CHAPITRE II
— Tu en as touché un ?
— Non, je me suis contenté de viser au-dessus d'eux. Ils ont eu peur et ils ont déguerpi.
— Tu aurais dû en étendre un, ça leur aurait fait les pieds. Tu es con.
— Visage Pâle pas prendre ce ton-là avec moi.
— Si tu savais à quel point tu peux m'énerver quand tu imites tes ancêtres analphabètes...
Ma pique était méchante, et hors de propos. Surtout à l'égard d'un copain qui venait peut-être de me sauver la vie. Je la regrettai sur-le-champ, mais j'avais eu besoin pendant une seconde de cracher mon dépit et ma mauvaise humeur sur quelqu'un. Cheval Bandant hocha la tête avec un sourire ambigu :
— D'habitude, ça conforte plutôt ton complexe colonialiste, rétorqua-t-il.
— Excuse-moi. Tu sais que je n'en pense pas un traître mot. Oublie ça.
— Bien sûr, sinon il y a longtemps que j'aurais attaché ton scalp à ma ceinture. Maintenant, montre-moi ton bras. Tu as mal ?
— Pas vraiment, mais ça brûle quand même un peu.
Tandis qu'il achevait de déchirer la manche de ma combinaison, je m'efforçai de regarder par la vitre du cockpit. Maintenant, le Crache-Feu était suspendu à une dizaine de mètres au-dessus du sol, à un carrefour désert. J'émis un sifflement de douleur comme l'Indien manipulait mon avant-bras.
— Il faut bien que je désinfecte ça, et vite...
— Vas-y, homme médecine, vas-y...
De fait, la blessure n'était pas jolie à voir et j'avais perdu beaucoup de sang. Cheval Bandant avait sorti la trousse d'urgence. Il nettoya et assainit la plaie avant de me panser. Ses gestes étaient doux et précis. A l'extérieur, une pluie drue se mit à tomber.
— Qu'est-ce qui s'est passé à ton avis? demandai-je avec un petit rire nerveux.
— Je comptais plutôt sur toi pour me l'apprendre. Les Arkens n'attaquent jamais délibérément.
— C'était vrai jusqu'à ce soir. Quand je me suis avancé, ils m'ont entouré. Ils étaient nombreux, peut-être plus excités que de coutume, va savoir. Ils m'ont bousculé, j'ai glissé et... Bon sang, j'ai l'impression d'être passé sous un rouleau compresseur. Ils m'auraient battu à mort si tu n'étais pas intervenu. Il y en avait au moins un qui était armé.
— Un morceau de verre, je l'ai aperçu en approchant.
— Je pense qu'ils voulaient me défendre l'accès au tunnel...
— Je t'avais prévenu. Tu n'aurais jamais dû aller là-bas tout seul.
— Merde, il fallait bien que quelqu'un fasse le boulot ! Tu as vu dans quel état il est, le tunnel? A croire que depuis notre dernier passage, personne n'a pris la peine d'y toucher...
— Je n'en connais pas beaucoup qui sont chauds pour aller s'aventurer là-dedans. A part toi, mais tu es fêlé. De l'autre côté, il y a la Limite. Je comprends les gars. C'est déjà dur dans les rues bien éclairées, alors ici...
— Moi, la prochaine fois, j'y retournerai, même si je dois faire le coup de feu contre ces damnés Arkens...
Cheval Bandant ne répondit rien, et son silence était clairement réprobateur. Je savais pourquoi, moi : il avait un peu tendance à considérer les Arkens comme de nouveaux Indiens, liés de même que ses ancêtres par un pacte mystérieux et secret avec la Mère Nature. Je suis certain qu'il nourrissait un complexe de culpabilité de se trouver pour une fois du mauvais côté de la barrière. Il se refusait ainsi à tout geste de violence envers eux, et j'avais déjà noté, au cours de nos expéditions précédentes, qu'une certaine intelligence s'était établie entre eux et lui. Pour ma part, je n'étais pas embarrassé par ces scrupules. J'étais convaincu qu'un jour, il faudrait mettre un terme à leur résistance passive, autrement qu'avec des fusées éclairantes ou des tirs de sommation. Ils protégeaient l'ennemi que nous étions censés détruire, ou tout au moins ramener à des proportions acceptables... Ils prenaient un malin plaisir à endiguer nos actions, à ralentir notre tâche. Pour l'instant, la Compagnie refusait d'entendre parler de guerre déclarée. Peut-être attendait-elle la mort d'un Civique pour y songer ?
« En tout cas, je ferai mon rapport... »
Cheval Bandant se tourna vers moi, paisiblement, et annonça :
— Je dirai que c'est toi qui les as provoqués...
— Quoi ? ? ? Tu dirais ça ?
— Je n'ai qu'une parole.
— Pourquoi?
— Parce que ça ne ferait qu'envenimer les choses, les rendre plus compliquées. Nous sommes des éboueurs, pas des militaires. Je sais que ça te démange, que tu rêvais de jouer les baroudeurs de l'espace à bord d'un astronef de la Compagnie d'Exploration Galactique. Seulement tu t'es planté à l'examen. Ton job, c'est de remplir les poubelles, pas les cimetières. J'ai dit.
— Les Arkens n'ont rien de commun avec les Cheyennes, répliquai-je en haussant le ton, car il venait de toucher une corde sensible.
— Justement si, s'emballa à son tour Cheval Bandant. Comme nous, les Blancs ont spolié leur terre et les ont repoussés toujours plus loin jusqu'à l'extermination. Je ne veux pas qu'on en arrive là sur Intimar. Aussi je témoignerai contre toi si tu décides de faire un rapport qui pourrait ouvrir des mesures de rétorsion contre eux. Est-ce que je suis bien clair ?
— Puisque tu es de leur côté, mon vieux, tu devrais aller bâtir ton tepee derrière la Limite, au milieu des racines du mucilum.
Le craquement terrible du tonnerre arriva à point nommé pour couper court à une conversation qui risquait fort de tourner au pugilat. La pluie redoubla de violence. Le silence s'instaura entre nous, mais plutôt chargé d'électricité. Cheval Bandant appela Pierce pour lui signifier qu'on faisait demi-tour et raccrocha avant d'avoir obtenu le feu vert.
Il se tourna vers moi. Son visage avait retrouvé sa sérénité habituelle.
— Il vaut mieux que tu voies le Dr Evans après la désinfection. Quelques antibiotiques préventifs ne te feront pas de mal.
Je haussai les épaules pour signifier mon indifférence. L'Indien remit notre engin sur le chemin du retour, s'abstenant d'interrompre mon silence songeur.
Décidément, l'année commençait plutôt mal...
La procédure de décontamination s'établissait ainsi. Une fois les Crache-Feu remisés au hangar de la Compagnie — où ils étaient soigneusement désinfectés et examinés — nous suivions un couloir que le personnel volant était seul autorisé à emprunter. Au passage, nous nous soumettions à plusieurs détecteurs sophistiqués qui évaluaient notre taux de radioactivité, de concentration bactérielle et autres. Ce couloir, surnommé à juste titre « parcours du combattant » débouchait directement dans des cabines individuelles de décontamination. Nous y étions accueillis par un jet de vapeur à la limite du supportable, puis douchés, iodés, séchés, en un mot, stérilisés. Ce n'était qu'après cette succession de contrôles sanitaires que nous étions autorisés à reprendre contact avec le reste des vivants. Mais s'il subsistait un doute, il n'était pas rare de se voir conserver quelques heures de plus dans une petite pièce vitrée, pour subir une nouvelle batterie de mesures préventives. Tout ceci n'avait rien d'anormal. Le mucilum générait de nombreux germes d'infection probablement transmissibles, que nous avions fort bien pu collecter à son contact, malgré les combinaisons protectrices.
Quand je sortis de la cabine de décontamination, encore tout nimbé de vapeur et une serviette nouée autour de la taille, les équipes de retour n'étaient pas encore annoncées. J'avais passé les tests avec succès, ce qui prouvait au moins que, grâce aux soins de Cheval Bandant, ma blessure ne s'était pas infectée. M'attendaient néanmoins dans une pièce voisine trois personnes. Le Dr Evans, médecin général de la Compagnie, l'inénarrable Alan Pierce qui tentait de le faire mourir de rire avec sa dernière blague minable, et derrière eux, Cheval Bandant, adossé au mur, les bras croisés, l'air taciturne. Evans m'accueillit cordialement, d'autant plus que mon entrée venait d'interrompre le flot d'âneries déversé par le chef de la Coordination.
— Voyons cela, dit-il en m'invitant à m'asseoir.
Il défit mon bandage et examina la plaie, avec un « mmmhh... » énigmatique à souhait.
— Vous avez beaucoup saigné ?
— Je crois que oui.
Evans lança un coup d'œil à Pierce, puis demanda encore :
— Comment ça s'est passé ?
Je sentis sur moi le poids du regard de mon camarade indien.
— Je me suis heurté à une horde d'Arkens. Il y a eu une bousculade. Je suis tombé, et puis...
— Les Arkens vous ont attaqué? intervint Pierce.
Je décelai une certaine tension chez les deux hommes et n'arrivai pas à croire que ma blessure en était l'unique raison.
— Euh, pas exactement. Enfin... Disons qu'il y a eu un accrochage un peu serré quand j'ai voulu dégager l'entrée du tunnel qui se trouve au nord du bloc 17, près de la Limite... Tout s'est passé très vite. C'était très confus.
Je lorgnai en direction de Cheval Bandant. Son visage était empreint d'une expression indéchiffrable.
— Bon sang, ça fait la troisième fois cette semaine, explosa Pierce qui semblait avoir perdu son légendaire sens de l'humour. Mais qu'est-ce qu'ils ont dans le ventre, ces foutus Arkens? Non contents de nous emmerder à longueur d'année, voilà qu'ils agressent nos gars, maintenant.
— Vous voulez dire que ce n'est pas le premier incident de cette sorte ?
— Euh, non...
Je sentis que Pierce craignait d'en avoir trop dit et qu'il allait se refermer comme un coquillage.
— Qui d'autre? questionnai-je fermement.
— Huxley et Montgomery, de la 6e équipe.
— On a voulu les tuer?
— Non, pas exactement, enfin... Comme vous, ils ont été blessés, quoique pas très grièvement. Mais ils sont en congé de repos. Vous aussi, vous devriez en profiter pour poser une permission de détente.
— J'y songerai. Je peux m'en aller?
Pendant cette conversation, le Dr Evans m'avait refait un pansement neuf. Il se redressa, en acquiesçant.
— Restez tranquille chez vous quelques jours, le temps que ça cicatrise. Dites donc, vous avez pris des coups...
Il désignait les traces bleuâtres sur mes côtes.
— Ils ne m'ont pas épargné, avouai-je. Mais je n'ai rien de cassé. C'est l'homme-médecine, là-bas, qui me l'a affirmé.
Pour la première fois, un sourire vint détendre les lèvres de Cheval Bandant. Evans et Pierce se tournèrent vers l'Indien, avec un je-ne-sais-quoi de méfiance dans l'attitude. Mais il est vrai que mon compagnon n'était pas parmi les plus appréciés du personnel.
Quand, un peu plus tard, après être repassé dans les vestiaires pour reprendre mes vêtements de ville, je sortis des locaux de la Compagnie de Services Civiques avec lui, je ne me sentais pas particulièrement fier de mon demi-mensonge. Et lui pas particulièrement fier de me l'avoir demandé à présent.
— Tu rentres chez toi, Visage Pâle? s'informa-t-il.
— Oui, je suis crevé.
— C'est le premier janvier. On avait prévu de faire une petite bamboula, tous les deux, non ? A moins que tu ne souffres trop de ton bras?
— Ce n'est pas ça. Je ne comprends pas ta réaction.
— C'est normal, tu n'es pas un Indien. Mais je peux essayer de t'expliquer. Viens.
Il devait être cinq heures du matin. Nous avions les traits tirés, les yeux rouges, et la mauvaise barbe des fins de service. Une pluie fine vernissait l'asphalte, froide et désagréable au possible.
— Si on reste plantés là, on va se retrouver trempés jusqu'aux os, ajouta Cheval Bandant.
Il souriait, sous son chapeau difforme piqué d'une plume. De fait, nos pauvres impers commençaient à sérieusement s'imbiber. Je haussai les épaules en signe d'acquiescement, et d'un commun accord, nous fonçâmes vers l'entrée de la première « passerelle » en vue. J'étais un peu abruti, choqué, par mon aventure de la nuit ; je n'avais pas envie de me retrouver immédiatement entre les quatre murs sales de mon appartement, suintant d'humidité et constellés de posters érotiques. Seul. Seul avec mes misérables lubies.
Nous glissâmes nos cartes perforées dans la fente du contrôleur électronique et nous laissâmes emporter à bonne allure sur le trottoir roulant, presque désert à cette heure matinale. Les principaux Blocs de la ville étaient innervés par ce réseau de trottoirs suspendus, permettant de se rendre en presque n'importe quel endroit dans un délai relativement court et sans fatigue. Ils étaient enfermés dans des tubes de verre, de sorte qu'on pouvait contempler les rues défiler sous nos pieds et lorgner par les baies vitrées des immeubles que nous frôlions. Les passerelles constituaient un paradis pour les voyeurs. C'était la Compagnie qui payait nos cartes pour y accéder. De sorte que nous ne prenions jamais le métro, réservé aux classes plus aisées, ou encore les bus aériens qui bondissaient de toit d'immeuble en toit d'immeuble, si haut au-dessus de nos têtes et de nos moyens financiers.
Pendant plusieurs minutes, nous restâmes silencieux à observer le complexe de tours de la Société Strand Import, déguisé pour l'occasion en arbre de Noël ; puis les gigantesques néons publicitaires couronnant l'hôtel New Savoy. Cette fausse gaieté dégageait a contrario une tristesse infiniment plus perceptible qu'à l'ordinaire.
— On pourrait finir la nuit sur les terrasses de Washington Avenue, proposa brusquement Cheval Bandant. Je te parie que c'est encore bourré de fêtards...
— Ne déconne pas, on n'a pas les moyens de se payer ça...
— C'est mon idée. Je t'invite. Tu ne veux pas prendre un petit bain de bruits, de senteurs féminines et de tabac terrien ?
Bien sûr que si, j'en crevais d'envie. Mais seuls les gens huppés allaient sur les terrasses, d'où l'on pouvait dominer le Comptoir tout entier, ou presque, et jusqu'à la Limite. J'eus brusquement envie de voir la Limite, comme pour m'assurer que rien n'avait bougé, que tout était en place. Curieux réflexe.
— D'accord, c'est toi qui régales.
Au premier carrefour de passerelles, nous changeâmes de monture et nous dirigeâmes vers Washington Avenue, Bloc 3. Le cœur de la cité.
***
« Les Arkens vivaient déjà ici avant l'arrivée des premiers explorateurs spatiaux, des premiers scientifiques. Ils sont le Peuple Elu de ce monde, désignés par le Grand Esprit comme tels. Car le Grand Esprit a veillé à ce que chaque monde, chaque continent, puisse forger sa propre image au travers de ceux qui l'habitent et s'en nourrissent, à ce qu'il acquière une identité qui le rend unique et incomparable. Il a aussi pensé que les Peuples Elus de chacun de ces mondes, bien que dissemblables par leurs aspects ou leurs mœurs, ne pouvaient se nuire, car il imaginait leur complémentarité comme gage d'un enrichissement mutuel et d'une paix éternelle. Alors pour se rapprocher de chacun de ses peuples, de chacun de ses enfants tout en les aimant tous d'une façon égale, il a revêtu plusieurs visages car il avait à cœur leur bonheur.
« Mais parmi ses fils, il en est qui ont bientôt cru pouvoir s'approprier ce visage et déclarer les autres impies. Ils ont dressé autour de lui des cultes et des dogmes et les ont déclarés supérieurs, tout-puissants ; ils ont morcelé le Grand Esprit en fragments distincts et ennemis, sans comprendre quelle était son unicité. Ils ont décrété les autres peuples nuisibles et inférieurs. Ils se sont complus dans une intolérance aveugle, bientôt relayée par le goût de la puissance et de l'asservissement. Parmi ces enfants corrompus l'Homme Blanc n'a-t-il pas été le pire? Quelque terre qu'il ait abordée, il a brisé les rites anciens et détruit les valeurs morales des civilisations qui y prospéraient. Il a imposé ses lois et ses tabous. Il n'est pas d'exemple où il ait agi autrement que par la contrainte, l'esclavage, ou le massacre.
« Moi, l'Homme Rouge, j'ai grandi dans le récit des malheurs de ma race. Tant il est vrai qu'aucun pouvoir ne peut effacer la mémoire d'un peuple, même au bord de l'extinction. Quand j'ai eu l'âge de courir et de me servir d'un fusil, je me suis échappé de la Réserve et je suis allé de par le monde. Je me suis vite aperçu que je n'étais pas le seul apatride de l'univers. Chaque jour, il en naissait des centaines d'autres du fait de la soif inextinguible de l'Homme Blanc. J'ai voulu acquérir des galons dans sa hiérarchie, pour tenter de comprendre ce qui le poussait à vouloir toujours reculer ses frontières. C'était l'époque où l'on recrutait encore pour l'exploration spatiale, après la découverte des mondes habités du 1er Secteur. L'étrange, c'est que j'ai été utilisé comme éclaireur, ainsi que les Blancs avaient fait pour certains de mes frères, dans les temps anciens. Mais ma peau était encore marquée par le soleil de la Prairie et on ne tarda pas à en avoir peur. J'ai décidé d'abandonner. J'avais déjà beaucoup appris. Ce n'était pas très important. Je ne suis pas à plaindre, mais le Blanc, lui, est beaucoup plus malheureux. Il ne connaîtra jamais ni paix ni repos. Il est condamné à pécher éternellement. Autrefois, il a cherché le Paradis. Et quand il l'a trouvé, il l'a anéanti ; il a cherché le frère. Et quand il l'a trouvé, il l'a abattu ; il a cherché le Diable. Et ne l'a pas vu en lui... »
Cheval Bandant ralluma sa belle pipe sculptée avec des gestes précis d'une infinie lenteur. J'étais littéralement suspendu à ses lèvres, toute fatigue et toute rancœur oubliées. J'aimais l'entendre parler comme il le faisait là. Sa voix résonnait de cette sagesse envoûtante, toute chargée d'une expérience millénaire, transmise de génération en génération. C'était comme un souffle d'autrefois, qu'il me semblait connaître, bien que je ne l'eusse jamais vécu. Un sentiment tout à la fois bienfaisant et douloureux qui pénétrait jusque dans mon âme.
Nous étions assis l'un en face de l'autre depuis plus d'une heure, jouissant de l'impressionnant panorama qui s'étendait sous nos pieds. L'Avenue Washington n'était plus qu'une petite ligne grise tout en bas. Nous occupions une bulle de verre plutôt éloignée du bar. L'air était encore empli d'odeurs de fête et du tintamarre poussif des flonflons. Le jour s'était levé, découpant distinctement maintenant la crête des plus hautes tours. Nous apercevions distinctement l'imbroglio des structures métalliques du spatioport, à l'Est, et le mouvement des vaisseaux en partance. Plus loin encore, les contreforts déchiquetés des Monts Burns, et leurs étranges reflets mauves quand le soleil Turon jouait sur les pans de marbre naturel, lisses comme des miroirs. A l'opposé s'étendait la ligne brune de la jungle, compacte et mystérieuse.
Cheval Bandant dut suivre mon regard qui ne pouvait se détacher de la Limite, et ressentir mon malaise. Il dit :
— Les Arkens vivent comme autrefois mes ancêtres dans les forêts. Comme eux ils défendent leur territoire. Je les comprends. Ils sont comme mes frères. Je n'ai pas choisi mon métier. On m'a muté ici, comme tous ceux que l'on rejette de la Compagnie d'Exploration. Mais je ne veux pas voir couler leur sang. Comment pourrais-je faire ce que je condamne chez les autres ?
— Mais... Ils vivent comme...
— Des sauvages ? Ils se nourrissent du mucilum et en même temps le débarrassent des tiges malades ou superflues. En retour, le végétal les abrite, les protège, peut-être davantage...
— Que veux-tu dire ?
— Je ne sais pas. Leurs rapports sont obscurs...
— Mmmh, mais eux n'ont pas hésité à faire couler le sang.
— Ils protègent ce qui les fait vivre, ce sans quoi ils disparaîtraient.
— Non, je ne suis pas de cet avis. Je n'ai pas provoqué les Arkens. Je me suis borné à faire les sommations d'usage. Ils m'ont assailli délibérément. Ils étaient déterminés. A me blesser. Peut-être à me tuer. J'ai une impression malsaine. Je ne sais pas comment dire, mais...
— Tu es sous le choc, c'est normal.
Nous observâmes un court silence, car un couple de Quiloniens à peau verte et cheveux fous venait de s'installer dans la bulle voisine de la nôtre.
— Non, ce n'est pas ça. Et puis maintenant, il y a Huxley, et Montgomery, attaqués eux aussi. On les connaît, ce ne sont pas des foudres de guerre. Tu as remarqué comme cet abruti de Pierce semblait dans ses petits souliers? Qu'est-ce que ça peut vouloir dire ?
— Ce n'est pas une coïncidence. Peut-être sommes-nous arrivés à un tournant...
— Tu penses toujours que les Arkens ne sont pas dangereux ?
— Minute, Visage Pâle, je n'ai jamais dit qu'ils étaient inoffensifs. C'est toi qui les trouvais un peu timbrés, mais gentils. Mais ils ne sont pas nuisibles, c'est ce que je continue de penser. Très différent cela.
— Si demain c'est toi qui...
— Je me défendrai, bien sûr, m'interrompit vivement Cheval Bandant. A-t-on jamais vu un Cheyenne fuir devant le danger? Mais je ne veux pas ouvrir le feu en premier.
— L'attitude de la Compagnie va probablement évoluer vers plus de sévérité à leur égard, désormais. Elle ne peut pas laisser impunies ces agressions.
— Quelque part, l'équilibre a été rompu... Il avait dit cela d'une voix sombre. J'ignorais ce qu'il entendait par là et sur le moment, je ne cherchai pas à comprendre le fil de sa pensée. Un autre détail venait justement de me revenir.
— Je crois qu'il existe une ancienne voie ferrée sous le tunnel du Bloc 17. Elle est enfouie sous la végétation. Elle doit être pourrie. Tu connaissais son existence ?
Une curieuse lueur passa dans le regard de mon compagnon. Comme souvent, j'eus l'impression qu'il était au courant de beaucoup plus de choses qu'il ne voulait bien admettre.
— Cela doit dater du temps des stations scientifiques. Je crois que certaines étaient implantées au-delà de l'actuelle Limite. Depuis, la jungle a dû regagner le terrain. Bonne chose. Un jour, elle envahira le spatioport et nous n'aurons plus qu'à voir ailleurs, si l'herbe est plus verte.
— Nous sommes là pour l'empêcher, non?
— A condition que tous soient déterminés comme toi, Visage Pâle.
— Je vais rentrer et essayer de dormir un peu.
— De mon côté, je vais tâcher de trouver un autre partenaire pour cette nuit.
— Ça va pas, non ? Tu crois qu'un petit bobo va me clouer au lit ? Rendez-vous au vestiaire à huit heures, mon vieux, pour de nouvelles aventures !
— Tu devrais te tenir tranquille, pour une fois.
— Je ne risque rien. N'es-tu pas homme-médecine ?
Il sourit et se leva, abandonnant une poignée de billets sur la table. Maintenant, la fatigue était en train de peser sur mes épaules et mes paupières comme une chape de plomb. Nous quittâmes les luxueuses terrasses pour nous retrouver sur le plancher des vaches, dans l'Avenue Washington. Des fêtards ivre-morts rasaient les murs en titubant, de-ci de-là, enterrant le réveillon. L'Indien me tendit sa main large et calleuse et je la serrai avec chaleur. Nous étions réconciliés, définitivement. Mais en le regardant s'éloigner vers une passerelle, j'eus pourtant la désagréable impression que nous nous opposerions à nouveau, un jour prochain, sans savoir si c'était le destin qui en déciderait, ou nos instincts ataviques...