CHAPITRE IX
J'ouvris les yeux brusquement, comme au sortir d'un cauchemar, ignorant totalement si j'étais encore vivant ou si je m'éveillais dans l'au-delà. Je me trouvais étendu sur une bande de sol à peu près sec, à proximité d'un grand feu. J'avais du mal à remuer mes membres, et je me sentais en proie à une grande faiblesse. J'étais presque certain par contre que plusieurs heures s'étaient écoulées depuis que j'avais perdu connaissance dans le marais.
Le premier indice qui me fit penser que j'appartenais encore au monde des vivants fut la couverture aux motifs indiens sous laquelle je reposais. Il y avait peu de chances pour que l'outre-tombe soit équipé d'un tel matériel. Mon champ de vision s'agrandit et je découvris deux silhouettes qui se découpaient dans l'éclat du feu, recroquevillées l'une près de l'autre. Je me trouvais sur une sorte d'îlot, à proximité de la jungle de mucilum. Aussitôt, tous mes souvenirs revinrent en masse dans mon esprit et je ne pus réprimer un gémissement de terreur. Dans un même mouvement, mes deux anges gardiens m'entourèrent, quittant rapidement leur station immobile.
— Il reprend connaissance, s'exclama une voix féminine qui ne m'était pas inconnue. C'est merveilleux, il est sauvé !
— J'ai bien peur que oui, répliqua l'autre.
— Cheval Bandant? murmurai-je. C'est toi...
— Bien sûr, Homme Blanc, bien sûr, moi toujours suivre toi à la trace dans pires emmerdes... Comment te sens-tu?
— J'ai mal partout. Je suis comme paralysé.
— Tu as eu une fièvre de cheval, mais maintenant, tu es hors de danger.
Je portai machinalement l'une de mes mains à l'endroit où le reptile avait planté ses crocs. Je rencontrai une sorte de cataplasme humide, fait de mousse et d'autres substances végétales. L'Indien suivit le cours de mes pensées et ajouta :
— Rassure-toi, j'ai incisé et j'ai pu pomper le venin à temps. Mais quelques secondes de plus et j'aurais été incapable de rattraper la mort, Hugh.
Il s'efforçait d'être drôle, mais je sentis bien au son de sa voix qu'on avait frôlé le désastre. Une main prit la mienne, comme pour la réchauffer. Je reconnus enfin le visage de Sarah Turner, très amaigri et barbouillé de vase. Ses longs cheveux sales étaient plaqués le long de ses joues ; on aurait dit une noyée. Cette pensée me fit sourire. Elle dut se méprendre sur l'origine de ce sourire car elle serra ma main plus fort encore.
— Co... Comment m'avez-vous suivi? Sans... équipement.
— Pas besoin d'équipement, répondit Cheval Bandant avec un air mystérieux. Quant à ta trace, j'en ai rarement suivi de plus facile...
— Ce qu'il ne veut pas dire, en fait, intervint la journaliste, c'est qu'il peut aller et venir à sa guise dans cette fange sans être inquiété. A croire qu'il possède un don de communication avec...
Elle fit un geste évasif, désignant la végétation luxuriante qui nous cernait de toutes parts.
— Mais... Les Arkens...
— Vous voulez parler de ces petites créatures encapuchonnées? Elles nous ont laissés tranquilles. En fait, nous sommes arrivés sur vos talons avec une facilité déconcertante. Votre copain, là, a des trésors de ressources cachées. Il doit être un peu sorcier.
— Pour ça, je n'en doute pas, convins-je en hochant doucement la tête. Mais... Lui, est-ce que vous l'avez vu ? Est-ce qu'il est mort ?
Cheval Bandant haussa les épaules, avec l'air un peu embarrassé.
— J'ai réussi à le blesser, laissa-t-il tomber comme s'il n'était pas très fier d'y avoir été contraint. J'ai lancé mon couteau sur lui, mais il est parvenu à s'enfuir. Je ne pouvais pas perdre de temps à le poursuivre. Il fallait te sauver, d'abord. Mais rassure-toi. Il n'est plus en état de te nuire pour l'instant. Et d'ailleurs je sais où il est allé. Nous pourrons le rattraper sitôt que tu pourras marcher.
— Je peux marcher ! m'écriai-je avec force. Il faut continuer, achever le travail, l'abattre comme un chien. Où est-il parti?... Mais enfin, bordel, parle !
— Il est parti mourir là-bas, d'où il était venu.
— Alors il faut y aller sans attendre. Il faut enfin savoir...
— Oui, le temps est peut-être venu.
En disant cela, je ne fus pas sûr qu'il s'adressait à aucun de nous. Son visage était grave, comme s'il redoutait de découvrir la vérité.
— Cheval Bandant, je ne crois pas que ce soit le Grand Esprit que nous rencontrerons...
— Qu'en sais-tu ? Il peut se trouver ici plus que nulle part ailleurs, car une vieille sentence dit que l'arbre pousse toujours près de l'esprit. Tu veux vraiment venir ?
— Plus que tout le reste. Ne t'en fais pas pour moi : les jambes suivront la tête.
Pour lui apporter la preuve de ce que j'avançais, je me dressai sur mon séant. La tête en question me tourna drôlement, mais je ne voulus rien en laisser paraître. Sarah Turner retourna près du feu et m'en rapporta une boisson chaude et des galettes de riz. Je leur trouvai un goût succulent, après celui de la vase.
Tout le temps que je me restaurai, elle resta à côté de moi, tandis que l'Indien s'était un peu éloigné pour rassembler ses affaires.
— Comment diable est-ce qu'il a pu vous convaincre de l'accompagner, vous, le grand reporter ?
— Il n'a pas eu de mal, en fait. Mais je tremble encore à la pensée de ce qui se serait passé si son intuition ne s'était pas révélée exacte. Il a tout de suite compris ce que vous aviez derrière la tête. C'est vrai que nous n'avons pas eu de mal à vous pister. Il donnait l'impression d'être comme... dans son élément, de nouer des liens invisibles avec tout ce qui l'entourait. Tout à l'heure, je vous ai dit que les Arkens nous avaient laissés en paix. Ce n'est pas l'exacte vérité. En fait, ils nous ont approchés, mais il a su leur parler, rien qu'avec le regard. Moi, je n'en revenais pas. Je n'en menais pas large. Mais lui, il était... C'est pas facile à dire. Il s'adressait à leur esprit, directement, comme un télépathe. Et nous avons pu passer. Ils se sont écartés.
— C'est un miracle que vous n'ayez pas été brûlés par l'acide... .
— Il ne semblait rien redouter. Il est en intelligence avec le mucilum, j'en suis sûre. A aucun moment je n'ai eu l'impression que nous courions un risque. Il n'a pratiquement jamais utilisé son lance-flammes.
— C'est un type étonnant. Je suis bien certain qu'il sait déjà ce qui nous attend, mais qu'il préfère ne pas en parler. Il a toujours une longueur d'avance.
— En tout cas, vous lui devez sûrement la vie. Toute seule je n'aurais jamais su quoi faire précisément.
— Il va encore en profiter pour me faire payer la tournée quand nous serons de retour...
J'avais lancé cette boutade sans conviction. Déjà hanté par de sombres prémonitions. Cheval Bandant revint sur ces entrefaites.
— Nous allons suivre le rail, annonça-t-il. Il se poursuit de l'autre côté. Il correspond à la direction qu'a prise celui que nous poursuivons.
— Ce n'est pas un hasard, dis-je.
— Sans doute pas.
— Je sais où conduit ce rail, déclara subitement Sarah Turner. Oui, je crois savoir.
L'Indien la dévisagea avec quelque chose de réprobateur dans le regard.
— A l'ancienne station scientifique du Pr Abel Suntham, poursuivit-elle sans s'émouvoir. Vous savez, celle qui a été précipitamment abandonnée à la suite d'un accident jamais totalement expliqué? Avant de partir, j'ai naturellement jeté un coup d'œil dans les archives, histoire de grappiller ici et là des renseignements sur Intimar. Et je me rappelle avoir lu des coupures de presse de l'époque. C'était tout au début, bien avant que ne soit même conçu le projet de transformer ce monde en Comptoir. Des équipes de recherche menées par le Pr Suntham avaient établi un centre d'études biologiques, dans le but d'observer la végétation, et son évolution, aussi, dans une atmosphère particulièrement favorable. Seulement une catastrophe a dû se produire. Il y a eu mort d'hommes, celle de Suntham, entre autres. Les savants ont plié bagage et Intimar a été interdite d'accès pendant un bon moment pour cause d'enquête. Enquête dont les conclusions n'ont jamais été livrées, en tout cas. Ensuite, la chose a été soigneusement enterrée par l'Organisme de Recherche Interplanétaire et autres instances scientifiques. C'était presque oublié quand l'idée du Comptoir s'est fait jour. Mais personne n'a jamais pu élucider le mystère du décès de Suntham. Et ce rail ne peut conduire qu'en un endroit : l'ancien centre d'études. Enfin ce qui doit en rester après un siècle d'abandon.
L'Indien se garda bien de tout commentaire, mais il n'était pas difficile de comprendre que cette idée l'avait effleuré bien avant la journaliste.
— Oui, mais quel lien peut-il exister ? demandai-je. Il ne doit plus rester une pierre debout de cette station. La jungle a dû tout avaler.
— J'espère bien, laissa tomber Cheval Bandant, lugubre.
— Que sais-tu de plus sur cette station? le questionnai-je tout à trac.
— Pas grand-chose, seulement que les Blancs qui y travaillaient avaient d'autres buts que la simple observation. Du temps où j'étais éclaireur à la Compagnie d'Exploration, j'ai eu l'occasion de me faire une opinion sur les prétendus savants désintéressés. J'ai aussi entendu parler du fameux Abel Suntham, le merveilleux conférencier, l'homme qui dialoguait avec les plantes...
— Et alors?...
— Mon cul. Suntham utilisait les plantes les plus évoluées pour tester certaines de ces théories sur...
— Sur quoi, Bon Dieu !
— La reproduction par clonage.
— Par quoi ?
— C'est une technique qui consiste à obtenir un embryon sans passer par un accouplement sexuel, précisa Sarah Turner. Chaque cellule d'un corps vivant possède un jeu de chromosomes complet, y compris ceux destinés à la reproduction. En excitant ceux-là et en éteignant les autres, si je peux dire, on peut auto-fertiliser cette cellule qui se reproduira en créant... une réplique d'elle-même, puisque son bagage génétique ne sera altéré par aucun croisement. Certaines plantes se perpétuent de cette façon.
— Le mucilum est de celles-ci. Il se dédouble à l'infini.
Je me retournai vers Cheval Bandant, livide.
— Est-ce que tu te rends compte de ce que tu es en train de me dire. Tu voudrais me faire comprendre que le mucilum est à l'origine de... Ce n'est pas possible, écoute. C'est de la pure divagation. On n'a jamais vu...
— C'est la seule explication, Laghan. Quand les Arkens t'ont attaqué, ce fameux soir où tu as voulu à tout prix déblayer le tunnel, ton sang a coulé dans la vase. Ton sang et sans doute aussi quelques cellules de ton corps. La même mésaventure était arrivée quelques jours plus tôt à Montgomery et Huxley, souviens-toi. Les Arkens avaient volé des instruments tranchants. Ils avaient pour mission de faire couler le sang.
— Arrête, tu veux, tu déconnes complètement...
— Le mucilum n'est pas une simple plante, Laghan. Rappelle-toi ce que je t'ai toujours dit de lui : Mille yeux, mille oreilles, mille ruses. C'est une créature vivante, à l'immobilité trompeuse. Tu te souviens, lors de tes premières missions avec moi, quand nous testions le fameux défoliant truc-machin, celui qui était censé trouer les tôles de nos carlingues ?
— Où tu veux en venir, au juste ?
— Le produit miracle a marché au début, et même très bien. Que s'est-il passé au fil des semaines ? Son efficacité diminuait progressivement, comme si le végétal avait trouvé l'antidote et neutralisait ses effets. Ce qui laisse à penser qu'il dispose d'une faculté d'analyse et de réaction. Il agit de la même façon contre nos lance-flammes en accroissant son pourcentage d'eau, jusqu'à devenir une éponge visqueuse, imbibée de sucs qui brûlent difficilement et encore en dégageant une puanteur nocive. Il est intelligent, Laghan, et sans doute plus que nous ne l'imaginons. Nous ignorons encore quelle est sa mesure exacte, et jusqu'à quel point il est responsable de cette épidémie de doubles. Mais la coïncidence est plus que troublante. Mon avis est qu'il est parvenu à un stade d'évolution où...
— Je t'en prie, aucun végétal n'est capable de créer un être humain, même disposant du « matériel » chromosomique nécessaire et adaptant sur lui le procédé du clonage qu'il utilise à ses propres fins...
Cheval Bandant vrilla son regard dans le mien, et lâcha en pesant sur chaque mot :
— Sauf si ce végétal a été créé de toutes pièces par les hommes, Laghan. Peut-être au départ, le mucilum n'était-il qu'un gentil parasite bien inoffensif. A présent, il est devenu une sorte de mutant doté de capacités inouïes. Ce sont les hommes qui l'ont modifié, à force de manipulations. Ce sont eux qui lui ont enseigné tout ce qu'il sait, et y compris la haine de ses persécuteurs. Je ne dis pas qu'un temps considérable n'a pas été nécessaire pour qu'il parvienne jusqu'à ce degré, allant sans doute bien au-delà des désirs de ses concepteurs. Mais à l'origine, les ferments de son intelligence, ce sont les hommes qui les ont déposés. Ils lui ont inculqué un programme que le végétal, après s'être débarrassé d'eux, a continué de poursuivre, et ce jusqu'à l'absurde. En fait, ils ont donné les armes nécessaires à leur cobaye pour qu'il échappe à leur contrôle. Toujours la même histoire. L'éternel recommencement. La folie de l'Homme Blanc, Laghan... Le mucilum est devenu une monstruosité qui a envahi cette planète entièrement, éliminant tous ceux qui ne servaient pas sa soif d'espace. Hormis les Arkens, qui remplissent la fonction de parasite utilitaire, quel animal vit dans cette jungle? Quelle autre espèce végétale vois-tu autour de toi? Aucun. Il a tout avalé, tout détruit, de la même façon que les hommes blancs. Et maintenant, il utilise leurs propres armes pour les évincer définitivement de son empire. Ce qu'on lui a enseigné, il l'applique à son tour, usant de la multitude de possibilités qui lui ont été offertes...
Un silence pesant s'installa entre nous trois, comme il finissait sa phrase. J'étais abasourdi. Je ne savais vraiment plus que penser devant de telles révélations. Je sentais que mon compagnon n'avait pas parlé sur un coup de tête. Le babillage inutile n'était pas son fort. Il avait dû peser chaque mot, mûri chaque formule et assemblé les pièces de son puzzle avec la patience d'un vieux sage. Ma raison, mon entendement cartésien vacillait sous les coups de boutoir de son savoir ancestral, de sa formidable force de persuasion. Il avait déjà pris à mon insu un profond ascendant sur moi.
Je fourrai ma main dans mes cheveux, désarçonné. Le jour pointait, grisâtre et sans joie. Une véritable muraille végétale de couleur brune se dressait devant nous. Le mucilum, toujours, et partout. Devant un tel spectacle, les arguments de l'Indien prenaient un impact terriblement impressionnant. Est-ce que cette chose vivait donc réellement ? Est-ce qu'elle pensait ? Nous observait-elle en cette minute précise, évaluant ses chances de nous absorber comme elle l'avait fait du reste de la faune ?
Les racines aériennes dansaient à plusieurs mètres au-dessus de nos têtes, agitées par une faible brise. Je ne me sentais plus aussi sûr de vouloir poursuivre, à présent. Mais Cheval Bandant balaya mon indécision en annonçant :
— Il faut partir, maintenant, si nous voulons avoir une chance de le rattraper. Vivant.
L'Autre. Je l'avais presque oublié, et pourtant... Nous ne pouvions plus reculer. Nous nous levâmes et nous mîmes en route. Chacun absorbé dans un mutisme qui en disait long sur le cours de nos réflexions intérieures. Cheval Bandant ouvrait la voie, prudent, toujours attentif au moindre mouvement suspect de la jungle opaque et silencieuse où nous nous enfoncions. Je crois que je n'étais pas le seul à avoir la peur vissée au fond du ventre... Sarah Turner marchait le plus souvent à mes côtés, me soutenant dans les passages délicats. J'avais un peu présumé de mes forces. Je ne suivais que difficilement le rythme imposé par mon compagnon. A plusieurs reprises nous fûmes contraints de nous arrêter par ma faute, mes jambes refusant d'aller plus loin. La fièvre me gagnait de nouveau, malgré l'absorption de comprimés analgésiques que l'Indien avait par chance pris soin d'emporter. Mon souffle était court ; mes muscles se raidissaient. Mais ma volonté d'aller au bout suppléait à tout cela.
Nous continuions à suivre le rail, dénudé progressivement au lance-flammes et non sans mal, comme un fil d'Ariane. A plusieurs reprises cependant, nous crûmes bien qu'il s'enfouissait définitivement sous la couche de mucilum, emportant avec lui nos espoirs de toucher au but. Mais Cheval Bandant parvenait chaque fois à retrouver sa trace, utilisant des indices invisibles connus de lui seul.
Nous marchâmes ainsi toute la journée, nous contentant de haltes rapides, nettement insuffisantes pour améliorer mon état. Mais je ne songeais pas à me plaindre, non plus que Sarah Turner.
— Il n'a plus que très peu d'avance. Je crois que nous approchons.
Ce furent les seuls mots ou presque que prononça Cheval Bandant durant la route. C'était un peu avant la tombée de la nuit, et il venait de retrouver son couteau planté dans la vase, maculé de sang. Son instinct de vieux pisteur ne l'avait pas trompé ; nous avions sans aucun doute suivi la bonne direction. Il était devant, tout près et goûtait maintenant les sensations d'être gibier à son tour. Depuis un certain temps, je prenais garde aux pensées qui traversaient mon esprit, cherchant à déceler sa présence mentale. Mais sa voix s'était tue. Je rêvais aux mille façons que j'aurais de l'achever lorsqu'il serait à ma merci.
Je sentais bien que nous étions près du but. Le paysage s'était progressivement modifié. La jungle s'était curieusement éclaircie et le sol — poisseux jusqu'ici — considérablement asséché. Le mucilum, si dense, si visqueux aux abords de la Limite m'avait paru se métamorphoser insensiblement au fur et à mesure que nous progressions. A présent, les dangereuses bourses d'acide avaient disparu par un phénomène que je ne parvenais pas à m'expliquer. De même les grosses racines phalliques avaient repris une taille presque naturelle.
La détestable puanteur à laquelle nous étions tellement accoutumés s'était doucement estompée pour céder la place à une fragrance inconnue qui n'était pas sans évoquer à mes narines celles du safran. Cette métamorphose atteignit son paroxysme lorsque nous atteignîmes le sommet d'une butte escarpée. Le paysage que nous découvrîmes de l'autre côté nous laissa sans voix. Nous nous tenions à la lisière d'une prairie qui s'étendait à perte de vue, une prairie d'herbe verte constellée de fleurs. Le décor de végétation luxuriante et dangereuse qui n'avait cessé de nous entourer depuis notre départ s'était comme enfoui sous la terre, à la façon d'un décor de théâtre escamotable. C'était proprement fascinant.
Sarah Turner restait bouche bée, et quant à l'Indien, j'eus la nette impression qu'à l'instar du paysage, son humeur s'était sensiblement modifiée. Il me parut la proie soudaine d'une révélation, comme s'il venait de toucher à la solution de questions profondes et connues de lui seul. Moi, j'étais plus impressionné par le fait qu'il me semblait connaître cet endroit. N'était-ce pas celui-là même que j'avais vu en rêve, il n'y avait pas si longtemps, comme un signe prémonitoire de mon étrange aventure. Je dis presque naturellement :
— Il y a une rivière qui coule là-bas. Cheval Bandant se tourna vers moi.
— C'est bien possible...
— Mais le mucilum, où est-il passé? demanda plus prosaïquement la journaliste.
— Sous nos pieds, répondit l'Indien avec le plus grand calme.
— C'est absolument fabuleux. Je crois rêver. De pareils endroits n'existent pratiquement plus, sur Terre. Comment celui-ci a-t-il pu se créer ?
— Par la volonté du Grand Esprit, intervint sentencieusement l'indien.
En d'autres circonstances, une telle explication aurait suscité le scepticisme le plus total, voire l'amusement. Mais devant un tel prodige, une telle beauté, il n'était pas impossible, ni ridicule, de songer qu'un coup de pouce surnaturel avait aidé à l'aménagement de ce paradis. Je commençai à entrevoir un coin de la vérité.
— Le mucilum, toujours, hein ?
— Oui, comme un maître en son domaine, répliqua Cheval Bandant. Nous lui avions accolé un aspect de laideur et de menace, car c'est celui qu'il désirait nous offrir, à nous, les envahisseurs. De même l'Homme Blanc ne met-il pas en avant son armée avant toute chose? Et pourtant il sait faire preuve aussi d'amour et de poésie. Comme lui, le mucilum est un être polymorphe dont le visage s'altère en fonction de l'adversité. Ecoutez...
D'étranges piaillements venaient de s'élever un peu derrière nous, et une nuée d'oiseaux minuscules, manifestement fâchés d'avoir été -dérangés dans leur quiétude, nous frôla bruyamment. Cette nouvelle surprise contribua à nous faire oublier davantage ce pour quoi nous étions là. « Nous pensions qu'il avait avalé la faune, en fait, il la mettait hors de portée de nous... Loin de notre imbécillité et de notre inconscience. Il a sans doute beaucoup appris de l'homme, mais de toute évidence, il a su ne pas tomber dans les mêmes pièges. Sagesse. Oui, beaucoup de sagesse. »
Je sentais Cheval Bandant sous le charme, mais en ce qui me concernait, je commençais à m'en défaire. Je n'étais pas près d'oublier la mort que j'avais frôlée, celle de Huxley, de Montgomery, de combien d'autres, dont les doubles à présent, et tandis que nous nous extasions, s'affairaient à livrer le Comptoir tout entier au végétal? Il fallait faire un choix. Moi, c'était déjà fait. Pas question de pactiser avec l'ennemi. Nous étions venus le détruire. Nous devions poursuivre. Je n'avais pas tant enduré pour renoncer maintenant, à la simple vue d'un champ en fleurs. Etait-il sous terre, ou dessus ? Avait-il pris une nouvelle forme ignorée de nous ? Il fallait le trouver, et le réduire à néant.
— Je veux le rattraper.
J'avais dit cela à voix haute. Mes compagnons me dévisagèrent comme au sortir d'un rêve. Sans attendre, je pris les devants. Ils m'emboîtèrent le pas machinalement. Au bout de quelques secondes, j'entendis un sifflement dans mon dos.
Cheval Bandant me faisait signe de regarder vers la gauche. Alors j'aperçus à quelque distance un groupe compact de petites silhouettes encapuchonnées qui progressait visiblement dans une direction parallèle à la nôtre. Des Arkens. Mais ils ne semblaient pas pressés de nous nuire. Plutôt curieux que réellement vindicatifs.
Nous atteignîmes le cours d'eau dont j'avais deviné l'existence. Tout était comme dans mon rêve, à l'exception de la fleur au visage humain. Nous traversâmes à gué, sans nous mouiller outre mesure. Une fois sur l'autre rive, l'Indien désigna du doigt quelque chose. D'abord, je fus incapable de définir ce que c'était. Cela s'élevait à l'extrémité de la plaine, voilé par la brume crépusculaire qui commençait à peser. Et puis je n'en crus pas mes yeux. Un arbre. Un seul arbre prodigieusement énorme qui faisait tache sur cette étendue sans fin, solidement ancré dans la terre grâce à de formidables racines, lesquelles jaillissaient à la façon de fantastiques serpents de mer. Il devait mesurer autant que la plus haute tour d'Intimar et son feuillage retombait tout autour de lui à la façon des saules pleureurs, en d'impressionnantes vagues brunâtres.
Nous étions tous trois considérablement éreintés ; pourtant, la même force nous engagea à poursuivre dans cette direction. Comme si l'Arbre agissait sur nous à la façon d'un aimant... Je ne sentais plus ni fièvre, ni fatigue. Mes membres recouvraient une vigueur dont je ne les aurais plus crus capables. Il en allait visiblement de même pour mes compagnons. Sarah Turner surtout, qui ne trébuchait plus de lassitude et recommençait à soliloquer à voix haute, ainsi que je l'avais déjà surprise à deux ou trois reprises depuis notre départ. Intrigué par son manège, je me rapprochai d'elle à son insu et découvris qu'elle confiait ses impressions de voyage à un minuscule enregistreur dissimulé dans sa bague.
— Vous croyez que vos lecteurs auront un jour la chance de lire vos notes? demandai-je, plutôt ironique.
— Pourquoi pas? Tout a bien marché jusqu'ici, non?
— Comme vous dites, oui, fis-je en tâtant le pansement qui recouvrait ma plaie à la joue.
— De toutes les façons, je fais mon boulot de reporter, même s'il n'y avait qu'une chance sur cent de retourner en ville.
— Belle conscience professionnelle. Vous ne vous sentez pas plus fraîche, plus légère, depuis que nous avons franchi ce cours d'eau ?
— Si. Vous allez mieux aussi, on dirait. Peut- être cette rivière possède-t-elle des propriétés curatives, à la façon d'une fontaine de jouvence.
— Vous avez remarqué que l'Arbre n'était pas visible avant de l'avoir traversée ?
— Oui, c'est vrai. J'ai l'impression d'avoir posé le pied sur un autre monde. Un monde de beauté et de paix.
Je me gardai bien de lui faire part de mon scepticisme à cet égard. Je levai la tête. La nuit aurait dû tomber depuis longtemps. Le ciel était gris et éteint, et cependant les alentours continuaient d'être baignés par une clarté diffuse qui semblait provenir de l'herbe que nous foulions. Cheval Bandant l'avait sans doute remarqué aussi, lui qui depuis un moment ne quittait plus le sol des yeux. Il nous ordonna soudain de ne pas nous écarter du chemin qu'il suivait. Comme je lui en demandais la raison, il me répondit un peu sèchement :
— Il est passé par là. Sa trace est facilement décelable. Il a perdu beaucoup de sang, mais il semble animé d'une volonté farouche de ne pas mourir avant d'avoir atteint son but. Je préfère marcher sur ses pas que de m'aventurer au hasard. Tout a été trop facile, jusqu'ici. Il convient de se méfier. Il m'étonnerait que cette chose-là devant ne dispose d'aucune défense naturelle.
Il avait sans doute raison, bien qu'il n'y eût aucun piège décelable à l'œil nu. La prairie, la prairie toujours, à perte de vue, paisible, immobile. Seule la présence de l'Arbre rompait cette bienfaisante monotonie.
— Je ne vois plus les Arkens, dit Sarah Turner.
— Ils ne doivent pas être bien loin, répondit l'Indien en regardant en arrière. Mais nous ne devons pas avoir peur d'eux. Pas pour l'instant, en tout cas.
Nous continuâmes notre avance, et au fur à mesure que l'Arbre grandissait, nous pressions instinctivement le pas, comme s'il nous tardait de le toucher, d'être près de lui. Nos yeux ne le quittèrent pour ainsi dire pas durant ces heures où nous nous en approchâmes pas à pas, jusqu'à atteindre enfin son ombre gigantesque. Nous nous offrîmes une courte halte avant de nous frayer un passage sous l'entrelacs de racines tentaculaires qui courait partout autour. Pour ma part, en passant sous ces gigantesques serpents de bois aux anneaux convulsés, je ne pouvais m'empêcher d'éprouver un sentiment de terreur viscérale. Il ne me serait pas venu à l'idée de m'écarter d'un pouce du sentier suivi par Cheval Bandant. Sarah Turner continuait d'enregistrer son rapport d'une voix tendue, presque murmurée. Nous ne tardâmes pas à buter contre une véritable muraille de végétation, formée par la cascade du feuillage dégringolant jusqu'au sol. L'Indien s'agenouilla dans la terre meuble ; il resta plusieurs secondes à observer les traces qui devaient s'y trouver, avant de se relever. Il avait pris sa décision.
— Par-là, dit-il en désignant une trouée sur notre gauche, que nous n'aurions certainement pu déceler sans son aide. Je crois qu'il nous en coûterait d'essayer ailleurs...
Comme je baissais les yeux, une exclamation m'échappa :
— Il y a du sang, là. Il ne peut plus être loin !
Je m'emparai machinalement de mon fusil, prêt à faire feu sur tout ce qui bougeait. Nous nous enfonçâmes dans la faille, à demi étouffés par la luxuriance de la végétation. Une seconde, je fus tenté d'utiliser mon lance-flammes, mais mon compagnon m'en dissuada d'un regard.
Je ne savais pourquoi, mais depuis que nous avions pénétré sur la prairie, une sorte d'animosité instinctive s'était glissée entre nous ; comme si, depuis ce moment, nos raisons de poursuivre cette équipée avaient divergé sans que nous en ayons clairement pris conscience. Sarah Turner avait dû deviner cette tension, car elle ne nous adressait pour ainsi dire plus la parole, craignant probablement de susciter un incident.
L'étau de lianes se desserra progressivement et nous débouchâmes sous la coupole des frondaisons. L'intérieur de l'Arbre prenait l'aspect d'une vaste cuvette, au centre de laquelle jaillissait le tronc noir et colossal ; il crevait sous sa poussée ce qui avait dû être autrefois un village de pierre et de métal, aujourd'hui agglomérat chaotique de ruines dévorées par les racines. Au-dessus de nos têtes, les branches énormes s'entremêlaient en une trame tourmentée croulant presque sous le poids du feuillage émeraude. Des lianes pendaient devant nous, à hauteur de visage, dont certaines terminées par une sorte de gros cocon soyeux. Nous nous figeâmes tous trois dans le même réflexe et Sarah Turner mit la main devant sa bouche pour étouffer un cri. C'est que les cocons n'étaient pas vides. Malgré leur opacité, nous pouvions déceler à l'intérieur des silhouettes recroquevillées... Des silhouettes humaines! Leur taille était variable, mais toutes étaient reliées par la nuque à la liane qui semblait faire office de cordon ombilical.
— Oh... Nom de Dieu, gémit la journaliste en retrouvant l'usage de la parole. Ils pendent comme... comme des fruits !
Un frisson glacial et malsain parcourut la totalité de mon épiderme.
— Qu'est-ce que c'est ? demandai-je presque dans un murmure, car je craignais que l'écho de ma voix n'éveille ces créatures fantastiques. Qu'est-ce que ça peut être, enfin?
L'Indien ne répondit pas. Il semblait subjugué par la révélation, plongé dans une contemplation presque admirative.
— Il y en a partout, lâcha Sarah dans un souffle. Comme à différents stades d'évolution. Et... Et ils bougent, imperceptiblement. Dommage que nous ne puissions voir leur visage. La chrysalide est trop épaisse.
Je ne sus si elle parlait pour elle, dans son damné micro, ou à notre intention. Mais elle avait raison. En m'approchant, je pus également constater que ces êtres bougeaient, ou plutôt, se modifiaient sans cesse, créant ainsi l'illusion du mouvement.
Mais déjà, mes regards se tournaient ailleurs, fouillant machinalement la semi-pénombre, à la recherche de... Je tombai par hasard sur un détail dérisoire. Un peu plus bas, une plaque ébréchée, curieusement laissée intacte par la mousse et l'humidité, mentionnait en gros caractères : SUNTHAM'S RESEARCH CENTER.
Ainsi donc l'intuition de Sarah Turner se trouvait cruellement confirmée dans les faits. Nous nous trouvions bien sur l'emplacement de l'ancienne station scientifique, évacuée près d'un siècle plus tôt en catastrophe par les manipulateurs de cellules et de gènes, aux dires de Cheval Bandant. Et le rail, ce rail que je m'étais juré de suivre, réapparaissait là, presque sous mes pieds, pour aller se perdre dans les ruines, comme un clin d'œil narquois du hasard. J'avais touché au but. Je tenais la clé. L'Arbre. L'Arbre était le cobaye végétal qui avait échappé au contrôle des humains et utilisé à ses fins tout le savoir que ceux-ci lui avaient inconsciemment transmis. Il était cette intelligence dont le mucilum n'était qu'une des multiples expressions, le prolongement guerrier de son pouvoir tentaculaire. Il était le Concepteur tapi derrière tout ceci, à n'en plus douter. Il avait assimilé l'Humain à son formidable appareil de reproduction. N'avais-je pas sous les yeux la preuve irréfutable qu'il était à l'origine de l'apparition des doubles sur Intimar ? Et du mien en particulier ?
Il n'était qu'une puissance maligne, vouée à la haine, à l'ambition, au désir de destruction. Il l'avait suffisamment prouvé, oui. Je savais ce qu'il me restait à faire et que rien ni personne ne pourrait m'en empêcher. Je me mis à descendre en direction du tronc, véritable tour qu'on eût dite taillée dans le jais, et qui se perdait tout là-haut, dans les branchages embrumés, hors de ma vue.
C'est à cet instant, tandis que je me faufilais entre les éboulis, évitant de m'approcher trop près des cocons qui pendaient un peu partout, que je ressentis sa présence, toute proche. J'armai mon fusil, traquant le moindre mouvement suspect dans l'ombre. Je m'enfonçai dans les ruines recouvertes de mousse et rongées par le temps. Je ne me souciai pas d'avertir mes compagnons. Je préférais de beaucoup finir la chose seul et sans témoins...
— Laghan... Tu me cherches, hein?
Sa pensée venait de traverser la mienne, sans crier gare, mais comme lointaine, affaiblie.
« Avance encore un peu... Tu ne vas pas tarder à me trouver... Oui, par là, c'est bien.
— N'espère pas me tendre un nouveau piège, tu sais. Cette fois, je serai le plus rapide.
— Tu as eu de la chance. Ce serpent de marécage est une véritable peste. J'ai failli en faire l'expérience moi-même en traversant la jungle, pour venir vers toi.
— Où te caches-tu, saloperie ? Je ne te vois pas...
— Continue, c'est la bonne direction. J'entends déjà tes pas, là où je suis...
— Tu sais que si je te trouve, je vais te mettre en pièces.
— Oui.
— Et tu n'as pas peur de crever ?
— Tu ne peux rien contre moi, Laghan. L'Arbre m'a déjà donné vie une fois, il le pourra de nouveau. Il est une source où je peux m'abreuver à volonté. Il peut me reproduire — te reproduire — autant qu'il le voudra et me sevrer à l'âge que je désirerai... Tu vois ces chrysalides, tout autour de toi ? Je suis issu de l'une d'elles. Quelques heures seulement ont été suffisantes pour que je prenne forme et pour amener mon vieillissement au même niveau que le tien. Car l'Arbre peut à loisir ralentir ou accélérer le rythme de croissance cellulaire. Tu vois, tu ne pourras pas te débarrasser de moi aussi facilement...
— Continue de causer, salopard, je sens que tu n'es plus bien loin...
— J'ai échoué pour cette fois dans ma mission, c'est vrai, mais j'ai l'éternité devant moi. L'Arbre sait ton esprit ; j'ignore totalement par quel moyen il y est parvenu, mais il le détient maintenant pour toujours.
— Tu te trompes, cher ami... Admettons, oui, admettons qu'il ait dérobé des cellules de mon corps pour les féconder, pour les cloner, qu'il puisse ainsi que tu l'affirmes me reproduire encore. Mais il ne tient pas mon esprit. Non, pas mon esprit.
— L'esprit n'est pas un organe, Laghan. Il ne se localise pas dans telle ou telle partie de ton corps. Il est partout. Partout dans ce qui est toi. Chacune de tes cellules en détient un peu, et grâce à ce peu, l'Arbre n'a aucun mal à le recomposer tout entier, de même qu'il l'a fait de ton corps. Quand comprendras-tu que je ne suis pas un pantin de chair et de sang, mais un être, semblable à toi. Je SUIS toi. Et ce que j'ignorais encore, je l'ai appris à ton contact...
— Alors je vais détruire l'Arbre... Mais d'abord toi...
— Cela ne te servira à rien de m'achever. La vie me quitte d'elle-même, mais je sens déjà qu'elle anime un nouveau corps en formation, quelque part, dans l'un de ces cocons. L'Arbre a compris. Il me régénère, ailleurs...
Une sueur froide perlait de mon front. Je fouillais les ruines comme un damné. Il fallait bien qu'il soit quelque part, ce... Je venais d'atteindre la base du tronc, trébuchant dans les racines entremêlées, lorsque je l'aperçus enfin. Il se trouvait étendu sur le dos et regardait dans ma direction. Je crois bien qu'il souriait, malgré la grande pâleur qui s'était répandue sur son visage. Oui, il souriait, ce démon. Sa pensée s'était effacée de mon cerveau, maintenant. Je me précipitai sur lui, levant mon arme pour lui fracasser le crâne, mais... Je compris que j'arrivais trop tard. Il venait de mourir. De rage, je me mis à rouer de coups son cadavre, jusqu'à ce qu'une poigne de fer me saisisse pour me rejeter en arrière. Je me redressai d'un bond, ivre de vengeance inassouvie. Cheval Bandant me faisait face, avec dans son ombre une Sarah Turner livide. Je lus sa résolution dans son regard et je compris que l'instant tellement redouté depuis ces derniers temps était arrivé. L'affrontement était inévitable, je le sentais, et j'en éprouvais une infinie tristesse.
— Il faut brûler l'Arbre, dis-je.
— Je t'en empêcherai, Laghan.
— Je ne te le conseille pas.
Je braquai le canon de mon arme dans sa direction, en un mouvement explicite.
— Laghan, tu ne vois rien, tu ne sais rien, tu ne comprends rien. L'évidence t'aveugle. Tu n'es qu'un pauvre Homme Blanc paranoïaque.
— Le pauvre Homme Blanc parano tient à sa peau. Si ce que cette créature m'a raconté est exact, un nouveau double est en train de se reformer, quelque part ici, dans l'un de ces cocons. Et si je l'abats à son tour, il en viendra un autre et encore un... Est-ce que je vais rester un gibier tout le reste de mon existence, à me demander à chaque coin de rue : est-ce qu'il y est? Il faut mettre un terme à tout ceci.
— Tu es mon ami, Laghan, tu l'as toujours été. Mais je défendrai l'Arbre d'abord. Il est un signe du Grand Esprit, un espoir d'accéder à la vie éternelle, à la sagesse supérieure. Toute ma vie, j'ai cherché un signe semblable, qui puisse me laisser croire que le culte de mes ancêtres n'avait pas été vain...
— Ce n'est qu'une monstruosité immobile, l'Indien. Un fléau pour ce monde. Ces êtres à apparence humaine qu'il crée sont des monstres programmés pour détruire leur modèle original, le supplanter, s'infiltrer progressivement dans la société. Si nous ne faisons rien, c'est l'Arbre qui tôt ou tard prendra les rênes du pouvoir, par marionnettes humaines interposées. Qui sait d'ailleurs si ce n'est pas déjà fait, si des fanatiques dans ton genre n'ont pas déjà volontairement voué leur âme à ce... ce diable! En échange de la vie éternelle, par exemple... Je tiens le mucilum à la gorge, je ne veux pas lâcher prise.
— Il ne tente de reconquérir que ce qui lui appartient. Ce n'est pas un ennemi. Laghan, écoute-m...
La détonation m'assourdit. Je vis sans comprendre Cheval Bandant qui tressautait en portant ses deux mains sur sa poitrine et s'abattait en avant, sans un cri... J'avais... j'avais tiré! Comment était-ce possible ! J'avais tiré sur celui que je considérais presque comme un frère ! Je l'avais abattu comme... comme Luona autrefois, sans presque m'en rendre compte, presque instinctivement... Merde, est-ce que j'étais donc voué à tuer tous ceux qui me touchaient de trop près, à détruire ce reflet qu'ils renvoyaient de moi?
Mon doigt était encore crispé sur la détente. Dans un geste de rage, je jetai le fusil au loin et passai une main sur mon visage baigné de transpiration. Sarah Turner me contemplait comme si j'étais soudain devenu une bête fauve, la bouche entrouverte sur un cri d'horreur. Brusquement, elle tourna les talons et prit la fuite. Je fis un pas pour la retenir, mais elle avait déjà disparu dans le dédale de racines géantes. Je l'appelai à plusieurs reprises, mais n'obtins aucune réponse. Alors je revins vers l'Indien. Il était étendu sur le ventre, les yeux grands ouverts, paraissant fixer quelque chose par-delà le sinistre décor de pierrailles moussues qui nous entourait. Quelque chose d'énigmatique et d'indiciblement merveilleux... Avait-il atteint le terme du voyage initiatique dont il avait fait son existence ? Avait-il trouvé la réponse à tous les chants de sa race? A la Vie, à la Mort ou à l'Arbre, qui sait? Et quelle paix, quelle force dans ce regard pourtant éteint, seigneur...
Je dus rester des heures assis là, sur le dos d'une grosse racine, à veiller son cadavre, au pied de l'Arbre. Je commençais à me laisser bercer par une douce somnolence, lorsque je fus attiré par un léger bruit, un peu semblable à celui que produit un tissu en se déchirant. Mais je n'en fus pas très sûr. D'ailleurs, je n'étais même pas sûr d'être éveillé. Ma vue était brouillée, mes pensées confuses. J'étais peut-être en train de devenir fou, tout simplement. Il me sembla que la clarté naturelle de la grotte végétale baissait insensiblement.
Des pas. Des pas se dirigeaient dans ma direction. Je fus pris d'un tremblement convulsif. Des ombres étranges se déplaçaient au milieu des ruines, qui ne tardèrent pas à s'assembler à quelques mètres seulement de moi, dans un espace qui me parut alors le seul éclairé. Je les reconnus une à une, au fur et à mesure que leurs visages m'apparaissaient, nimbés d'une aura verdâtre. Ils étaient là, tous ceux que mon cœur avait enfermés à un moment ou à un autre de ma vie, tous ces miroirs déformants de mon propre individu. Ma mère donnait le bras à mon père ; ils étaient entourés par des amis de la famille, que j'avais aimés autrefois. Luona était là, près d'eux, et Cheval Bandant qui me souriait. Je fus envahi d'un immense soulagement de les voir ainsi réunis, tout en étant parfaitement conscient que cela ne pouvait pas être, qu'il ne pouvait s'agir que d'une hallucination. Un petit garçon les accompagnait. Il était nu comme un ver. Je reconnus sans hésiter ses boucles brunes et son regard bleu gris vaguement mélancolique et rêveur. Que tout cela semblait délicieusement réel...
Il vint vers moi et je lui souris, comme on sourit à l'évocation d'un souvenir cher ; il me tendit sa petite main blanche encore potelée, en un geste d'invitation à le suivre.
— Petit gars, lui dis-je, il y a longtemps que je ne suis plus ainsi... Où veux-tu donc m'emmener ?
— Quelque part où tu seras bien, répliqua l'enfant.
— Mais je suis bien, ici, avec vous tous...
— Fais-moi confiance.
— J'ai deviné qui tu étais, tu sais, je ne suis pas si idiot. Pourquoi ne pas me laisser tranquille, une bonne fois?
— Parce que j'ai pitié de toi. Viens.
Je pris sa main toujours tendue et le suivis. Je n'avais pas peur, et pourtant, n'y avait-il pas qu'une seule issue à notre promenade ? Il me guida dans un étroit passage qui aboutissait à l'arrière de l'Arbre. Je me laissai faire. J'étais sans réaction, égaré dans mes propres sentiments, mes propres contradictions. Je me souviens qu'à un moment, je me tournai pour apercevoir une fois encore ma mère et les autres. Je les appelai et ils répondirent par un petit signe de la main encourageant.
Quand je regardai à nouveau devant moi, je ne vis plus le sol mais un précipice obscur au bord duquel je me tenais en équilibre. L'enfant avait lâché ma main.
— Laghan ! Laghan !
Le cri perça mes tympans, déchirant brusquement le voile de l'illusion. La fantasmagorie cessa d'un coup et je repris mes sens. Rien n'était vrai. Rien, me dis-je en tombant. Sauf Sarah Turner qui tentait désespérément de me rattraper.
Sauf la mort qui m'attendait au fond de cette faille sans nom...