EPILOGUE
«... L'armée a été contrainte d'ouvrir le feu sur les grévistes qui voulaient empêcher l'accès aux véhicules de désinfection. D'après les derniers témoignages qui nous sont parvenus, les affrontements auraient fait une vingtaine de morts et autant de blessés. Cette répression sanglante a été condamnée très violemment par le Syndicat des...
— Laghan...
— Alors merde, Ranky, ces couvertures...
— Je les cherche, Gus. Y a un bordel dans cet aérocar...
— Dépêche-toi, bordel, elle revient à elle, je crois. Et puis coupe cette damnée radio, tu veux...
— Tiens, la couvrante.
— Pas trop tôt, vieux.
«... Les experts sont formels sur ce point : l'avancée spectaculaire du mucilum aurait d'ores et déjà définitivement condamné près de vingt-cinq pour cent de la surface habitable d'Intimar. Ceci étant une estimation minimale, car il n'est pas dit que l'armée, malgré ses efforts, sera en mesure de repousser ce gigantesque front végétal qui s'est emparé des zones nord de...
Sarah Turner reprenait doucement conscience ; la pluie fine ruisselait sur tout son corps et une lumière crue, intermittente, l'obligeait à plisser sans cesse les paupières. Elle était étendue dans la vase, entre une barrière et un véhicule volant de la police. Incapable de vraiment réfléchir et de comprendre par quel étrange phénomène elle se retrouvait ici. Ses souvenirs avaient du mal à se reformer ; des pensées hétéroclites se bousculaient dans sa tête douloureuse. Elle serrait quelque chose dans sa main. Elle savait ce que c'était, et qu'il ne lui fallait s'en séparer sous aucun prétexte. Deux flics casqués s'affairaient autour d'elle avec fébrilité. Ils finirent par lui jeter une couverture. Elle aurait préféré cent fois que ces abrutis la sortent de ce bourbier puant.
— Laghan... répéta-t-elle.
— Ne vous inquiétez de rien, ma petite dame. Vous êtes hors de danger, à présent. Une veine que vous vous soyez évanouie près de la route. Vous avez dû vous égarer dans cette mélasse. On va lancer un appel pour trouver votre ami. A moins que ce ne soit votre mari ?
«... et nous venons d'apprendre que par décision du Conseil des Fédérations représentées sur Intimar, le corps des Civiques est dissous. Il reviendra désormais à l'armée de...
Sarah Turner fit un effort terrible pour se dresser sur ses coudes. Les images revenaient à son esprit, avec une précision de plus en plus grande.
— Mais... Laghan est mort...
— Allons bon... Ranky, tu l'as appelée cette ambulance ?
— Evidemment, mais ils m'ont dit qu'ils étaient débordés, avec tous ces événements, qu'il fallait patienter ou la conduire nous-mêmes à l'hôpital.
— Jamais pressés, ces cons. Sentez-vous que vous avez quelque chose de cassé, madame? Vous êtes blessée ?
— Je... non, je ne crois pas, je ne sais pas. Je me suis évanouie sous l'Arbre. Laghan est tombé et...
— Ranky, aide-moi, tu veux, on va la sortir de là et la transporter dans l’aérocar.
— Et si elle a quelque chose de cassé ?
— J'ai surtout l'impression que c'est la tête qui en a pris un coup.
Le dénommé Gus fit un signe explicite en tapotant sa tempe avec son index. Aidé de son collègue, il dégagea doucement le corps de la journaliste et l'étendit sur une banquette à l'arrière de l'appareil….
Les dommages subis s'élèveraient à des milliards de dollars, sans parler des conséquences économiques désastreuses. Certaines sociétés au bord de l'asphyxie se rendent compte aujourd'hui combien elles ont eu tort de faire transiter la totalité de leurs marchandises en un seul point. L'image de marque d'Intimar risque d'en prendre un sale coup dans l'Outre-Monde tout entier. Les compagnies d'assurances ont déjà fait savoir qu'il n'était pas question pour elles de verser la moindre indemnisation, s'appuyant sur l'article 43 de la Convention professionnelle qui stip...
— C'est pas de veine, maugréa Ranky, les copains ont le chic de partir bouffer au bon moment. Les pépins, c'est toujours pour nous.
— Ta gueule un peu, Ranky. Elle est traumatisée, cette pauvre fille. Oui, madame? Regarde, elle parle toute seule. Elle a dû passer de mauvais moments.
— L'Arbre... La station scientifique... abandonnée... à cause de gaz mortel... hallucinogène. L'Arbre... est vivant!
— De quoi elle parle ?
— Un poison... Un poison...
— Calmez-vous, madame. L'ambulance ne va plus tarder.
«... conséquence de tout ceci, les valeurs d'Intimar s'effondrent sur le marché boursier. Notre spécialiste des finances, Herbert Frank, vous explique pourquoi un crack imminent est à redouter. Frank, c'est à vous.
— Ranky, tu la fermes cette putain de radio... Qu'est-ce que tu regardes dehors, comme ça...
— J'ai cru voir... Un... un gosse, là, au milieu du mucilum, qui m'observait...
— Mais non, tu débloques, ce doit être un Arken. J'en ai aperçu qui rôdaient dans le coin quand on a débarqué.
— Gus, je n'ai rien bu de la soirée. Je te dis que j'ai vu un gamin, là, tout près. Il avait un air bizarre...
« ... Et à Suntham Airport, les files d'attente devant les compagnies interspatiales s'accroissent. Il semblerait que nous assistions à un véritable exode. John Gilbert est dans la cohue et vous parle en direct !
— Ranky, elle tient quelque chose dans la main, on dirait.
— Ouais, on dirait une grosse bague. Tu devrais lui enlever, qu'il ne lui vienne pas à l'idée de l'avaler...
— J'allais le faire, figure-toi.
— Elle s'est de nouveau évanouie.
— Mais ça ne l'empêche pas de serrer fort, la vache. Ah, ça y est, je l'ai...
Gus émit un sifflement en considérant sa trouvaille.
— Tu parles d'une bagouze...
— Ouais, eh bien, c'en est pas une, décréta Ranky en prenant son air le plus docte. J'en ai déjà vu, des comme ça, ce sont des combinés photo magnéto. A l'intérieur, il y a une bande minuscule qui peut défiler pendant plusieurs heures, et de quoi prendre des clichés en douce. Un bon truc de journaliste, ça. Ils ne savent plus quoi inventer pour piéger le client. Pourquoi tu me regardes avec cette tronche-là ?
— Euh, non, pour rien. Qu'est-ce qu'on en fait ? On le donne au chef?
— Sais pas. Eh, arrête de le tripoter comme ça, il va s'ouvrir et... Ah, quel con, ça y est... Ben, mon vieux, t'as vraiment fait du beau boulot. S'il y avait des photos, elles sont sûrement fichues. Regarde, tu as cassé la bande, en prime...
— C'était la bande, cette pastille métallique...
— Que tu peux être nul, par moments. On va avoir des ennuis si la dame le réclame à son réveil, ça c'est assuré. T'es bien emmerdé, maintenant, hein? Mais que fout donc cette ambulance, on va tout de même pas poireauter toute la nuit...
— Bon, allez, on la conduit à l'hôpital... Et si on l'emmenait à l'asile, plutôt?...
— Chez les fous ?
— Ecoute, elle n'a vraiment pas l'air bien. Là-bas, ils sauront mieux s'occuper d'elle. Sans compter que les hôpitaux doivent être combles. Un traumatisme, ils n'en ont rien à foutre par les temps qui courent...
— C'est pas bête, finit par approuver Ranky. Et puis j'ai envie d'un café.
— Alors enlevez, c'est pesé ! conclut Gus en portant machinalement la main sur le gros abcès qui ornait sa nuque...
***
Je suis le Fils de l'Arbre, et son ombre sommeille au fond de mon cœur. Sa voix s'est tue et l'angoisse m'a quitté à jamais. Mon cadavre pourrit au fond d'un trou et cependant je cours dans la nuit avec mes frères, dont le nombre s'accroît sans cesse. Quand la fatigue me gagne, je repose à même la terre, à l'abri de la faim et du froid ; la Mère Nature veille sur moi et me protège.
Ton esprit souffle sur moi, Ten Squah Ta Wah, et ton nom reste à jamais gravé dans ma mémoire. Il me suit partout où je vais et m'enseigne la sagesse des races oubliées. Nous avons pour nous l'éternité, je le sais, à présent. Nous survivrons à l'orgueil des hommes et à l'injure de leurs cités trop fières. Nous contemplerons à nouveau les aubes rouges, bouillonnantes de vie. Les chants s'élèveront encore sur la berge des torrents.
Quand ma tâche sera accomplie, je reviendrai et je danserai pour toi. J'ignore le temps qu'elle me prendra, sans doute plusieurs existences, mais dans ma main serrée, les graines ne sécheront pas. Elles feront jaillir la Vie, à l'endroit où le pas du Semeur en décidera. Si courtes sont encore mes enjambées et si vaste est l'univers. J'irai partout où l'Arbre pourra se multiplier et prospérer, partout où le bonheur pourra soulager les peuples. La lutte sera longue et difficile ; elle m'infligera de nombreux maux, car contre celui qui veut le Bien, on sait quels obstacles et quelles tempêtes peuvent se dresser.
Mais peu importe tout cela, puisque j'avancerai le poing fermé.
J'ai tout mon temps.
Tout mon temps.
Temps...