui-même en se frottant le menton.
Son corps était endolori et il avait un goût de pot de chambre dans la bouche.
— J’ai trop bu, dit-il d’un air absent. Plus jamais. Tu m’entends, Hauclir ? Plus jamais, maudit roublard. Même si je t’implore.
— Hauclir, monseigneur ? fit la silhouette d’un ton inquiet. C’est moi, Shevael. Le drachau m’a assigné à votre service personnel. Vous ne vous rappelez pas ?
Malus se détourna de la balustrade et scruta l’homme qui se tenait à côté de lui.
— Ah. Oui. Shevael, dit-il d’une voix creuse. Shevael. Ne prête pas attention à mes divagations, mon garçon. Un mélange de vin et de souvenirs.
— Oui, monseigneur, bien sûr, répondit le jeune dynaste d’un ton qui n’avait rien de rassuré. Comment vous êtes-vous retrouvé sur le balcon ? La dernière fois que j’avais vérifié, vous dormiez à poings fermés dans votre lit.
Malus se remit difficilement sur ses jambes. La porte à double battant qui allait de la chambre au balcon était grande ouverte ; à l’intérieur, il distinguait le halo de deux braseros qui illuminaient faiblement le grand lit et l’enchevêtrement de draps qui était resté comme une traîne.
— J’ai dû me lever au milieu de la nuit, dit Malus d’une voix sans vigueur.
Il se souvenait cependant de l’épisode dans la forêt où il s’était réveillé loin de l’endroit où il s’était couché. Par la Sombre Mère, que m’arrive-t-il ? Pour la première fois, il regrettait la présence constante des Immortels. Après l’avoir escorté jusqu’à la Tour Noire et vérifié qu’il était installé en tant que chef de l’armée, leur devoir était accompli et ils l’avaient quitté pour entamer la tâche consistant à préparer les appartements destinés à accueillir l’arrivée imminente du Roi Sorcier.
Le dynaste se laissa guider par Shevael jusqu’à son lit, puis recouvrir de draps et de couvertures. Malus regardait au plafond.
— Quelle heure est-il ?
— C’est l’heure du loup, monseigneur, répondit le jeune dynaste. L’aube pointera dans une heure et demie. Il fait jour tôt en ces contrées nordiques.
— Je sais, mon garçon, je sais, fit Malus. Laisse-moi me reposer ici jusqu’au lever du jour et sors-moi du lit. Nous serons en marche à la mi-journée.
— Très bien, monseigneur, répondit le jeune dynaste avant de prendre congé.
Il marqua une pause sur le pas de la porte pour jeter un regard inquiet vers Malus, puis glissa hors de vue.
Malus n’y prêta pas attention. Il était perdu dans ses pensées, le regard rivé sur la porte donnant sur le balcon et les lueurs changeantes du septentrion.
Le tonnerre de trois mille pieds résonnait dans toute la place de triage, faisant vibrer la cage thoracique de Malus. Il sentait le pas mesuré des bottes à travers la pierre du corps de garde extérieur, ce qui dessina un sourire de joie sauvage sur son visage pâle.
Il avait donné ses ordres une heure seulement après l’aube et les forces qu’il avait choisies avaient été rassemblées trois heures après. À son crédit, l’équipe de Malus n’avait pas cillé quand il avait exposé son plan. Ils avaient peut-être noyé leurs peurs dans l’alcool la nuit passée, comme il l’avait fait lui-même.
Les éclaireurs, comme toujours, furent les premiers à partir. Ils avaient pratiquement quitté les lieux juste après la réunion avec leurs lieutenants. Messire Rasthlan était parti avec eux, vêtu d’une toge noire et de mailles, à l’instar des autarii. À la vue du soleil de mi-journée, Malus estima que les ombres devaient être à des lieues de la tour.
Juste une heure avant, une fanfare de cors avait retenti dans le corps de garde périphérique, et les trois premières bannières de cavalerie avaient pris la route comme avant-garde de l’armée. Les derniers escadrons de ces cavaliers quittaient juste l’énorme portail et le régiment de la Garde Noire traversait la place en suivant. Son capitaine brandit son épée pour saluer Malus en passant sous la grande arche et il lui retourna fièrement le geste en levant sa hache.
Derrière la Garde Noire, attendaient deux autres régiments de lanciers, puis les chevaliers de la garde royale et les chars de sangs-froids, qui allaient enfin connaître le champ de bataille. Plus loin encore, patientaient les trois bannières de cavalerie légère restantes, qui allaient fermer la marche. Toute la cavalerie de la garnison et presque un quart de son infanterie ; pratiquement la moitié de toute l’armée, était ainsi misée dans ce pari désespéré. L’idée le figeait jusqu’à la moelle, mais une force inférieure aurait condamné l’expédition à l’échec.
Soudain, un vacarme d’enfer s’éleva de l’autre côté des remparts. Malus entendit des cris de colère par-dessus le martèlement des bottes et parcourut la courtine du regard pour voir ce qui se passait. Les soldats de la tour de guet qui observaient l’armée avec lui se décalèrent subitement en s’esquivant tandis qu’une silhouette déboulait des remparts en direction de Malus. Le dynaste voyait mal qui c’était, mais il s’en doutait bien.
Il se redressa et s’assura que son armure rutilante était présentable pour accueillir le drachau de la Tour Noire. Messire Myrchas était blême et la colère faisait trembler tout son corps.
— Que croyez-vous faire ? commença le drachau d’une voix étranglée. Cessez cette folie sur-le-champ et faites rentrer ces troupes à la caserne !
Malus inclina la tête d’une mine désolée.
— Je ne le puis, répondit-il. Et même si j’étais votre vaulkhar, vous n’auriez pas l’autorité pour me donner des ordres.
L’espace d’un instant, on aurait pu croire que Myrchas allait saisir son épée. Ses mains tremblaient de fureur… et d’une terreur non négligeable, imaginait le dynaste.
— Vous ne pouvez pas vaincre la horde en bataille rangée ! s’écria le drachau. Vous envoyez ces hommes à la mort et abandonnez la Tour Noire sans défense !
— Sans défense ! fit le dynaste en haussant un sourcil. Pas tout à fait. Je vous laisse treize mille lanciers de formation pour protéger les murs de la forteresse. Cela devrait largement suffire à tenir la Tour Noire contre un ennemi dix fois plus nombreux. Et si mon plan fonctionne, vous n’aurez même pas besoin d’eux.
Le drachau n’était pas sur le point de se calmer.
— Mais la horde…
— Monseigneur, coupa Malus d’un regard ardent, je n’ai pas l’intention d’affronter l’armée du Chaos en bataille rangée. Une horde de la sorte ne se distingue pas par sa discipline ou son niveau de formation. C’est une arme mal équilibrée, difficilement manipulée par son chef de guerre. Si ce dernier meurt, l’armée se retournera contre elle-même comme une meute de chiens fous. J’ai pris la force la plus mobile disponible, fit Malus en pointant un doigt ganté vers le nord, et j’envisage de lancer une attaque nocturne visant directement le cœur de la horde. Nous allons filer droit vers la tente de celle qui mène la horde, et j’ai l’intention de lui fendre moi-même le crâne en deux.
— Celle ? répéta le drachau momentanément désorienté.
— Ça n’a pas d’importance, monseigneur, dit Malus. Ce qui importe, c’est qu’une frappe rapide et décisive pourrait mettre un terme à l’invasion. J’ai besoin de la mobilité et de la force de frappe de la cavalerie, et les lanciers vont fournir l’arrière-garde solide derrière laquelle pourront se rallier les escadrons. Réfléchissez, dit-il en se penchant vers le drachau, à la gloire qui attendra quand Malékith arrivera avec son armée pour découvrir la tête du seigneur de guerre plantée sur un pieu du corps de garde. Votre héroïsme sera loué et chanté à travers tout Naggaroth.
Myrchas évalua la situation. Une vague lueur de convoitise anima son regard.
— Une telle victoire ne saurait manquer de récompenses, admit-il avant de froncer de nouveau les sourcils. Êtes-vous absolument certain que cela va fonctionner ?
Le dynaste secoua la tête.
— Rien n’est certain à la guerre, monseigneur. Mais croyez-moi quand je vous dis que bien que le chef de la horde soit une puissante sorcière, elle n’a aucune expérience de général d’armée. Elle ne s’attendra pas à une attaque de ce genre, ce qui nous donne un avantage énorme. Au pire, nous causerons des pertes colossales et sèmerons une confusion terrible chez l’ennemi, ce qui nous permettra de nous retrancher à la forteresse sans encombre.
Malus appuyait son argument de toute la sincérité dont il était capable. Il croyait en son plan ; c’était le seul qu’il put concevoir et qui lui donne une chance d’échapper aux griffes de Malékith, de localiser la relique et de fuir vers le nord dans les temps. S’il pouvait tuer Nagaira avant que le Roi Sorcier ne se présente avec son armée, il pourrait profiter de son autorité temporaire pour chercher sans interférence la relique dans la Tour Noire et les ruines du campement du Chaos si nécessaire. Alors, il pourrait s’éclipser de la forteresse et disparaître dans les Désolations sans que personne ne s’en aperçoive.
Le dynaste éprouvait sa patience le temps que le drachau réfléchisse à la question. Myrchas finit par hocher la tête.
— Je ne vois pas de faille dans votre plan, dit-il enfin. Que la bénédiction de la Sombre Mère vous accompagne et allez semer la terreur et l’abattement chez l’ennemi. Je ne dirais pas que je regrette de ne pas pouvoir vous accompagner, sourit-il.
— N’en dites pas plus, monseigneur, le rassura Malus. Quelqu’un doit rester en arrière pour commander la garnison et attendre l’arrivée du Roi Sorcier. Avec un peu de chance, je serai de retour avec l’armée d’ici cinq jours.
Le drachau sourit de nouveau.
— Nous allons attendre votre retour, dit-il. Et maintenant que vous l’évoquez, il y a effectivement bien des choses dont je dois m’occuper avant la venue du Roi Sorcier, si bien que je vais m’excuser.
— Bien entendu, monseigneur, dit Malus en s’inclinant bien bas.
Il maintint sa courbette jusqu’à ce que le drachau disparaisse, dissimulant son sourire sinistre de satisfaction.
L’armée avança pendant le reste de la journée et une bonne partie de la soirée. Malus maintenait une allure vive, mais mesurée ; il avait eu sa dose de marches forcées ces deux dernières semaines, assez pour une vie entière même. Spite semblait avoir complètement récupéré de ses efforts précédents en moins d’un jour de repos et une demi-tonne de viande de cheval pour renouveler ses forces.
Le jour suivant, ils parcoururent les contreforts plus prudemment, dans l’attente des premiers rapports des éclaireurs. Malus faisait avancer l’armée au pas, à la fois pour minimiser les nuages de poussière qui trahissaient leur présence et pour éviter de se retrouver nez à nez avec l’armée du Chaos avant d’avoir le temps de réagir. L’orchestration de leur approche de la horde allait être la partie la plus délicate de l’assaut.
À la mi-journée, messire Rasthlan se présenta devant l’avant-garde accompagné de deux autarii. Malus déclara une halte et vint à la rencontre des éclaireurs à l’ombre d’un bosquet de sapins sur la pente opposée d’une petite colline.
— Où sont-ils ? demanda le dynaste tandis que Shevael distribuait du pain, du fromage et du vin aux éclaireurs dont les traits étaient tirés par l’épuisement.
— Environ à cinq lieues au nord, dit Rasthlan en prenant une bonne gorgée.
Les ombres étaient accroupies sous les arbres et mangeaient en silence, observant Malus d’une mine impénétrable. Messire Rasthlan rompit un bon morceau de pain et se l’engouffra dans la bouche, l’avalant presque d’un coup.
— Ils ont manifestement accéléré le pas, mais ils ne devraient pas couvrir plus d’une ou deux lieues avant la tombée de la nuit, reprit-il.
Malus hocha pensivement la tête. La distance serait idéale.
— Savez-vous avec certitude où l’on peut trouver la tente du chef ?
Rasthlan fit la grimace en secouant la tête.
— Les sauvages du Chaos sont aussi denses qu’un essaim de mouches, dit-il. De la lisière du campement jusqu’au centre, il y a plus de quatre kilomètres. Y pénétrer est trop risqué, même pour ces fantômes, fit-il d’un geste vers les autarii. Les tentes du chef seront sûrement vers le milieu du camp. Elles doivent se trouver facilement, même dans le noir.
Le dynaste hocha la tête.
— Vos hommes seront-ils prêts à la tombée de la nuit ?
L’un des autarii renifla avec dédain. Rasthlan lui offrit un rictus.
— Ils sont déjà prêts, fit-il. Nous allons respecter notre part du plan, ne vous inquiétez pas.
— Très bien, répondit Malus qui éprouvait les premiers émois de l’excitation. Dans ce cas, nous allons attendre que la nuit tombe. Convoque les chefs de division, dit-il en se tournant vers Shevael. Nous avons un conseil de guerre dans trois heures pour les derniers préparatifs.
Le jeune dynaste fila sans attendre et Malus se retourna vers les éclaireurs.
— Quant à vous, je vous invite à prendre un peu de repos. La nuit s’annonce très longue.
La plus grosse des deux lunes était toujours basse à l’horizon quand l’armée leva son camp provisoire et reprit la route vers l’ennemi. Durant la journée, les hommes avaient enveloppé leurs bras, leur armure et leur sellerie d’épaisseurs d’étoffe pour étouffer les bruits qui auraient pu annoncer leur approche. Chaque régiment et chaque bannière étaient menés par deux autarii qui tenaient de petites sorcelampes pour s’envoyer des signaux et guider l’armée jusqu’à son objectif.
Des flocons solitaires de neige voltigeaient dans un ciel apparemment clair et l’haleine de Malus produisait des volutes givrées tandis qu’il chevauchait au côté des chevaliers de la garde royale. Ils progressaient avec une discrétion remarquable pour une force de cette taille et le dynaste ne pouvait qu’admirer le courage des troupes qu’il avait sous ses ordres. Un général assez audacieux pourrait faire des merveilles avec une telle armée pour l’épauler, médita-t-il en souriant vers le ciel étoilé.
Il leur fallut plus de deux heures pour couvrir deux lieues à travers les contreforts, puis les éclaireurs brandirent leurs lanternes pour proposer une halte. Alors que l’armée ralentissait progressivement, Rasthlan apparut soudain au côté de Malus.
— Vous pouvez établir les formations ici, monseigneur, murmura-t-il comme si les troupes du Chaos étaient juste de l’autre côté de la colline et non à plus d’un kilomètre. Nous allons partir d’ici et nous occuper de leurs sentinelles. Attendez le signal.
Malus acquiesça de la tête.
— Que la fortune de la Sombre Mère soit avec vous, Rasthlan, dit-il.
Et le vieux druchii disparut tel un spectre.
Les signaux de lanterne remontèrent toute la colonne, et lentement, précautionneusement, l’armée forma une ligne de bataille derrière la pente d’une longue crête boisée. Une nouvelle fois, les ombres et leurs lanternes à capote étaient plus que précieuses. Elles guidaient chaque régiment et chaque bannière jusqu’à la bonne position en limitant la confusion. Malgré tout, il fallut près de deux heures pour que l’armée soit correctement disposée. Après cela, il n’y avait rien d’autre à faire que d’observer les lunes glisser à travers le ciel et éviter de trop penser à la bataille à venir.
L’attente parut s’éterniser. À chaque instant, Malus cherchait à détecter le moindre signe d’alerte, même s’il savait pertinemment qu’il était trop loin du campement ennemi pour entendre quoi que ce fût, à part les cors de guerre. Les chevaliers piaffaient sur leurs selles, le crissement du cuir paraissant aussi peu discret que le tonnerre aux oreilles en alerte du dynaste. Les nauglirs grognaient et trépignaient. Les harnois cliquetaient malgré toutes les précautions. Au bout de près d’une heure, Malus s’aperçut que ses bouts de doigt étaient ankylosés d’être restés crispés sur les rênes. Il inspira profondément et chercha à se détendre et à desserrer lentement ses mains endolories.
Alors, survint le signe qu’ils attendaient. Une silhouette voûtée apparut au sommet de la colline et ouvrit la capote de sa sorcelampe : une fois, deux fois, trois fois. D’autres éclaireurs envoyaient le même signal tout le long de la ligne druchii ; les ombres avaient achevé leur tâche mortelle et éliminé les sentinelles ennemies sur un bon kilomètre et demi de front. Personne ne donnerait l’alerte chez les hommes-bêtes et les maraudeurs assoupis dans leurs tentes, jusqu’à ce qu’il soit bien trop tard.
Malus regarda à sa gauche, s’intéressant aux bannières de chevaux qui s’étendaient à perte de vue ; une formation similaire attendait à l’extrémité droite de la ligne de chevaliers, ce qui donnait près de deux kilomètres de cavaliers d’un côté comme de l’autre. Directement à sa droite, la ligne hérissée de lances des chevaliers de la garde royale apprêtait ses rênes et ses étriers et dégainait discrètement ses lames. Derrière les chevaliers, attendait la longue ligne de chars armés de faux. Une torche couvait à l’arrière de chaque machine de guerre, prête à embraser les flèches des archers qui attendaient aux côtés des conducteurs. Plus en arrière, le dynaste distinguait trois régiments de lanciers qui se rangeaient par deux. Les pointes des lances luisaient sinistrement au clair de lune. Pourtant, si tout se passait bien, les fantassins n’auraient même pas à prendre part au combat. Ils constituaient un véritable mur d’argent et d’acier vers lequel les unités de cavalerie démantelées pourraient se retrancher pour se débarrasser des poursuivants, avant de se réorganiser pour rejoindre les hostilités.
Lentement, mais avec détermination, le dynaste détacha la boucle qui retenait sa hache à la selle. Il avait été sévèrement tenté d’emporter l’Épée de Khaine au combat, mais avait une nouvelle fois renoncé en repensant à l’épisode de Har Ganeth. Que se passerait-il s’il succombait à la folie meurtrière au moment où il aurait besoin d’avoir toute sa tête pour donner des instructions ? Il avait dû convenir que le risque était trop grand et avait donc laissé la lame (et le sac des reliques) à la Tour Noire. Même si l’idée de laisser les artefacts sans surveillance l’angoissait, il était encore moins enchanté par celle de les voir tomber entre les mains de sa demi-sœur par quelque terrible coup du sort. Elle l’avait déjà une fois privé des objets et Malus n’était pas convaincu de les retrouver à nouveau si la situation se représentait.
Il se tourna vers les chevaliers de la garde royale, rangés en deux lignes rutilantes qui se perdaient dans les ténèbres sur près d’un kilomètre, bien au-delà de son champ de vision. Les plus proches du dynaste étaient messire Suheir, capitaine des chevaliers, et Shevael, serviteur personnel de Malus. Ils le regardaient tous deux avec un mélange d’excitation et de malaise. Chaque élément de la petite armée savait à quoi s’attendre ; il s’en était assuré avant que les troupes ne quittent la Tour Noire. S’ils l’emportaient, la menace du Chaos ne serait plus. S’ils perdaient, il y aurait très peu de monde, voire personne, pour revoir la Tour Noire. C’était la victoire ou la mort.
Malus se pencha sur la selle et parla à voix basse à Suheir et Shevael, assuré que ses paroles seraient répétées d’un bout à l’autre de la ligne.
— Rappelez-vous, nous sommes le fer de lance, dit-il avec fougue. Laissez les chars et la cavalerie légère s’occuper de la boucherie. Notre seule tâche est de nous frayer un passage jusqu’à la tente du chef de guerre, au centre du camp, coûte que coûte. Une fois là-bas, je mettrai fin à cette invasion une bonne fois pour toutes. C’est clair ?
Les deux hommes hochèrent solennellement la tête. Il entendait déjà le reste de la ligne qui se répétait ses paroles dans un murmure transmis d’un compagnon d’armes à l’autre.
Messire Suheir brandit son épée recourbée en signe de salut.
— Nous sommes avec vous, monseigneur, gronda-t-il.
Malus hocha la tête et se redressa sur la selle. À cet instant, il prit conscience que douze mille hommes étaient suspendus à ses lèvres, attendant l’ordre de massacrer l’ennemi comme il se doit. Il se sourit à lui-même, savourant cette sensation de pouvoir. Soudain, les risques inhérents à son plan n’avaient aucune importance. De toute manière, qu’est-ce qui pouvait gâcher la terrible joie qu’il éprouvait ?
Le dynaste porta son attention vers le sommet de la large colline qui s’élevait devant lui et leva sa hache.
— Que les chevaliers de la garde royale avancent, dit-il à voix basse.
Puis il abaissa l’arme dans un arc étincelant.
— En avant !
Spite engagea un pas régulier, l’imminence palpable de la bataille lui faisant raser le sol de la tête. Les sangs-froids du premier rang lui emboîtèrent le pas, ondulant vers l’avant comme un long fouet d’acier. Malus éperonna le nauglir vers le sommet de la colline, impatient de pouvoir observer le grand mouvement qui se déployait tout autour de lui.
En atteignant la crête, il se rendit compte que l’horizon ne présentait que d’autres reliefs ondoyants, mais à gauche comme à droite, la cavalerie légère se ruait comme une déferlante noire sur d’autres contreforts, les pointes de leurs longues lances froidement illuminées par le clair de lune. Derrière Malus, montait le gémissement léger des roues des chars, qui se faisait de plus en plus discret au fur et à mesure que les machines de guerre prenaient de la vitesse.
L’armée druchii parcourut les coteaux comme des nuages de tempête tonnant de milliers de sabots étincelants. Arrivé au sommet de la colline suivante, Malus brandit sa hache une nouvelle fois et s’élança sur la pente. Comme un seul homme, les huit mille chevaliers et cavaliers poussèrent leur monture au trot.
La terre tremblait désormais sous la lourde foulée de la cavalerie et les roues métalliques des chars ajoutaient leur propre grondement profond. Les collines arides défilaient. Les nauglirs des chevaliers de la garde royale glissaient sur les courbes du terrain comme des chiens de chasse, la bave venimeuse dégoulinant de leurs crocs aux allures de dagues. Pendant la chevauchée, le vent tourna et une harde de poneys nordiques hennit de terreur au loin ; les animaux venaient de sentir l’odeur des sangs-froids. Malus apercevait çà et là les toits de tentes noires à moins d’un kilomètre, juste derrière trois collines basses et déchiquetées. Le dynaste leva sa hache au-dessus de sa tête et planta ses éperons dans les flancs de Spite pour le pousser au petit galop.
Spite plongea vers le pied de l’escarpement et sauta sans attendre sur le coteau opposé. Ses longues pattes se tendaient à chaque bond et son museau exhalait un grondement croissant ; la bête sentait sa proie proche. Cette fois, quand ils parvinrent au sommet, Malus vit que les pentes qui se présentaient à eux étaient tapissées de tentes rondes et basses en peaux grossièrement cousues. Les tentes de la horde recouvraient tout d’un horizon à l’autre, noircissant les collines et les vaux comme une abjecte épidémie. La puanteur du sang versé et de la chair corrompue l’assaillit, émanant du nuage épais qui flottait au-dessus du campement de tentes sordides.
La taille de la horde laissa Malus le souffle court, comme frappé par un poing invisible. Accepter l’existence d’une armée de centaines de milliers était une chose, mais la voir de ses propres yeux en était une tout autre. Nous sommes comme un seau d’eau qu’on jette dans la fournaise, comprit-il enfin. Comment pouvons-nous espérer vaincre un tel adversaire ?
Le désespoir commença à le gagner comme un poison remontant jusqu’au cœur ; mais juste à ce moment, le rabat d’une tente s’ouvrit à une douzaine de mètres et un homme-bête hagard tituba dans l’air nocturne. Sa lourde tête cornue balançait de gauche à droite à la vue des cavaliers druchii. Il s’efforçait de donner un sens à ce qu’il voyait. Alors, en un instant, son expression passa de la contrariété à la pure panique, et le dynaste se mit à sourire comme un démon des Abysses.
Un ennemi à la fois, se dit-il. Nous allons les vaincre un par un.
J’arrive, chère sœur, songea le dynaste animé d’une joie sauvage. Aujourd’hui, après tant de mois, tant de complots et de trahisons, l’heure des comptes arrive enfin.
Fixant l’homme-bête terrifié de ses yeux de prédateur, Malus brandit sa hache et hurla vers les cieux.
— Guerriers de Naggaroth ! À LA CHARGE !