CHAPITRE VI
J'atterris dans un hôtel de troisième ordre, au bout d'une errance épuisante, aussi bien pour les jambes que pour les nerfs. Je pris une chambre donnant sur une rue bruyante où s'alignaient des cabarets plus ou moins encanaillés, chamarrés de néons agressifs. Une rue insomniaque, où la pègre locale côtoyait en un étrange ballet le haut de gamme d'Intimar. La jonction des extrêmes.
Je m'abattis sur le lit tout habillé. J'avais marché au hasard, traversé des coins où je n'avais jamais mis les pieds auparavant, selon un itinéraire tortueux, ignoré de moi-même, destiné à effacer ma trace. M'avait-il suivi ? Je n'en étais pas sûr. J'étais harassé. J'avais un besoin criant de sommeil, mais aussi de réflexion. J'avais dépassé le stade de l'incrédulité et pris pleinement conscience de la précarité de ma situation. J'avais aussi éliminé les solutions ordinaires qui en pareil cas — si je peux dire ! — germent immédiatement dans un esprit affolé. A savoir se précipiter dans le premier poste de police ou demander refuge à son ambassade. Et puis? Quel motif aurais-je bien pu invoquer?
J'étais poursuivi par quelque chose qui était moi, qui avait jailli d'un rêve et en voulait à ma vie ? Dans tous les cas de figure, il était prévisible qu'on m'eût adressé au premier psychiatre.
J'étais donc seul. Seul avec Lui. Et je devais dès cet instant envisager la chose fixée comme telle. Ce qui avait pu le matérialiser, je l'ignorais totalement, et d'ailleurs ça ne représentait pas encore pour moi le point crucial. Il existait bel et bien, et je devais lui échapper coûte que coûte… Il portait ma mort en lui. Pire encore, peut-être.
D'abord mettre le plus de distance entre lui et moi. Et puis trouver le moyen de quitter Intimar. J'avais l'impression que si je parvenais à quitter ce monde, il ne me poursuivrait pas au-delà. Mais après tout, je pouvais me .tromper.
— Il t'empêchera de partir, pensai-je à voix haute. Il ne peut pas y avoir deux Laghan dans l'univers. Comment? Il trouvera bien un moyen.
Une seconde, je regrettai de ne pas m'être directement rendu au spatioport. Et je me rendis compte qu'il existait en moi une volonté de comprendre ce qui m'arrivait et d'y faire face. Sans doute, oui.
Je m'endormis comme une souche, en remâchant ces mêmes pensées. Elles furent dans tous mes rêves, refusant de me quitter un instant. Je m'éveillai avec elles et je me rendis compte que mon léger somme n'en avait nullement interrompu le cours. Au contraire, elles semblaient s'être mieux imbriquées les unes dans les autres et former un tout plus cohérent. J'entrevis plusieurs solutions. Encouragé, je fis monter un plateau de déjeuner et dévorai. Ensuite seulement, je repris l'examen de mon problème. Chose un peu étonnante et paradoxale, je me rendis compte que la situation n'était pas sans me procurer une sorte d'excitation qui le disputait à mon angoisse. Je ne m'étais jamais senti aussi vivant que ces dernières heures. Mon existence jusqu'ici vide de sens venait d'en trouver un, ô combien. Les souvenirs morbides avaient cessé de la hanter. Elle avait brisé des chaînes invisibles, je le sentais. Jamais mon esprit n'avait fonctionné avec une telle rapidité, recouvrant des trésors de finesse et d'imagination dont je ne l'aurais jamais cru capable. C'était toute la machine de mon individu qui venait de se remettre en route, acculée par la nécessité. Une étrange jubilation s'empara de moi, comme un joueur au commencement d'une partie d'échecs qui s'annonce complexe et ardue.
En quelques heures, je crois que j'étais redevenu le jeune aspirant explorateur aux dents longues, au corps souple et au tempérament de gagneur. Celui que tu avais connu et aimé, Luona...
Je ne tressaillis même pas lorsqu'on frappa à ma porte dans le milieu de l'après-midi. Je savais mon couteau à portée, sous l'oreiller.
— Qui est là ?
— C'est moi, chéri. (Une voix de femme?) On avait rendez-vous, non ?
— Vous devez vous tromper de porte.
— Dis, je sais lire. Chambre 612, tu es le Civique qui m'a draguée il n'y a pas dix minutes, je reconnais ta voix. J'ai fini mon verre et me voilà, tu as déjà oublié?...
Une sueur glaciale coula lentement entre mes omoplates.
— Tu dis qu'on s'est vu il y a dix minutes?
— Et comment ! Hey, décide-toi où je me tire...
Bon sang...
— Viens, c'est ouvert, lançai-je.
Une fille minable fit son apparition, avec des flacons de gin sous les yeux et une bouche distendue à force de sucer les verres ou des tas d'autres choses. Tout sauf une affaire. Je ne l'avais jamais vue de ma vie, bien entendu, mais elle au contraire semblait juste m'avoir quitté. Je connaissais l'explication. Il m'avait retrouvé, et en prime, se payait ma tête. La pétasse me sourit et hocha le menton.
— Décidément, j'ai pas d'veine. II faut que je me farcisse tous les tordus de passage. J'espère que tu as du pognon, au moins, et du vrai. Parce que les cartes magnétiques, même si tu me les fous dans le...
— Tu es sûre que c'est moi qui t'ai draguée, tout à l'heure ? fis-je en lorgnant par la fenêtre.
— Je ne suis pas encore assez bourrée pour confondre. Tu as même payé la note du bar... T'as changé d'avis ?
Une seconde, je fus tenté de tout lui raconter. De dévoiler à cette parfaite inconnue dans quelle étrange partie elle venait inconsciemment de poser le pied. Que j'étais poursuivi par quelqu'un qui voulait se faire passer pour moi, qu'il s'était servi d'elle pour me terroriser, me faire commettre une imprudence... Mais les mots restèrent coincés à mi-gorge. A quoi bon ? Je renonçai à cette idée saugrenue aussi rapidement qu'elle m'avait effleuré.
Je tirai quelques billets froissés de mon imper et les lui fourrai dans la main.
— Pour le dérangement, expliquai-je rapidement. Attends une dizaine de minutes, et puis descends régler ma note, tu as largement assez.
— Mais... qu'est-ce que tu fous?
J'étais en train de plier bagages, et promptement encore ! Je lui répondis d'un clin d'œil complice et la plantai là, son argent à la main. Le couloir était désert. Je m'élançai. J'ignorais si mon maigre stratagème me fournirait ou non un peu d'avance, mais j'avais ressenti le besoin irrépressible de combiner quelque chose, n'importe quoi, qui me procurât le sentiment que j'étais capable de faire jeu égal avec mon poursuivant.
Tandis que je filais par la porte de service, je songeai pourtant qu'il avait rudement vite fait pour retrouver ma trace. Etait-il possible que... Non, et d'ailleurs je refusais de croire qu'il me fût réellement identique, nanti des mêmes réflexes et des mêmes facultés. En somme, qu'il fût un second MOI. Dans mon esprit, il n'était encore qu'un simple pantin tueur, affublé de mon apparence. Il m'avait rejoint avec une facilité déconcertante, bon. Cela prouvait que ceux qui l'avaient conçu... Conçu? Tiens, j'y songeais pour la première fois : « conçu »...
« Mais bien entendu, me dis-je à moi-même, il n'est pas vivant, ce n'est qu'un androïde ou quelque chose dans ce genre. On l'a fabriqué, mais qui ? Et pourquoi moi ? »
Je débouchai dans une ruelle déjà presque obstruée par des foyers de mucilum en pleine croissance, à l'arrière du bâtiment. La voie était libre. Je me frayai un passage parmi les lianes brunes. Je n'avais pas fait dix pas qu'une détonation claqua dans mon dos. Instantanément, je me jetai sur le côté, dans la vase. A la place où je me tenais une fraction de seconde plus tôt s'élevait une fumée noire. On venait de me tirer dessus, mais heureusement sans grande précision. Tapi dans un renfoncement, j'aperçus la silhouette de mon agresseur. Je le vis avec terreur qui s'approchait de moi, et pour la première fois, je fus à même de le dévisager parfaitement. Notre ressemblance allait au-delà des mots, et quand je dis ressemblance... Parle-t-on de ressemblance pour le reflet que renvoie votre miroir chaque matin ? Nous étions parfaitement identiques et cette constatation me fit mal. Je n'étais plus seul. Cette chose, cet... individu, était mon double parfait, du moins sous un angle purement morphologique. Le poignard fut dans ma main sans que je sache si je m'en étais emparé ou s'il s'y était glissé de lui-même. Mais je n'étais pas assez fou pour croire qu'il ferait le poids en face de l'arme dont disposait mon ennemi.
Nous étions face-à-face, séparés par une distance de quelques pas. Sans témoin.
— Laghan, dit-il de cette voix si pareille à la mienne que c'en devenait exaspérant, tu ne pourras pas m'échapper indéfiniment. Cette ville est comme un champ clos. Tu ne pourras qu'y tourner en rond, comme dans une arène.
— Je partirai, si c'est ce que tu veux.
— Non, je regrette, ça ne suffit pas. Je te l'ai dit, nous ne pouvons pas exister simultanément.
— Mais enfin qui es-tu? Que me veux-tu?
— Je suis... toi, et tu sais ce que je désire plus que tout au monde : nous unir.
— Par la mort ?
— Mais oui...
Ce qui me surprit, bien que la peur me tenaillât les tripes, c'est qu'il parlait naturellement, sans haine, avec une sérénité presque étrange, incongrue. Comme si tout allait de soi, et qu'il était parfaitement normal et légitime qu'il se trouve là, devant moi, prêt à m'abattre !
— Tu n'es qu'un robot, trouvai-je le courage de lui jeter à la figure.
L'idée me paraissait de moins en moins saugrenue. C'était la seule explication, en tout cas la seule que je voulais concevoir. Pour rien au monde je n'aurais voulu admettre que cet être jumeau, ici, devant moi, fût un être vivant, fait de chair et de sang. C'eût été abattre la porte depuis longtemps murée renfermant toutes les terreurs et les superstitions. Et puis la pensée qu'il ne fût qu'une copie sommaire me redonnait du courage, me laissait entrevoir une solution de gagner...
Je sentis qu'il réfléchissait, comme pour peser le bien-fondé de mon affirmation.
— Je ne suis pas une machine, Laghan.
— Prouve-le !
— Il suffit que je te le dise, non?
— Alors tu ne peux pas le prouver.
— Je chercherai un moyen. Tu me prends un peu de court.
— Qu'est-ce que tu attends pour me tuer?
— Je voudrais que tu sois heureux d'être uni à moi. Tout serait tellement plus simple...
— Simple? Pour toi, peut-être, mais il n'est pas simple de mourir.
— Ce n'est pas mourir qui te fait peur, mais plutôt de souffrir. J'aurais dû y penser.
— Qu'en sais-tu ?
— Je lis en toi, puisque je suis toi.
— Finissons-en.
— Non, pas maintenant. Je ne pensais pas que ce serait aussi facile. Et puis j'ai envie de mieux nous connaître. Je ne veux pas te faire de mal. Je dois te supprimer par nécessité, non par haine. Si tu ne veux pas souffrir, j'en tiendrai compte. Je pensais que le moyen n'avait pas d'importance, mais à présent je vois...
Le plus extraordinaire, c'est qu'il m'annonçait cela avec une évidente sincérité. Il avait baissé son arme et la tenait le long du corps.
— Tu ne renonceras jamais à me tuer? demandai-je.
— C'est impossible, je regrette. Toutes les décisions ne m'appartiennent pas.
— Alors tu n'es pas vraiment vivant.
— Je ne crois pas que tu sois plus libre que moi.
— Maintenant, je vais courir jusqu'au bout de la ruelle. Tu ne m'abattras pas par-derrière ?
— Le ferais-tu ?
— Non.
— Alors...
J'allais prendre mon élan, puis quelque chose me retint.
— Tu semblés persuadé de pouvoir me retrouver où que j'aille... Et si tu me perdais, cependant ?
— Impossible. Comment cela se pourrait-il, puisque je suis toi? Va, maintenant, que je puisse en apprendre davantage...
Il n'eut pas besoin de me le répéter. En quelques foulées, je gagnai l'extrémité du passage et je me fondis dans la foule d'un boulevard animé et bruyant avec un indicible soulagement. Aussi longtemps que je serais entouré, il ne pourrait rien contre moi. Ma mort ne le servait que dans la mesure où elle était ignorée de tous.
Cette évidence m'inspira brusquement une singulière idée, tandis que je me laissais transporter par la cohue, sans but bien défini.
Trois Blocs plus loin, je me précipitai dans la première cabine de visiophone que j'aperçus. Je composai un numéro qui traînait depuis des années dans un coin de ma mémoire. Tonalité lancinante, puis une voix me demanda la destination de mon appel, sans amabilité particulière.
— Il faut que je parle de toute urgence à miss Sarah Turner, c'est très important. J'appelle en code interplanétaire d'Intimar. Je voudrais lui communiquer certaines informations de la plus haute importance. Je crois qu'elle y trouvera matière à un scoop de première et du même coup elle m'offrira une chance de sauver ma peau. Ma vie est menacée. Si ce que je sais est publié, connu de tous, alors...
— Ne vous emballez pas, monsieur... Qui êtes-vous ?
— Laghan. Mon nom est Laghan.
— On ne peut pas contacter miss Turner comme ça, monsieur Laghan. C'est une personne très occupée.
— Miss Turner me connaît. Elle a donné ce numéro elle-même et...
— C'est le numéro de la revue, monsieur Laghan, sur Petrom. Je suis la secrétaire de miss Turner. Comment avez-vous connu miss Turner ?
Je trouvai la question plutôt grossière, d'autant que sur l'écran dansaient des motifs tridimensionnels, destinés à masquer le visage de ma correspondante. Standardistes et compagnie, filtre à cons, maudite engeance... Et moi, je ne pouvais pas dissimuler ma figure ravagée par la panique.
— Il y a trois ans, miss Turner est venue ici, pour enquêter sur les Civiques. Elle m'a interviewé longuement. Vous savez, les Civiques, ce sont...
— Oui, je sais, coupa mon interlocutrice un peu rudement. Eh bien, monsieur Laghan, il faut que vous preniez rendez-vous, je ne vois pas d'autre solution. Et vous n'avez aucune chance avant trois semaines. Miss Turner est véritablement noyée de travail, vous savez?
Sous-entendu : elle n'a que faire des démonstrations amoureuses de ses admirateurs, vous devriez vous soulager devant une de ses photos, ça devrait aller mieux après... Une colère terrible s'empara alors de moi.
— Madame, vous ne semblez pas vouloir comprendre. Je serai mort peut-être ce soir. Miss Turner est ma seule chance. Mettez-moi en relation avec elle au plus vite, c'est capital.
— Elle est absente, monsieur. Elle ne rentrera guère avant deux ou trois heures.
— Je rappellerai à ce moment-là.
Je raccrochai, et l'appareil recracha ma carte de crédit en indiquant un solde qui ne me permettait désormais plus d'utiliser ce moyen de communication qu'à doses parcimonieuses. J'étais déconcerté. La secrétaire m'avait peut-être mené en bateau, pour savoir si j'aurais l'estomac de rappeler. Ma combine s'annonçait plus difficile à réaliser que je ne m'y attendais.
Je quittai la cabine. Il faisait lourd en cette fin d'après-midi. Je fus soulagé de constater que mon poursuivant n'était pas là. Je devais profiter du répit qu'il semblait m'avoir accordé. Quitter Intimar. Au plus vite. Il avait raison sur un point. Cette ville cernée par la jungle, malgré son modernisme orgueilleux de façade, n'était qu'un piège exigu, où j'étais condamné à tourner en rond. Ma seule chance était d'embarquer pour Petrom. D'ailleurs, je ne laissais rien derrière moi qui eût une réelle signification. Je pouvais lever l'ancre sur-le-champ, pour n'importe où. C'était dans ma nature. Là-bas, je pourrais le perdre plus facilement et peut-être le démasquer. Je sentais qu'une partie de son pouvoir était liée à Intimar. Partir, oui. Tout de suite. Une seule incertitude, mais de taille : par quel moyen tenterait-il de m'en empêcher...
Je m'élançai vers une bouche de métro, la main serrée sur le manche de mon poignard passé dans ma ceinture. Prêt à toute éventualité. J'étais décidé à abattre le premier qui tenterait de se mettre en travers de ma route. Quelques minutes de trajet à la vitesse du son, et je débarquai dans le spatioport quasiment désert. Cela sentait l'odeur fade et déplaisante des fins de journée. Le carrelage était jonché d'immondices. Quelques équipes de nettoyage étaient déjà au travail. Je me mis en quête d'un distributeur automatique de tickets. Il s'en dressait un peu partout. Mon cœur cognait fort dans ma poitrine, et je ne cessai de jeter des coups d'œil inquiets autour de moi. Les quelques secondes que mit la machine à gober ma carte magnétique et à me délivrer le sésame de la délivrance me parurent des années.
Il se trouvait justement qu'une des dernières navettes pour Petrom n'allait pas tarder à prendre l'air. La coïncidence me parut être un présage de bonne fortune. Je me hâtai vers le point d'embarquement, dans le dédale de halls et de passerelles. Je commençais à penser que mon ennemi intime avait peut-être péché par orgueil en me sous-estimant. Il avait eu tort de ne pas me tuer quand il en avait la possibilité, puis de me laisser autant de champ libre. J'étais loin d'avoir un tempérament de mouton résigné. Je me voyais déjà forçant la porte de Sarah Turner et lui déballant tout à trac : on cherche à me tuer, à se substituer à moi et c'est mon propre double. Oui, vous avez bien entendu. C'est un scoop, hein ? Je présume que c'est une copie mécanique, oui, cela ne fait même aucun doute. C'est fou la perfection de certains androïdes, vous savez. Qui l'a lancé sur mes traces? Vraiment je l'ignore...
Mais curieusement, tandis que j'imaginais cette scène, j'avais ralenti mon pas. Qu'est-ce que ça changerait de me réfugier là-bas? Puisqu'il me poursuivrait toujours, sans relâche, jusqu'à l'accomplissement de sa mission... d'unification ! Qu'y a-t-il de pire que vivre comme une bête traquée. Sarah Turner? Oui, bien sûr, elle se souviendrait de moi. Mais elle ne me croirait pas. Les Civiques n'avaient jamais eu une réputation de total équilibre mental. D'ailleurs, pour faire leur job, c'était préférable.
Je commençais à douter. Une étrange passivité était en train de me gagner. N'avais-je pas inconsciemment le désir de mourir ? Alors pourquoi fuir? Ne valait-il pas mieux rester, et attendre? Je m'étais arrêté, le souffle court. Sans que mon cerveau en eût vraiment donné l'ordre, ma main froissa le ticket et le jeta au loin. Puis je revins sur mes pas, le cœur étrangement soulagé, bien que je ne puisse m'expliquer mon revirement subit.
Je ne fus pas surpris de le trouver là, assis sur un banc, comme un voyageur ordinaire. J'en arrivais presque à m'accommoder de cette présence. N'était-il pas normal qu'il fût collé à mes talons comme une ombre ? Il me dévisagea avec sa tranquillité habituelle. Quelle sorte de créature était-il donc ? Quelles facultés surnaturelles détenait-il ? Il jouait avec moi comme un lynx fait d'un lapin éreinté. Je remarquai qu'il ne tenait pas d'arme. J'aurais dû m'élancer sur lui, le saisir à la gorge, lui enfoncer mon couteau jusqu'au cœur. Mais je restais là, les bras le long du corps, accablé par une faiblesse soudaine. Impuissant.
— Arrête ce jeu, lui criai-je. Tu dois me tuer, alors fais-le.
— Je voudrais aussi abréger ton supplice, répondit-il posément. Attendre la mort n'est pas une chose agréable et tu sais que je ne veux pas te faire souffrir.
— Tiens, tu ne songes plus à jouir du plaisir de la chasse ?
— Chaque heure qui passe modifie mon raisonnement. J'apprends à te connaître mieux.
— Tu renonceras peut-être à me tuer, alors ?
— Cela, n'y compte pas. Mais je ne suis plus d'avis de te laisser dans l'angoisse.
— Alors qu'attends-tu ?
— Je suis navré, mais je ne peux pas encore. Quelque chose en toi m'échappe. Une ombre a recouvert une partie de ton esprit, à laquelle je me heurte. Probablement à ton insu. Tant que je n'arriverai pas à la percer...
— Je ne peux t'être d'aucune aide ? demandai-je avec un petit rire forcé.
— Non. Il faut me laisser le temps de te sonder plus avant. Comment pourrions-nous être unis si quelque chose de capital m'échappe de toi ?
— Encore un sursis, alors?
— Oui, mais je ne l'ai pas décidé. Ce sont les circonstances... Oh, tu penses que ça te donnera le temps de prévenir cette journaliste... Sarah Turner? Je crains que tu n'ailles au-devant d'une déception de ce côté, tu sais? Tu vas découvrir à quel point la bêtise et l'incrédulité de tes semblables sont les meilleurs garants de mon incognito. Regarde derrière toi, Laghan... Tu vois ce type assis en tailleur, là-bas, contre le mur? Il nous voit. Ensemble. Côte à côte. Nous devons former un couple peu ordinaire, pourtant... Et il ne bouge même pas. Il ne montre pas trace du moindre étonnement, de la moindre curiosité... Tu comprends? Il s'en fout, tout simplement. Si je t'abattais, ici, tout de suite, il ne te serait d'aucun secours...
— On verra. Je suis décidé à jouer toutes mes cartes.
— Dépêche-toi... De toute façon, tu as bien fait de ne pas partir pour Petrom.
Je haussai les épaules. J'étais en train de prendre conscience que je n'avais rien réellement décidé. C'était son esprit à lui, qui au fil des heures prenait davantage possession du mien, comme une page vierge s'imprimant progressivement à l'exposition du modèle ; lui qui immisçait des pensées étrangères parmi les miennes, sans que je sois capable de séparer le bon grain de l'ivraie.
— Tu commences à comprendre, dit-il.
— Tu lis en moi.
— Comme dans un livre ouvert.
— Et moi je ne sais rien de toi. Que feras-tu, une fois que tu m'auras éliminé, dis un peu?
— Mais... rien. Je continuerai à exister en tant que toi. J'aurai rompu le cordon ombilical qui nous lie. Je serai indépendant, comme tu l'es aujourd'hui. Ou du moins comme tu l'étais avant ma venue.
— Quel étrange besoin tu as de vouloir prendre à tout prix ma place?
— Parce que je sais que je te suis supérieur sur de nombreux points.
— Qui te dirige ? Qui t'a fabriqué ?
— Je ne peux rien te dire. Tu ne pourras comprendre toutes ces choses que lorsque nous ne ferons plus qu'un.
— Je ne vois pas comment.
— Tu verras. Maintenant je dois te laisser.
— Combien d'heures ai-je à vivre encore ainsi ?
— Disons... Une nuit, peut-être plus.
— Fais vite.
— Je m'y emploie.
Il se leva posément et s'éloigna. Tandis qu'il me tournait ainsi le dos je m'aperçus pour la première fois qu'il portait une sorte d'excroissance étrange sur la nuque, mal dissimulée par son col relevé. Ceci me causa un choc. C'était positivement quelque chose QUE JE N'AVAIS PAS ! Je venais de découvrir un détail capital. Il n'était donc pas TOUT A FAIT semblable à moi ! J'étais tout absorbé par cette révélation lorsqu'une main vint se poser sur mon épaule.
Je tressaillis en me retournant. L'homme que j'avais vu accroupi tout à l'heure était derrière moi et me dévisageait d'un air grave.
— Cheval Bandant ! m'écriai-je en le reconnaissant. Mais qu'est-ce que tu fiches ici?
— Je t'attendais, répondit l'Indien. Je savais que tôt ou tard tu chercherais à partir.
— Tu... Tu l'as vu, hein?
— Oui.
— Que dois-je faire ? Comment m'en débarrasser et vivre comme avant ?
— Je crois que tu ne vivras plus jamais comme avant, quoi qu'il arrive. Tu dois te libérer de son emprise mentale, t'éloigner de lui et te préparer à l'affronter.
— Mais je ne peux pas... C'est comme s'il me tenait...
— Tu le dois. Je t'aiderai. Maintenant, ne reste pas là. Suis-moi.
Il m'entraîna vers la sortie et nous revînmes en ville. Nous n'avions pas échangé une parole durant tout le trajet. Nous venions de débarquer d'une passerelle à proximité des locaux de la Compagnie et il faisait tout à fait nuit, quand il me demanda :
— Tu ne remarques rien ?
En regardant autour de moi, je constatai que le mucilum abondait dans tous les coins. La rue s'était transformée en un véritable cloaque. Un frisson désagréable courut sur ma peau.
— Mais... ce n'est pas possible... comment cela a-t-il pu dégénérer de cette façon ?
— Suis-moi...
Nous marchâmes l'un derrière l'autre, en prenant garde de ne pas approcher de trop près les bourses d'acide prêtes à exploser. Nous atteignîmes les immeubles de la Compagnie. Il y avait foule devant l'entrée. Je reconnus au passage plusieurs visages, mais c'est surtout l'homme qui parlait sur une estrade avec un porte-voix qui accrocha mon attention. Il haranguait l'assistance déjà convertie avec un discours énergique :
« La grève des Civiques se poursuivra, oui, aussi longtemps que nos revendications légitimes ne seront pas satisfaites. Marre de se laisser exploiter pour un salaire misérable, quand nous risquons notre peau chaque nuit pour tous ces enfoirés pleins aux as qui roupillent dans les palaces, tous frais payés par leurs consortiums. Tous ces mecs à attaché-case et air prétentieux qui s'envoient des putes que notre salaire annuel ne pourrait nous offrir ! Pendant qu'ils inventent de nouvelles positions, où êtes-vous, les gars ? Dans la merde. Vous pataugez dans cette mélasse en essuyant l'acide qui dégouline sur votre visière... »
Je me tournai vers Cheval Bandant, stupéfait, laissant filer le reste de la déclaration.
— Mais... C'est Montgomery ? Et il a réussi à convaincre tous les Civiques de cesser le travail ?
— Et regarde qui se trouve derrière lui...
— Alan Pierce ! C'est Alan Pierce, ce salaud de démago...
— Ce ne sont ni Montgomery, ni Pierce... Je le dévisageai avec stupeur.
— Tu ne veux quand même pas me faire croire... Ce n'est pas possible !
— Le vrai Montgomery, tu l'as vu emporté par les Arkens l'autre nuit. Celui-là est son double. Il a pris sa place. J'ai aussi de fortes présomptions contre celui qui se fait appeler Pierce.
— Pierce... Mais depuis quand?
— Impossible à savoir.
— Montgomery aurait donc été abattu le soir où il tentait de fuir...
— C'est probable.
— Quand je suis retourné chez lui le lendemain, j'ai donc vu... l'autre! Bien sûr... Cela explique mieux ce soudain revirement de sa part. Pauvre Montgo... Mais il faut arrêter ça, leur dire à tous qu'il s'agit d'une supercherie, d'une machination !
— Personne ne te croira, Laghan. Ils penseront tout simplement que tu es devenu fêlé. Nous, nous savons... Mais eux? Regarde-les, tous ceux-là. Observe-les. Ils viennent de trouver un nouveau messie. Que vaudra ta parole contre la sienne? C'est trop tard. La graine a déjà germé.
— Si cette grève n'est pas rapidement interrompue, c'est le comptoir tout entier qui ne va pas tarder à être asphyxié.
— C'est exactement ce que ces créatures cherchent, Laghan. Nous infiltrer, jusqu'à s'emparer des postes de commande, et puis laisser le mucilum nous engloutir. Ils ne sont que des agents, des maillons, dirigés vers un même but : nous faire quitter Intimar.
— Mais... ce sont des machines, des robots, créés à notre image ?
— Non, Laghan. Ils sont semblables à nous. Ils sont faits de chair et de sang. Ils ont un cœur, et un esprit également.
— Mais enfin quelqu'un les a bien créés !
— Le Grand Esprit, peut-être bien...
Il sourit en disant cela, et je ne pus me convaincre qu'il s'agissait seulement d'une boutade.
— Mais alors... ils... ils pourraient être partout, partout autour de nous ? Il y en a peut-être ici même dans cette foule?...
— C'est possible. J'ai malheureusement bien peur que cette bizarre épidémie n'ait fait d'autres proies à l'extérieur de la Compagnie.
— Il faut que tout le monde sache ce qui se passe. On ne peut pas laisser faire ça. Nous devons agir.
— Mmmh, nous tâcherons. Mais d'abord, il faut penser à toi. Viens, nous n'avons plus rien à faire ici...
Il m'attira fermement en direction d'une passerelle, craignant sans doute que mon tempérament ne me conduise à provoquer un esclandre. C'est vrai que submergé par l'horreur, je n'arrivais pas à détacher mon regard de tous ces hommes plantés là, pendus aux lèvres de cet imposteur qui avait pris les traits de Montgomery. Tous ces types, mes collègues, qui ne se doutaient pas une seconde de l'atroce manipulation dont ils étaient l'objet.
Un cauchemar. Un cauchemar éveillé...