CHAPITRE V

 

Le Bloc 17 s'étendait au-delà de Kimberley Avenue, au nord de la ville, et par de nombreux aspects, il n'était pas sans me rappeler mon vieux quartier natal du Bronx, à New York. Même paysage misérable et chaotique, veiné de ruelles étroites et pentues où les entrepôts le disputaient aux ruines du siècle dernier, édifiées par les premiers colonisateurs. Les lumières bigarrées et agressives des enseignes luxueuses du centre n'arrivaient pas jusqu'ici. Ce coin sinistre avait des allures d'envers de décor. Les seules passerelles existantes pour y accéder étaient exclusivement réservées au fret et souvent reliées directement au spatioport. Pas mal de gens travaillaient là, sans compter les démunis de toutes origines qui y rôdaient à l'affût d'un petit job lucratif ; mais tout ce monde repartait tôt le soir, quand le mucilum devenait trop abondant dans les rues.

Il n'y avait pas foule quand je m'y aventurai ce jour-là. L'après-midi touchait à sa fin — les journées d'Intimar n'excédaient jamais quatorze ou seize heures — et mon pas solitaire résonnait sur le macadam luisant d'humidité. Il pleuvait, pour ne pas changer. En traversant un terrain vague, j'aperçus loin sur ma droite une bande d'Arkens réunis autour d'un feu, au sommet d'un monticule de gravats. C'était l'heure où ils quittaient les profondeurs de la jungle pour essaimer ici ou là, en quête d'un supplément à leur repas essentiellement composé de racines de mucilum. Ils me suivirent des yeux, mais sans daigner bouger. Je ne m'attardai pas et disparus dans une ruelle déjà copieusement envahie par le végétal parasite. Il n'avait pas encore atteint sa maturité, se contentant seulement de déployer sa longue chevelure ocre ou verdâtre sur les espaces facilement accessibles ; ses bourses d'acide étaient encore flasques et ses racines aériennes bien fragiles. Il bruissait sur mon passage, comme un animal eût grogné en pareille circonstance, et dégageait une odeur désagréable et dissuasive, mais nullement nocive encore. Je ne prenais pas un grand risque à me perdre sans combinaison protectrice dans ce dédale brumeux, où régnait une touffeur quasi tropicale.

J'eus vite fait d'atteindre le tunnel où trois jours plus tôt les Arkens m'avaient agressé. C'était la première fois que je le voyais de jour. L'endroit semblait désert. Le silence n'était guère troublé que par le crépitement de la pluie fine, mais têtue, sur les ruines alentour. J'hésitai à renouveler l'expérience qui m'avait valu un bras en écharpe pas si longtemps auparavant. D'un autre côté, j'étais décidé à ne pas avoir accompli tout ce laborieux chemin en vain. Je regardai autour de moi et presque immédiatement, je fus attiré par un morceau de drap sombre jeté sur un éboulis. Je m'en approchai et émis un sifflement involontaire. La bâche qui avait servi à envelopper le cadavre que j'avais entrevu aux mains des Arkens la nuit passée. Je ne pouvais pas me tromper, d'autant qu'elle était tachée en plusieurs endroits... par ce que je supposai être du sang. Je crois que c'est ce qui chassa mon indécision. Le souvenir de la scène repassa devant mes yeux et je repris assez de courage pour me diriger droit vers l'entrée du boyau sombre. Ce ne fut pas sans mal, car visiblement, les Civiques n'avaient guère pris la peine de déblayer l'endroit depuis l'autre nuit. J'essuyai même un jet d'acide qui brûla en partie l'épaule gauche de mon pardessus. Les tiges de mucilum me frôlaient comme par jeu, s'appliquant à prolonger leur contact visqueux sur le dos de mes mains et parfois même dans mon cou.

J'atteignis l'orifice, un mouchoir sur le nez car la puanteur devenait intolérable. De la pointe de ma botte, je cherchai à écarter le végétal tout autour de moi. Je me trouvai à l'endroit même où j'avais été terrassé l'autre jour. Un bruit métallique répondit soudain aux investigations de mon pied. Le rail. Je ne m'étais pas trompé. Il s'agissait bien du rail, et il s'enfonçait bien loin sous le tunnel, sans doute pour resurgir dans la jungle, derrière la Limite. Où diable pouvait-il conduire? Une furieuse envie me prit de le savoir. Mais poursuivre plus avant aurait été purement suicidaire. Le mucilum se refermait sur moi, avec une rapidité telle que j'eus du mal à dégager ma cheville. Pourtant, je restai planté là, à scruter l'obscurité mystérieuse du tunnel.

Cela se produisit brusquement. Un mouvement, là-bas. Lent, mais implacable. Je le sentais parfaitement aux vibrations du rail, sous mon pied. Quelque chose venait vers moi. Quelque chose de solitaire et qui en voulait à ma vie... Pas un Arken, non. Non, c'était... La Mort. Mon sang se glaça et engourdit mes membres. Il ne fallait pas que je demeure ainsi, statufié ! Et pourtant, une curiosité morbide me maintint à ma place... Je mourrais, en restant là, j'en étais sûr, mais...

Je dus faire un violent effort sur moi-même pour m'arracher de la place. Je pris la fuite à toutes jambes, sans souci du mucilum qui me giflait au passage. Il fallait faire vite, car j'avais conscience que ça me poursuivrait aussi longtemps que je n'aurais pas regagné un lieu en sécurité...

Je voulus refaire le chemin en sens inverse, mais une désagréable surprise m'attendait. Une dizaine d'Arkens bloquaient le passage. Je maudis mon incommensurable stupidité. Comment n'avais-je pas prévu ce piège aussi grossier? Dire que je n'étais, même pas armé... Heureusement, j'avisai un second passage sur ma droite et m'y précipitai dans la foulée. Aussitôt, les étranges créatures se lancèrent à mes trousses en se dandinant de façon grotesque, mais sans hâte excessive. Je me dis qu'ils s'estimaient sans doute sûrs de leur affaire. J'avais pourtant pris une bonne avance. Sans être un sportif émérite, je disposais néanmoins d'une certaine souplesse naturelle.

Mais je compris vite la raison de leur empressement très mesuré. La ruelle que je venais d'emprunter s'interrompait brutalement sur un fossé profond. Les deux lèvres de cette fissure étaient distantes de plus de trois mètres ! Indécis, je me retournai. J'étais pris au piège, car les murs qui m'entouraient étaient impossibles à escalader et n'ouvraient sur aucune autre issue. Je serrai les poings. S'il fallait défendre sa peau...

Les Arkens apparurent, en procession sagement ordonnée, et nous nous trouvâmes face à face, séparés d'une cinquantaine de mètres. Des reflets d'armes blanches brillaient dans leurs manches. L'un d'eux balançait même ostensiblement une petite hache... Je crus qu'ils allaient me donner l'assaut, mais ils n'en firent rien. Ils papotaient entre eux, ponctuant leurs borborygmes de petits ricanements cruels. Soudain, ils s'interrompirent et regardèrent derrière eux, non sans une certaine inquiétude, à ce qu'il me parut. Je sus ce qui approchait, et la même indicible terreur qui m'avait saisi devant l'entrée du tunnel me submergea à nouveau. La Mort, encore. Il ne fallait pas que je la laisse venir vers moi. Ni même que je la contemple en face. Je crus apercevoir une ombre qui émergeait de la brume...

Je pris ma décision d'un coup, sans avoir vraiment pesé toutes les conséquences. Quelques pas d'élan, et je bondis par-dessus le ravin, bandant tous mes muscles dans l'effort. Il s'en fallut de peu que je ne réussisse. Sans ce putain de bras... Je loupai mon coup, et n'eus que le temps de m'accrocher désespérément au rebord, les pieds pédalant dans le vide. J'entendis les Arkens pousser un cri derrière moi... De mortelles secondes s'écoulèrent. J'eus un mal de chien à effectuer un rétablissement qui me tire d'affaire, gêné par ma blessure et aussi par cette damnée pluie qui m'aveuglait. Je n'eus pas plus tôt roulé de l'autre côté que je repris ma course en trébuchant, tenaillé par l'angoisse. Un rire éclata derrière moi. A moins que ce ne fût moi qui... Je ne sais plus au juste. La seule chose qui comptait alors pour moi était de LUI échapper.

Mon bras s'était remis à saigner. Sacré nom, ce que je pouvais avoir mal... Je courais en me heurtant aux murs, en m'empêtrant dans la couche gluante de mucilum. Je craignais à chaque angle de buter contre mes poursuivants, qui, je le savais, n'avaient toujours pas lâché prise. J'étais trempé jusqu'aux os, maculé de vase. Je ne m'étais jamais senti aussi misérable, aussi lamentable. Ni plus solitaire.

Une bouffée d'espoir ranima mes forces quand j'aperçus une passerelle au-dessus de ma tête. Un monte-charge y accédait car elle était réservée au fret des entrepôts voisins. Je me hâtai d'y prendre pied. Ce n'était pas plutôt fait que les Arkens débouchèrent sur la place où je me tenais encore quelques secondes auparavant. Ils brandirent leurs petits poings calleux dans ma direction, m'abreuvant d'injures dans leur langage incompréhensible. Ils cherchèrent des yeux un moyen de me rejoindre, mais je bloquai le dispositif du monte-charge avec mon imperméable plié. Je connaissais leur aversion pour tous les systèmes mécaniques. Ils ne s'aventuraient jamais sur les passerelles, sans doute parce que leur cerveau primaire attribuait encore à la magie ce qui relevait du seul miracle des roulements à billes...

Je me mis à courir sur la bande de caoutchouc immobile, après m'être introduit par le sas de secours. Je sentais que les Arkens suivaient ma progression dans le tube, les yeux levés. Je les apercevais de loin en loin, et puis ils durent abandonner la partie, car ils disparurent de ma vue. Mon cœur reprit une cadence à peu près normale. Je sortis dans Kimberley Avenue, non sans m'être fait rudement interpeller par des types du service d'entretien. Car je vous l'ai dit, ces passerelles étaient interdites aux usagers. Oui, je vous l'ai dit...

Je regagnai ma rue très péniblement. Le soir tombait. Les gens me regardaient passer comme une bête curieuse, et c'est vrai que j'étais dans un triste état. Je passai devant chez Freddie juste comme il s'apprêtait à fermer boutique. D'abord, il ne me reconnut pas, et puis il poussa un cri :

Laghan ! Mais qu'est-ce que tu fous dans cet état? Entre une minute...

Je le remerciai pour sa gentillesse mais déclinai l'offre. Je n'avais qu'une envie, me mettre au lit et dormir. J'étais mort de fatigue. Je lui demandai néanmoins quelques galettes de riz et lui tendis ma carte magnétique. Il la refusa en me traitant de tous les noms et me mit un paquet dans la main.

— Tu devrais voir un docteur, tu sais ?

— Demain... Demain. Je suis trop crevé ce soir.

— Dis donc, tu ne m'avais pas dit que tu avais un frère. Je l'ai vu passer ce matin, il m'a fait un signe.

— Mais non, idiot, c'était moi, ce matin.

— Ah bon, tu es sûr?... Laisse tomber, va. Aucune importance. Va te refaire une santé. Tu me raconteras tout demain.

Il me souhaita bonne nuit et ferma sur lui. Je grignotai mes infâmes galettes de riz tout en regagnant ma pyramide d'habitation. Je grelottais de froid, à moins que ce ne fût de la décompression nerveuse. L'ascenseur m'abandonna à moitié sourd sur mon palier. Je supportais toujours mal ce brusque changement de... Bon sang, c'est vrai que je l'ai déjà dit.

Je fus accueilli par mon robot cliquetant, apparemment décidé à ne plus tomber en panne. Il avait fait du bon boulot. Le lit était recouvert et la cellule dans son ensemble assez propre. Il ne fallait pas trop lui en demander. Ainsi, il avait déplacé de nombreux objets sur les étagères, fait tomber le portrait de ma femme et sorti Dieu sait pourquoi un vieil album de photos que j'avais l'habitude d'enfouir sous mon linge. Mais cela n'avait pas réellement d'importance. D'ailleurs je n'étais pas en état de gronder qui que ce soit. Je me dévêtis entièrement et fis un brin de toilette. En sortant de la salle d'eau — minuscule, comme le reste —j'attrapai l'album abandonné sur la table pour le ranger. Je n'avais même pas la force de le parcourir, comme je le faisais souvent afin de me replonger en pensée dans les jours encore heureux de mon existence.

Un cliché tomba sur le sol, sans doute détaché d'une page. Il me représentait, debout devant le hublot de ma cellule, bras croisés, avec un air étrange et vaguement moqueur que je ne me connaissais pas. Je ne me souvenais pas avoir posé de cette façon, mais après tout, peut-être avais-je oublié. D'ailleurs, au dos était inscrit : moi-même, tracé d'une écriture qui était irréfutablement la mienne. Sans réfléchir, je la remis dans l'album, et l'album dans son tiroir de prédilection.

Et sans plus attendre, je me jetai sur le lit où le sommeil ne tarda pas à venir me cueillir...

* * *

Luona, ma bien-aimée, pourquoi m'avoir abandonné ? Toi qui étais ma chair et mon souffle, le regard par lequel je m'ouvrais sur la vie. La sœur, l'épouse et l'enfant, toutes confondues en toi. Pourquoi m'avoir fui si loin, si vite ? Pourquoi m'avoir laissé avec ce seul corps, avec ces seuls souvenirs ?

J'étais étendu sur une surface lisse et froide et je rêvais d'elle, tout en contemplant les hautes murailles de glace qui m'entouraient, aux crêtes déchiquetées et farouches. Au-dessus du lac gelé pesait un ciel couleur de plomb. Mon reflet dansait devant moi, sur la paroi de cristal. Jeu de miroir, ou de magie. Je me demandais depuis un moment comment il pouvait changer de place, tandis que moi je demeurais immobile, inerte. Peut-être mort, déjà. Car il allait et venait d'un bord à l'autre de mon champ de vision, parfaitement libre. Et à vrai dire, j'eus l'impression qu'il s'ingéniait à me démontrer tous les avantages de son indépendance fraîchement acquise.

Aussi je ne fus pas réellement surpris lorsque, au bout d'un moment, il se détacha du mur de glace pour glisser dans ma direction. Non pas sur, mais sous le lac, à la façon d'un poisson qui ondule... Il jaillit tout à coup à mes pieds, en face de moi. Mais il n'était déjà plus un reflet. Il avait pris la consistance d'un être de chair bien vivant et semblait avoir perdu le goût au jeu qu'il manifestait encore tout à l'heure, quand il logeait dans la glace. Il baissait la tête d'un air triste.

— N'es-tu pas heureux de ton sort, à présent ? demandai-je.

Et il répondit, sa voix étant semblable en tous points à la mienne, tel un écho parfaitement restitué :

— La vie est la pire des choses. C'est si dur de vivre.

— Rien ne t'obligeait à me quitter.

— On m'a forcé. Je ne pouvais pas faire autrement. Et maintenant...

— Maintenant, on ne peut plus être deux, et tu le sais.

Oui, je le savais. Ou plutôt, je venais de découvrir que je le savais.

— Il faut que l'un de nous vive ou meure, poursuivit mon image. Regarde autour de toi. Existe-t-il deux ciels semblables, deux mondes identiques, deux arbres jumeaux? Non. La Nature conçoit chacun unique, différent de tout ce qui a été, est, et sera. Nous sommes plus que des frères, et pourtant je devrai te tuer. Mais je le ferai sans haine. Je t'aime, Laghan. Mon sang. Mon père.

Un cri terrible jaillit du plus profond de mon subconscient et je me retrouvai dressé sur mon séant, inondé d'une sueur glaciale et malsaine. Je tremblais de peur, car je venais de me rendre compte de l'horreur de ma situation. Je sus immédiatement que quelque chose était penché au-dessus de moi un instant auparavant. Ne me demandez pas pourquoi. Seulement je savais, c'est tout. La porte de ma cellule était grande ouverte, laissant s'engouffrer un mauvais courant d'air. Je bondis hors de mon lit pour la refermer. Comment était-ce possible, je l'ignorais, puisque seul le son de ma voix...

« Mais l'autre aussi a ta voix, murmura un petit lutin intérieur à mon oreille. Et ton visage, aussi. Il est venu et il est reparti. Il t'aime, oui, mais il te tuera... »

Je me précipitai sous un jet d'eau froide. J'étais en train de devenir fou. Un cauchemar, allons, ce n'était qu'un cauchemar. Vite, je fis de la lumière partout, tant était grand mon besoin de me raccrocher à mon environnement quotidien et rassurant. Je fouillai du regard les moindres recoins de ma cellule. Le robot vint vers moi, aux ordres. Je lui trouvai un air bizarre. Il avait dû voir, lui. Oui, je voyais bien à son attitude narquoise qu'il... Mais qu'est-ce que j'étais en train d'imaginer! Je perdais les pédales, ou quoi ? Non, bon sang, je n'inventais rien ! Je l'avais senti près de moi, tout prêt à me tuer. Les dernières images de mon rêve appartenaient à la réalité, j'en étais sûr. Et à présent, une foule de petits détails me revenaient en mémoire, auxquels je n'avais pas suffisamment prêté attention jusqu'ici...

Les paroles de Cheval Bandant résonnèrent à mes oreilles : une menace... pris forme derrière la Limite... mais sous quelle apparence? Eh bien moi je venais de comprendre laquelle et ma peau se hérissait en y songeant ! Dans un flash, je revis Huxley se tirant une balle dans la tête, et puis Montgomery empli de terreur, fuyant comme un damné... Et moi maintenant qui... Je réalisai brusquement que je n'étais plus en sécurité ici. Ni nulle part, d'ailleurs. Il voulait ma peau, mais il ne l'aurait pas. Il n'y avait pas à hésiter. Le premier moment d'angoisse estompé, je recouvrai ma complète lucidité d'esprit. Le monde entier semblait m'avoir décroché dans sa course, abandonné dans un trou sans issue. Mais je m'en foutais. Avais-je jamais suivi vraiment son mouvement fou ?

Je pris un sac léger et fourrai dedans le strict nécessaire. Plus un long couteau indien que m'avait offert Cheval Bandant. Il fallait fuir. Il fallait ME fuir ! Mais n'était-ce pas ce que j'avais toujours fait depuis la mort de Luona? Une sorte de matérialisation de mes terreurs secrètes et quotidiennes? La course avait-elle jamais cessé ?

Je fus prêt en un clin d'œil. Je me risquai dans le corridor plongé dans les ténèbres. Ma main tâtonna pour trouver la minuterie. Mon cœur cognait fort dans ma poitrine. J'avais mon sac sur l'épaule et mon couteau dans la main droite. Mais la coursive était déserte. Je fus soulagé, bien que cela ne prouve rien. Il pouvait m'attendre là-bas, ou encore un peu plus loin. Peut-être était-ce ce qu'il cherchait? M'éloigner de mes bases en pensant m'avoir à sa merci...

Quelques instants plus tard, je me trouvai dans la rue, tous les muscles tendus et le regard sans cesse mobile. Des lambeaux de brouillard flottaient ici et là, que la pluie tiède et sale de l'aube ne tarderait pas à dissiper. L'air était d'une douceur poisseuse, empuanti par le mucilum qui gangrenait les murs alentour et s'épandait en vagues visqueuses dans tous les coins. La chaussée n'était plus qu'un marécage jonché d'ordures. Doucement, la ville endormie s'abîmait dans les replis du végétal monstrueux...

Et brusquement, je le vis. Il venait d'émerger de l'ombre et se tenait immobile, de l'autre côté de la rue. Je ne distinguais que sa silhouette, ses traits étant avalés par l'obscurité environnante, mais je sus que c'était lui, que son regard était posé sur moi... Le froid de la mort pénétra dans mes veines. J'aurais dû devenir fou, et cependant, mon esprit conservait sa lucidité ordinaire et examinait le phénomène avec un stoïcisme inattendu. Etrange. Savais-je, au fond de moi...

Laghan ! l'entendis-je m'appeler doucement — et sa voix était la mienne — Laghan, je vais devoir te tuer.

Et son bras, terminé par ce que je devinai être une arme laser, se tendit vers moi. Je sus que j'étais perdu. Je serais atteint avant d'avoir pu plonger à l'abri. Paralysé, j'observais le canon qui souriait dans ma direction.

— N'aie pas peur, dit-il encore. La mort n'est qu'une étape. Tu vivras en moi et par moi. Tu seras éternel. Je ne te veux pas de mal. Seulement t'unir à moi.

Je sentis qu'il allait tirer. Mon estomac se contracta machinalement. Ce fut à cet instant précis qu'une clarté aveuglante vint baigner notre étrange face-à-face, accompagnée d'un vrombissement que je reconnus sur-le-champ : un Crache-Feu. J'ignore si les Civiques à bord nous aperçurent. En tout cas, cette apparition quasi miraculeuse eut pour effet de faire battre mon double en retraite. Il s'évanouit avec une telle rapidité dans la nuit que j'aurais pu jurer avoir été le jouet d'une hallucination.

Mais je n'avais rien imaginé, je le savais. L'appareil se stabilisa un peu plus haut dans la rue et entreprit paisiblement de nettoyer le macadam enfoui sous la vase. L'aube n'allait plus tarder à poindre.

Et moi je me mis à courir...