CHAPITRE VIII
Le piquet de grève était constitué d'une dizaine d'hommes, des types que je connaissais tous pour la plupart. Ils m'accueillirent avec force tapes amicales, me félicitant de venir me joindre à eux bien que je sois virtuellement sur la touche. Ce n'était pas le cas, bien sûr, mais je me gardai bien de décevoir leurs illusions. Ils semblaient tendus, soumis qu'ils étaient à une pression nerveuse constante. Ils me laissèrent pénétrer dans les bâtiments, après que nous ayons échangé quelques banalités. Je n'en demandais pas davantage.
Dans les locaux régnait un calme de façade. Des groupes s'étaient formés ici et là, au gré des affinités. On s'efforçait visiblement de parler de tout sauf de la principale préoccupation du jour, s'absorbant dans d'interminables tournois d'échecs ou de skull, le dernier jeu à la mode. Mais il était clair que personne ne pouvait se départir d'une anxiété bien naturelle. Pour atteindre mon but, je devais traverser une bonne partie des bureaux. Cela m'exposait évidemment au risque qu'un gars moins distrait que les autres s'interroge sur ma présence soudaine ici. Aussi avais-je pris le parti d'affecter mon air le plus naturel et de progresser sans hâte excessive. Je saluais ceux qui me croisaient avec un sourire détaché. Je me payai même le luxe de prendre un gobelet au distributeur. J'atteignis ainsi les ascenseurs. A partir de là, je savais que ce serait nettement plus difficile. Ce que je risquais si j'étais découvert? Impossible à prévoir... Mais je devais le faire. Je devais mettre tous les atouts de mon côté. Je jouais gros jeu.
La porte de l'ascenseur s'ouvrit et la malchance s'en mêla. Parmi la dizaine de personnes qui débarqua se trouvaient Pierce et Montgomery. Le premier ne dut pas me prêter attention ; mais l'autre me dévisagea avec une surprise évidente, mêlée aussi d'une sorte de... d'incertitude. Nous n'échangeâmes pas la moindre parole, le moindre signe. Déjà la porte se refermait sur moi, coupant court à ce désagréable face-à-face. Quelques secondes plus tard, je parvins à l'étage des magasins d'équipement; presque personne ne s'y trouvait. C'était une chance. Je sortis ma carte passe-partout et entrepris de franchir les derniers obstacles. Les guichets de surveillance étaient déserts. En temps normal, il m'eût été impossible d'accéder jusqu'à l'armurerie, mais la grève avait bouleversé l'organisation normale des consignes de sécurité. Un dernier effort et je fus dans les lieux. Je décrochai rapidement un de ces gros fusils à vecteur laser dont les Crache-Feu étaient équipés. Je dépliai le sac en toile indienne que j'avais pris soin d'emporter et le glissai à l'intérieur, ainsi qu'un paquet de munitions. J'ajoutai à cela une combinaison protectrice complète et un lance-flammes avec quelques capsules de recharge. J'achevais de serrer mon butin lorsque je sentis une présence étrangère dans mon dos...
Avec un réflexe qui m'étonna moi-même, je fis volte-face, jambes fléchies, mon poignard à la main. A temps pour recevoir la charge de Montgomery. Je l'esquivai à moitié et lui assenai au passage un coup terrible avec le manche. Il poussa un cri. Sa main se porta sur son épaule droite et il s'écroula en gémissant parmi les caisses et les ballots. Sans perdre un instant, je bondis sur lui et le frappai à la tête. Je n'avais nullement l'intention de le tuer, seulement de couvrir ma fuite. Aussi n'usai-je que du tranchant de ma main. Je sentis son corps mollir sous moi. Il était hors de combat. Je me redressai, le souffle court. L'assaut avait été rapide, mais très brutal. A présent, il gisait là, à mes pieds. J'éprouvais une folle envie de ficher le camp, mais quelque chose me retint. N'était-ce pas le moment où jamais de savoir? De chasser les derniers doutes ?
Je m'agenouillai auprès de ma victime. Ma main hésitante lui effleura la nuque, écartant les cheveux mouillés de sueur.
— Nom de Dieu ! murmurai-je involontairement.
Je venais de découvrir une protubérance cornée, une sorte de gros bourgeon de la forme d'une fraise qui me fit penser... Si je vous le disais maintenant, pas de doute, vous penseriez que je suis vraiment fou, et vous refuseriez de m'écouter davantage. Pourtant, la ressemblance... Ainsi donc c'était vrai. Cet homme n'était pas Montgomery, mais son double. Il portait un stigmate identique à celui que j'avais cru voir sur... Je me remis à penser à l'autre. Je fouillai mes pensées, sans toutefois percevoir sa présence. Continuait-il pourtant de m'accompagner? Oui, probablement. Il devait même être tout proche.
Je quittai en hâte l'armurerie, fonçant vers les ascenseurs. Je ne disposais que de quelques minutes. Je redescendis, priant pour que mon forfait ne soit pas découvert avant que j'aie pu quitter l'enceinte. J'atterris enfin dans le hall, que je traversai en courant. Au même instant, une voix dans les haut-parleurs lança :
— Interdiction à quiconque de sortir de l'immeuble ! Je répète, interdiction à quic...
Je déboulais déjà à l'extérieur, sous le regard ahuri du piquet de grève. Quelqu'un m'appela, mais je ne répondis pas. Je perdis l'équilibre et m'étalai dans la vase. Hors de souffle, je me relevai avec peine. Une main secourable saisit mon bras pour m'aider.
— Qu'est-ce que vous avez fichu là-dedans, vous ?
Un policier noir me dévisageait sans sympathie particulière. Je fis l'effort de sourire. Sa main restait agrippée à mon poignet. Il appartenait au détachement qui avait pour consigne de rester à proximité des bâtiments, pour éviter les affrontements.
— Je... J'étais venu récupérer des affaires personnelles dans mon vestiaire et... Voici ma carte... Je suis un Civique, mais un non-gréviste...
II me toisa avec mépris.
— C'est quoi, dans le sac?
— Je vous l'ai dit, des affaires personnelles. Des bricoles, des photos, tout ce qu'on peut trouver dans un vestiaire de célibataire, vous savez ?
Je fis un clin d'œil explicite, priant intérieurement pour qu'il ne me demande pas de vérifier le contenu.
— Tirez-vous, se contenta-t-il d'ordonner en lâchant enfin mon bras. Et estimez-vous heureux que je ne vous coffre pas pour agitation. On a assez de problèmes comme ça...
Il désigna avec un geste de mauvaise humeur les manifestants que contenait à grand-peine un cordon de sécurité. Des slogans haineux fusaient à rencontre des Civiques retranchés dans les locaux, accompagnés de quelques pierres. Je me hâtai de disparaître en me mêlant à la foule. Je ne repris mon souffle que deux rues plus loin.
Un détail frappa alors ma mémoire. Cette voix qui m'avait appelé par mon nom tandis que je sortais de la Compagnie, c'était...
Mon regard fit le tour de la place où je venais de stopper. Un groupe passait rapidement le long des murs, là-bas, évitant de s'enfoncer dans le bourbier et courbant la tête sous la pluie tiède. J'ouvris mon sac et endossai la combinaison protectrice, à l'exception du casque. J'accrochai le tube de mon lance-flammes à la ceinture et vérifiai le chargement de mon fusil avant de me remettre en route.
— Y es-tu? demandai-je à mi-voix. Quelques secondes passèrent et une pensée étrangère s'inscrivit dans mon esprit :
— Choisis ton terrain. La chasse va commencer.
***
En trouvant son appartement vide, Cheval Bandant comprit immédiatement ce qui se passait. Il vociféra un torrent d'insanités dans sa langue maternelle et se précipita sur le visiophone. Plusieurs numéros trottaient au choix dans sa tête. Il se décida à composer celui de la Compagnie en priorité. Il dut s'y reprendre à de nombreuses reprises car les lignes étaient pour la plupart bloquées. D'interminables minutes s'écoulèrent avant qu'il puisse enfin joindre Alan Pierce.
— Désolé, l'Indien, mais je suis en pleine négociation, lança la voix bourrue du coordinateur. Qu'est-ce que tu me veux ?
Cheval Bandant sourit, bien qu'il n'en eût pas particulièrement envie. Agacé, Pierce, mais néanmoins curieux...
— Laghan est-il dans l'enceinte? demanda-t-il.
— Non, mais il y était ce fils de pute 1
— Vous l'avez vu ?
— Moi non, mais pour ce qui est d'être venu, il est venu. Tu sais ce qu'il a fait, ton copain ? Il a volé du matériel et laissé Montgomery sur le carreau...
— Quel matériel ?
— Combinaison, lance-flammes, fusil, tout quoi ! Encore heureux qu'il n'ait pas non plus piqué un Crache-Feu. C'était complet.
— Il y a longtemps ?
— Une demi-heure, à peine. Montgomery est encore à l'infirmerie.
— Je vais le retrouver.
— Vous ferez bien, parce qu'il va au-devant des pires ennuis.
Cheval Bandant détailla le visage de son interlocuteur pendant quelques secondes.
— Qu'est-ce qui ne va pas, l'Indien ? Tu as une drôle de façon de me regarder...
— Pierce.
— Pierce, tu n'es pas des nôtres et je le sais, Pierce. Je ne connais pas votre nombre exact, mais je sais qui vous êtes et ce que vous voulez. Mais jusqu'où irez-vous ? Et qui vous contrôle ?
Il eut le temps de voir un vague sourire s'étirer sur les lèvres du coordinateur, juste avant que l'écran ne s'obscurcisse. Cheval Bandant ne s'était pas attendu à obtenir une réponse, mais cela l'avait soulagé d'une certaine tension d'avoir eu le front de se découvrir. Il attendit un peu, et puis appela l'hôtel New Savoy, la chambre 1812. Sarah Turner décrocha presque aussitôt. Elle venait manifestement de s'éveiller en sursaut, mais n'était pas de celles qui craignent d'exposer leur visage démaquillé.
— Salut Cheval Bandant, lança-t-elle d'une voix pâteuse.
— Je suis désolé de vous importuner, mais...
— Est-ce que vous avez vu Laghan ? Est-ce qu'il est avec vous ?
— Non, je ne l'ai pas revu depuis que je vous ai quitté tous les deux. Qu'est-ce qui se passe ?
— Il a fichu le camp, voilà ce qui se passe. Je m'étais absenté pour lui trouver des affaires propres, et il en a profité pour filer. Je suis en train de le chercher dans tous les coins. Il a volé du matériel à la Compagnie et je crois savoir ce qu'il a en tête. Il va certainement chercher à rencontrer son double, à l'affronter. Mais j'ai peur que ce duel ne tourne à son désavantage. Il est insuffisamment préparé. Il est en danger de mort si je ne le retrouve pas à temps.
— Nom de Dieu... Je viens avec vous.
— Non, c'est...
— Je saurai le convaincre mieux que vous si nous mettons la main dessus. Vous n'avez pas à discuter. Vous savez très bien que je vous serai utile. Vous avez une idée de l'endroit où il a pu se rendre?... Enfin, la direction, tout au moins...
— Oui, à mon avis, il veut passer derrière la Limite et il n'y a qu'un chemin qu'il puisse emprunter. C'est un vieux tunnel dans le Bloc 17.
— Le Bloc 17 ! Mais c'est devenu un véritable marécage dans cette zone. C'est intraversable.
— Oui, mais Laghan passera quand même. Ce qu'il veut, c'est remonter aux sources, combattre son ennemi tout en tâchant de comprendre. Ecoutez, il y a une passerelle qui fonctionne encore dans Kimberley Avenue. On se donne rendez-vous à la sortie W 3, d'accord? Le premier arrivé attend l'autre.
L'Indien raccrocha et se mit à fouiner dans tous les coins de son appartement. C'était marrant, mais il savait que cette nuit-là arriverait tôt ou tard, où il serait contraint d'aller là-bas et d'y risquer sa peau. Aussi, il ne ressentait pas l'ombre d'une inquiétude. Il était plutôt serein tout en roulant sa couverture préférée, celle de son père, aussi. Il l'attacha dans son dos avec des lanières de cuir et glissa dans sa ceinture quelques ustensiles dont le tube d'un lance-flammes qu'il conservait secrètement. Il passa autour de son cou plusieurs gris-gris et s'assura que son couteau indien coulissait parfaitement dans sa gaine avant de l'atteler à son avant-bras. Il regretta de n'avoir pas le temps d'entonner le moindre chant, mais son cœur était, paisible et son esprit parfaitement libre. Il connaissait bien l'ennemi. La voix de ses ancêtres pleins de sagesse et d'expérience lui parlait. Leur mélopée soulevait sa force et aiguisait son intelligence.
Il atteignit le point de rendez-vous le premier. Sarah Turner déboula quelques instants après lui de la passerelle. Elle n'avait même pas pris la peine de se coiffer. Tout juste avait-elle enfilé un imperméable déjà trempé par la pluie fine qui commençait à tomber.
— Quelle sale nuit !
— J'ai peur de ne pas vous avoir laissée récupérer des fatigues du voyage, dit poliment Cheval Bandant.
— Oh, ce n'est pas bien grave. Dans mon boulot, on a toujours des années de sommeil à rattraper. J'ai eu du mal à passer. Il y a des flics partout qui interdisent l'accès aux zones dangereuses. Les rues ne ressemblent plus à rien.
— Sauf à ce qui se trouve derrière la Limite. Vous avez passé la bande au détecteur de mensonges ?
— Oh, vous saviez que j'enregistrais?
— Vous ne preniez aucune note, alors forcément, quelque chose devait tourner.
— Vous êtes rudement malin.
— Comme un Indien. Et le résultat?
— Objectivement, je dois considérer que Laghan n'a pas menti. Le tracé du graphique est formel. C'est dingue. Où est-ce qu'il doit se trouver maintenant, à votre avis?
Cheval Bandant fit un geste évasif en direction d'un lacis de ruelles disparaissant quasiment sous la végétation visqueuse. Sarah Turner esquissa une moue plutôt dégoûtée.
— Vraiment, il est passé par là?
— Oui. Nous n'aurons qu'à suivre sa trace. Une chose que je connais. Il est parti droit vers la Limite.
— Mais nous n'avons même pas de combinaison protectrice, on risque...
— Les Arkens non plus, et cependant ils ne sont jamais blessés.
— Vous voulez dire que...
— Cela vit, tout simplement. Avec moi, vous ne risquez rien. Restez toujours à mes côtés. Ne vous éloignez jamais du tracé que je vous indiquerai. Si nous respectons certaines précautions, il ne nous fera aucun mal...
— IL?
L'Indien se baissa et arracha une touffe spongieuse de mucilum en formation. Il la mit devant les yeux de la journaliste.
— Lui, Sarah. Il vit. Il pense, aussi, et sans doute bien davantage que nous ne l'imaginons. Tous nos malheurs nous viennent de lui. A moins qu'au contraire il ne tente de nous sauver malgré nous. Qui peut savoir?
Sarah Turner considéra le cloaque dans lequel il allait leur falloir s'enfoncer. Elle regretta de n'avoir pas emmené son photographe, mais après tout, peut-être valait-il mieux qu'il reste sagement à l'écart de tout ceci, confortablement installé dans leur suite. Elle trouva le courage nécessaire en elle pour lancer :
— Alors, on y va ?
— Vous n'êtes pas forcée de venir, Sarah. Si vous...
— Eh, vous croyez peut-être que j'ai acquis mon statut de grand reporter en couchant avec mon directeur? Désolée, mon vieux, mais quand je suis sur un coup, il faut m'abattre pour se débarrasser de moi. Vous dites que la solution est peut-être là-bas, de l'autre côté? Alors banco. Et ne vous avisez pas de ralentir l'allure à cause de moi, sinon gare.
Cheval Bandant haussa les épaules en réprimant un petit rire. Il aimait bien les squaws avec du tempérament...
***
Ce n'est qu'après avoir traversé Kimberley Avenue que les choses commencèrent à se gâter.
Jusqu'ici, je n'avais guère eu d'autres soucis que d'éviter les regards trop curieux et de m'assurer que mon poursuivant ne me talonnait pas de trop près. Mais à présent, je me trouvais en butte à la terrible réalité d'une situation désastreuse.
L'information de la télé était en dessous de la vérité. La partie nord de la ville, vers le Bloc 17, était quasiment méconnaissable tant la végétation s'y était répandue en vagues hypertrophiques. Certaines rues avaient même disparu totalement ; d'autres émergeaient tant bien que mal de la monstrueuse prolifération. D'innombrables racines de mucilum émergeaient de ce magma, de dimensions stupéfiantes ; des geysers d'acide fumant traversaient la nuit, accompagnés d'explosions sourdes, De toutes parts s'élevaient des vapeurs méphitiques. C'était comme une gigantesque respiration qui soulevait cette jungle démente.
Je sentis ma volonté faiblir devant un tel spectacle. Mais je ne connais personne qui n'eût été saisi de frayeur à la perspective de devoir s'enfoncer dans un pareil enfer. Je m'étais arrêté devant une balustrade métallique, pour embrasser la rude tâche qui m'attendait. Une barrière symbolique dressée là par la police pour empêcher les accidents, balisée par des fanaux. J'en décrochai un, car je n'avais pas eu le temps de me procurer une torche, et enjambai l'obstacle.
— Hé, vous là-bas.
L'exclamation me fit retourner. Je n'avais pas remarqué la présence d'un aérocar de police, cinquante mètres plus loin. Maintenant, deux types couraient vers moi, qui n'avaient pas l'air de tendres. Je ne pouvais courir le risque de me laisser rattraper. Vite, j'assurai mon sac sur mon épaule et pris mes jambes à mon cou. Le fanal n'éclairait pas bien loin, mais en tout cas suffisamment pour me permettre de m'orienter. Au bout de quelques minutes de course, je me rendis compte que les flics avaient lâché prise. Sans doute n'étaient-ils pas très chauds pour s'aventurer jusqu'ici sans combinaisons protectrices. Je stoppai et fis le point. Le mucilum s'était refermé autour de moi, rendu plus effrayant par la pénombre. Heureusement que je connaissais cette zone sur le bout des doigts, sans quoi j'eusse été parfaitement incapable de me repérer dans ce cloaque. J'actionnai mon lance-flammes, pour desserrer un peu l'étau végétal. Il régnait une chaleur incroyable, et pourtant des gouttelettes d'humidité se formaient sur la visière du casque que je venais d'enfiler. Un nuage de vapeur s'éleva bruyamment non loin de moi. Je regardai en arrière. Pas trace de mon ennemi. Il devait certainement me suivre, bien que je n'aie pas ressenti sa présence mentale depuis un long moment.
Je venais de découvrir l'entrée d'une ruelle que j'avais eu l'occasion de survoler à de nombreuses reprises. En la poursuivant tout droit, j'étais quasiment certain d'atteindre sans risque d'erreur le tunnel du Bloc 17.
— Tu compromets tes chances et tu accrois les miennes, tu sais ?
Je m'immobilisai, prêt à faire feu sur tout ce qui bouge.
— Où es-tu ?
— Pas très loin. Je t'aurais cru plus intelligent. A ta place, j'aurais choisi un endroit moins solitaire.
— Ce qui prouve que tu n'es pas vraiment moi.
— Je crois que c'est ce que tu aurais fait s'il n'y avait pas eu ton ami indien. Sous son influence, ton esprit ne suit plus son cours ordinaire, son raisonnement logique. Il a interféré sur tes décisions.
— Evidemment, ça ne pouvait pas te plaire...
— Je ne sais pas encore.
— Montre-toi et finissons-en. Ce jeu de mort t'amuse tant que ça ?
— Non, il me peinerait plutôt. Mais qu'est-ce que je peux faire d'autre ?
— Retourner d'où tu viens, ce ne serait pas idiot.
— Laghan... .
Sa voix résonnait fortement dans ma tête. Il devait se tenir tout près, maintenant.
— Laghan... J'ai percé l'ombre qui nous séparait.
— Félicitations. Il y a donc quelque chose que tu sais au moins sur moi et que j'ignore.
— Tu n'ignores rien du tout, seulement tu te mens à toi-même, tu te joues une singulière comédie.
— Des conneries tout ça. Viens donc m'affronter.
— Tu l'as tuée, Laghan. Tu l'aimais, et pourtant tu l'as tuée. Luona. Tu as tué Luona. Même si tu t'efforces de l'oublier, de faire comme si cela ne s'était jamais passé. Tu m'avais demandé la preuve que je n'étais pas une machine, que j'étais vivant. Voilà ma preuve.
Je fis feu. Quatre, cinq fois. Je ne sais plus. Au hasard. Saloperie. Monstrueuse saloperie, mais qu'est-ce que tu étais donc !
— J'aurai ta peau, me mis-je à gueuler aux quatre points cardinaux. Tu ne m'auras pas comme l'autre a eu Montgomery. Oh, non. Je te crèverai.
— Tu es furieux contre toi, Laghan. Pas contre moi. Je n'ai fait que réveiller ta conscience. Est-ce que ce n'est pas ce que je suis un peu ? Ta conscience ?
— Je te tuerai. Tu peux en être sûr, oui.
— Je suis désolé que tu me haïsses à ce point. Si seulement tu savais. Je ne suis pas un démon, Laghan. Ni quelqu'un de foncièrement mauvais. Je suis sincèrement navré que tu ne voies en moi qu'une créature meurtrière. Je t'aime, Laghan. Je te l'ai déjà dit. Je ne veux que m'unir à toi. Ne te refuse pas...
— Mais... Viens, allez, montre-toi, je t'attends, ricanai-je. Tu n'arrêtes pas de te dérober...
— Parce que j'espérais un peu de ta coopération.
— Tu es complètement timbré.
— Où es-tu, maintenant? Hein? Réponds-moi donc, hé...
Le silence, à nouveau. Puis la peur revint se nicher au creux de mon estomac. Cela ne me disait rien qui vaille. Avait-il enfin décidé de passer à l'ultime phase de son plan ? Je cherchai à scruter les alentours mais il me fut impossible de distinguer quoi que ce soit. Je poursuivis mon avance, avec la prudence d'un serpent. Luona. L'avais-je vraiment tuée, ainsi qu'il le prétendait ? Ou tentait-il seulement de m'en convaincre, pour me déstabiliser... Des images du passé affluaient machinalement à mon esprit, de ces jours heureux où tout était encore possible, avant que... La vérité se fit brutalement jour en moi. Comme un voile qui venait de se déchirer, rouge de sang… Je l'avais tuée, oui. Cette salope... Et alors ? Elle m'avait brisé le cœur. Le cœur, parfaitement. Et je le tuerai aussi, Lui. Comme j'étais prêt à tuer le premier qui se dresserait en ennemi. Le premier qui voudrait m'atteindre dans ma chair.
J'étais tellement absorbé dans mes souvenirs que je ne m'aperçus même pas que je venais d'atteindre le tunnel. J'avais progressé machinalement, jouant de mon lance-flammes ici et là, pour libérer le passage, presque sans y penser. La tâche avait été moins rude que je ne me l'étais imaginé. Je fus presque tenté de croire que le mucilum lui-même me facilitait la besogne. Etrange chasse, oui, vraiment...
Il y eut un mouvement presque imperceptible sur ma gauche, tandis que je me rapprochais de l'ouverture. Je fis aussitôt face, braquant le fusil. Une bande d'Arkens m'observait.
— Tiens donc, lançai-je à voix haute, tu confierais la sale besogne à ces damnés morpions ? Je te préviens que j'abats le premier qui fera un pas dans ma direction.
Je n'obtins aucune réponse, mais les petites créatures s'égaillèrent aussitôt en piaillant, se fondant rapidement dans la végétation. Je lâchai le fusil pour le lance-flammes. Mais je n'eus guère à fournir d'efforts pour me frayer un chemin. Un sentier se trouvait là, que je n'eus pas la naïveté d'attribuer au hasard. C'était peut-être un traquenard, mais de toute façon, ici ou plus loin... J'étais fermement décidé à courir le risque quoi qu'il en coûte. J'étais trempé de pluie, de sueur, de sève malodorante ; je devais être effrayant à voir. Je m'introduisis à l'intérieur de la galerie, cherchant du regard l'endroit où j'avais déjà repéré le rail. Un coup de torche, et je le mis rapidement à nu. Mon cœur cognait dans ma poitrine. Je me mis à le suivre, pas à pas, le dégageant au fur et à mesure. A ce moment, je me fichais éperdument de celui qui courait sur mes talons. Je n'avais qu'une idée en tête : voir au-delà de la Limite, à l'extrémité de ce rail qui filait devant moi. Il devait forcément aboutir quelque part. C'est ce quelque part qui tenaillait ma curiosité, occultant tout le reste.
Un peu plus tard, quand je me retournai, je n'aperçus même plus l'entrée. La galerie semblait interminable. La faible clarté de son fanal n'était guère suffisante pour rassurer mes angoisses. Le mucilum resserrait son étreinte autour de moi ; je pouvais à tout moment basculer dans un gouffre ou me faire assassiner en traître par les Arkens qui je devinais toujours proches. Je n'en finissais plus d'arracher mes bottes à la vase gluante. Bientôt, la première capsule de mon lance-flammes fut épuisée. Tout en rechargeant rapidement, une pensée plutôt inquiétante vint m'assaillir : est-ce que je disposerai de suffisamment de réserves pour m'ouvrir le chemin du retour ? N'étais-je pas en train de m'ensevelir vivant dans cette jungle infecte ? Et puis après ? Je VOULAIS savoir. Avant même de me préoccuper de survivre.
Brusquement, je me retrouvai à l'air libre, pataugeant jusqu'aux genoux dans un marécage brumeux. Il régnait un silence impressionnant. Je venais de franchir la Limite. Le Comptoir était loin derrière moi. Je m'arrêtai au pied d'une forêt gigantesque. Une forêt de mucilum. Je venais de poser le pied en territoire interdit, et paradoxalement, j'en éprouvai un plaisir intense. Je sentis à cet instant que mon choix était le bon, que je n'aurais pu aller nulle part ailleurs.
« Tu commences à raisonner en Indien, mon vieux, soliloquai-je, tout en suivant des yeux le tracé du rail qui reprenait de l'autre côté.
A cette seconde précise, je sus qu'il était là, tout près : à portée immédiate. Et qu'il allait frapper. Je n'eus que le temps de lever les yeux pour entrevoir son ombre qui plongeait sur moi. Je m'écroulai sous son poids, laissant échapper mon arme avec un juron. Instinctivement, je compris que c'était la fin. La fin logique. Il ne pouvait pas me laisser aller plus loin. Bien sûr.
Je me débattis comme un damné, mais ma combinaison limitait mes mouvements. Sa figure si pareille à la mienne était penchée au-dessus de moi. Je l'entendis dire dans un souffle :
— Je ne veux pas te faire souffrir, Laghan. Je n'ai pas de haine.
Il tenait quelque chose dans sa main, de la grosseur d'une amande. Cela s'entrouvrit et une petite langue rouge et fourchue en jaillit. Il l'approcha rapidement de mon visage. Je réalisai qu'il s'agissait d'une tête de serpent, dont le reste du corps était enroulé autour de son avant-bras. Je ressentis une vive douleur à la joue et lâchai un cri terrible. Cette saloperie m'avait mordu, nom de Dieu ! Et j'étais comme paralysé, étendu dans la vase, tandis que la mort s'élançait dans mes veines. Il m'avait tué ! Il m'avait vaincu !
Il se redressa d'un bond et se débarrassa de l'odieux reptile d'une simple torsion du poignet. Puis il me contempla. Il n'y avait pas trace de triomphe ou de joie sur son visage. Non. Juste un peu de lassitude et de tristesse.
— Tu ne souffriras pas, Laghan. Le venin est lent. Il va d'abord t'anesthésier. Tu ne sentiras pas la mort venir. Est-ce que je ne t'avais pas promis de réfléchir au moyen de t'éliminer sans violence? Je vais rester là, près de toi et attendre. Quand nous serons unis, tu comprendras mieux sans doute, et je crois que tu me remercieras... Tu ne meurs pas, Laghan, puisque je vis, moi. Je suis tout entier dans ton esprit. Ton corps ne sera plus un obstacle à notre fusion. Je...
Il s'interrompit brusquement et sur ses traits passa une expression de douleur mêlée de désespoir. L'une de ses mains partit chercher quelque chose dans son dos, tandis que ses jambes ne semblaient plus pouvoir supporter le poids de son corps. Ce qui venait de se passer, je ne le compris pas sur l'instant. Ma vue commençait à se brouiller. La dernière chose dont je fus conscient, c'est d'être éclaboussé par quelqu'un qui se précipitait sur moi avec un grognement rauque.
Ensuite... Ensuite...