CHAPITRE PREMIER
Comptoir spatial d'Intimar, 14e Secteur Habité de l'Outre-Monde.
« Ici Alan Pierce, de votre centre de Coordination chéri ! Bonne année à tous les petits veinards qui se sont fait baiser pour aller patauger dans la mélasse en cette première nuit de l'an de grâce... euh, j'ai déjà oublié le millésime, désolé ! Mais haut les cœurs, les copains. Encore quatre heures au jus et puis vous pourrez rentrer chez vous finir les restes. Je veux dire ceux qu'aura bien voulu laisser l'amant de votre femme, ha ! ha ! ha !
— Youpi, répondit sinistrement Cheval Bandant à mes côtés, qui lui au moins ne cherchait pas à dissimuler son dégoût à l'égard des rigueurs du planning de service. D'ailleurs, et d'une façon générale, Cheval Bandant n'avait pas pour habitude de dissimuler quoi que ce soit. C'était un personnage foncièrement honnête, direct et très indulgent à l'égard d'autrui. Suffisamment indulgent pour tolérer ce sobriquet ridicule qui voulait faire allusion avec humour à ce fort pourcentage de sang indien qu'il revendiquait avec hauteur. Mais c'était vrai aussi que son nom de baptême était rigoureusement imprononçable pour nous autres, lamentables Visages pâles. Et puis Cheval Bandant était surtout nanti de cette sagesse inexprimable, propre à sa race, qu'il semblait avoir recueillie intacte en lui des siècles passés. Homme-ami, Homme-Nature, Homme-Univers, tour à tour, suivant ses humeurs.
Personnellement, moi, il me fascinait. Il m'avait pris en main dès mon arrivée sur Intimar et depuis, nous formions une équipe inséparable. Sans doute la meilleure au sein de la Compagnie des Services Civiques — entendez par là l'entreprise de désinfection et de nettoyages divers monopolisant le douteux mérite de conserver la ville dans un état à peu près acceptable, tâche ardue ô combien !
Depuis ce temps, donc, je n'avais pas trouvé le moyen d'épuiser mon admiration pour ce vénérable descendant cheyenne. Ainsi son «Youpi» désabusé recelait-il toute une philosophie, m'ôtant le désir d'ajouter une cochonnerie bien sentie dans le micro à l'intention de cet abruti de Pierce qui officiait ce soir-là au standard de la Compagnie — qu'on appelait familièrement la tour de contrôle. Nous eûmes encore droit à quelques plaisanteries graveleuses, qui durent tomber à plat dans tous les cockpits concernés tant il était vrai que cette nuit, toutes les équipes portaient leur cafard en bandoulière. Et puis l'insupportable Alan Pierce se décida enfin à faire le point des opérations, passant en revue tous les numéros d'engins de sortie. Cheval Bandant me signifia d'un hochement de tête explicite qu'il ne désirait pas converser avec la tour de contrôle cette nuit. Je souris. La voix de Pierce grésilla à nouveau dans le haut-parleur. C'était notre tour.
« Crache-Feu numéro six, vous vous trouvez présentement à la jonction des Blocs 16 et 17, en direction de la zone des entrepôts Campbell et à cinq minutes de la Limite, vous m'entendez? Confirmez position...
— Confirmation position, lâchai-je dans le micro d'une voix aussi neutre que possible. Nous avons nettoyé comme convenu le carré s'étendant entre Kimberley Avenue et la Place Santiago. Maintenant, on va s'occuper des ruelles périphériques du Bloc 17.
— Rien de particulier?
— Pas plus pourri que d'habitude. Mais il va pleuvoir et ça risque de repousser dru. Je souhaite bien du plaisir à l'équipe de demain.
— C'est vous l'équipe de demain, ricana cet ineffable emmerdeur de Pierce.
— Merde, pas encore?
— Le planning, mon vieux, le planning !
— Vous avez vos gueules, Pierce, c'est clair, m'insurgeai-je sans grand espoir de l'atteindre. Trois fois cette semaine dans le Bloc 17, je croyais qu'un roulement devait être établi pour les quartiers à haut risque ?
— Faites une demande de prime, mon vieux Laghan.
Qu'il est con, ce mec... fis-je pour moi-même. A côté, Cheval Bandant m'observait avec un je-ne-sais-quoi d'à la fois ironique et réprobateur.
— Rien d'autre? lança doucereusement Pierce. Alors on passe au suivant. Crache-Feu numéro sept... »
Je coupai la communication avec un soupir.
— S'il a entendu ta remarque, on est encore bon pour le Bloc 17 la semaine prochaine. Peut-être même celle d'après...
Cheval Bandant avait raison, mais on ne pouvait pas me demander la même nuit d'aller nettoyer la merde des bas quartiers et de faire risette à un cul comme Alan Pierce. Vraiment trop pour un seul homme. Mon compagnon n'ajouta rien de plus et enclencha les suspenseurs de notre appareil jusqu'à nous stabiliser à trois ou quatre mètres du sol. C'était la distance idéale pour nettoyer le terrain avec les lance-flammes tout en évitant les jets d'acide intempestifs dont ne manquait jamais de nous gratifier cette infection rampante de mucilum.
Le Bloc 17, nous nous y trouvions en plein. Un dédale de venelles sans intérêt littéralement gangrené par cette mousse brune, pestilentielle, qui recouvrait tout. Le mal endémique d'Inti-mar. Faire donner les pompes pour dégager les déchets ménagers ou industriels massés à même les trottoirs, passait encore, mais le mucilum, c'était une autre affaire. Imaginez une sorte de tignasse spongieuse s'infiltrant partout, malodorante comme ce n'était pas permis et faisant siennes toutes les bactéries rencontrées au passage. Cette... chose, qui tenait tout à la fois de l'algue et du mollusque, procédait à l'investissement d'une place avec une science inouïe. Elle générait des filaments d'une substance aqueuse qui se solidifiait au contact de l'air, qu'elle projetait dans plusieurs directions, tissant une sorte de canevas sur lequel il ne lui restait plus qu'à progresser en une lente et patiente reptation. En outre, elle disposait de défenses naturelles sous forme de bourses oblongues qui évacuaient avec violence un acide blanchâtre sitôt qu'ils étaient par trop secoués. Visiteurs sans combinaisons protectrices s'abstenir. Elle poussait partout, n'importe où, érigeant de place en place de grosses racines aériennes de forme phallique probablement chargées de collecter l'humidité de l'air.
Notre pire ennemie, à nous les Civiques, c'était la pluie. Parce que cette engeance végétale y puisait une vigueur nouvelle et exaspérante. Tous les moyens chimiques pour nous défaire de ce fléau avaient été testés. Mais il semblait bien qu'ils dussent rester sans effet. Comme si le mucilum avait pu les digérer, analyser leur contenu et concevoir une sorte d'antidote. Une résistance extraordinaire, et qui nous donnait bien du fil à retordre. La seule arme qui nous restait, c'était le plus vieux défoliant du monde : le feu. Nos appareils étaient équipés de canons à feu — d'où leur surnom — qui chaque nuit venaient anéantir les efforts du mucilum pour explorer les centres vitaux du Comptoir. Et malgré ces efforts constants, incessants, on avait toujours l'impression qu'elle grignotait chaque fois du terrain. De quoi décourager les meilleures volontés, mais en attendant mieux...
C'était ça, mon job, et il n'était même pas bien payé. En prime, on avait sur le dos des types comme Pierce, qui n'avaient jamais mis le nez dans cette jungle puante et arrangeaient le planning selon leurs affinités personnelles. Mais mieux valait être un éboueur consciencieux, même désillusionné, que demander l'aumône à la sortie des théâtres.
Cheval Bandant avait suspendu notre engin à l'entrée d'un tunnel à l'ouverture carrée que nous connaissions bien. Régulièrement obstrué par le mucilum, il constituait l'une des étapes obligées de notre périple nocturne. A l'autre bout, la Limite. C'est-à-dire celle des efforts colonisateurs de l'humanité en marche, comme disait un de mes collègues d'alors. Au-delà de la Limite, l'empire du mucilum, une jungle dense que personne n'avait jamais songé à percer tant les risques étaient grands de s'y laisser étouffer. Les autorités en avaient même interdit le survol par crainte des accidents, et il ne serait venu à l'idée de personne de transgresser une règle aussi pleine de bon sens.
Le Comptoir d'Intimar, plaque tournante du transit commercial et industriel de ce 14e Secteur Habité, avait tout de l'îlot de civilisation perdu au cœur d'un océan végétal ; une masse compacte de béton et de plastique irriguée d'avenues rectilignes et sans fantaisies — à l'image du goût terrestre, toujours d'actualité — qui avait du mal à s'arracher de l'environnement luxuriant aux teintes brunâtres et ocre. C'était en tout cas la vision que j'en avais eue autrefois, à bord du vaisseau qui m'amenait de Petrom pour entrer dans mes nouvelles attributions. Le plus curieux est sans doute que ce décor plutôt stressant ne m'avait pas affecté outre mesure. Non, l'angoisse s'était installée progressivement, comme un empoisonnement à retardement. Maintenant, je ne pouvais jamais me départir d'une sensation d'oppression permanente, caractérisée par des difficultés respiratoires fréquentes et de nombreuses crises d'anxiété. Cela s'appelait « le mal d'Intimar », tout bêtement. Presque tout le monde ici en était atteint, à l'exception de ceux qui vivaient dans des conditions privilégiées. Personnel des Ambassades, des Succursales ou des Dépôts, j'en passe.
Il faut que je m'attarde tout de même sur les circonstances qui avaient vu l'édification — particulièrement difficile et audacieuse — de cette surprenante concentration spatio-urbaine. Intimar est un monde minuscule, une toute petite sphère oubliée dans le cortège de planètes entourant Turon, le soleil mauve. Elle est nimbée d'un brouillard quasi permanent qui la rend d'approche plutôt difficile, conséquence de la flore hypertrophiée qui l'habite et dont le mucilum n'est qu'une des composantes. Aussi, au départ, a-t-elle surtout suscité la curiosité des chercheurs de tous poils et de toutes disciplines. Plusieurs stations expérimentales avaient même été installées dans la zone la plus propice à l'habitation humaine. Et puis l'engouement scientifique s'était brusquement tassé pour céder la place à l'intérêt commercial, toujours omniprésent dans son sillage. Après plusieurs années d'études et de délicates mises au point, un consortium de sociétés avait décidé de jeter les ponts d'un Comptoir. C'est-à-dire une cité fonctionnelle, destinée aux affairistes et autres commerciaux ayant à cœur de multiplier leurs points de chute. En ces temps de boom économique — suite aux nombreuses découvertes effectuées dans l'Outre-Monde — le projet avait rapidement pris corps, malgré les obstacles sur le terrain. Intimar était devenu en peu de temps l'un des ports spatiaux les plus actifs de ce coin de galaxie, et les plus appréciés pour ses infrastructures sobres, parfaitement adaptées. Une bourse des valeurs y avait même été instaurée, dont les cotations étaient suivies de près par les experts du Système Monétaire Inter-sectoriel tout entier.
Quant à la population, elle se composait surtout de passages, au gré des frets, des transactions ou des séminaires, et donc se renouvelait constamment. Demeurait à l'année une modeste fraction de résidents retenus là par leurs activités permanentes — j'en étais, pour des raisons qui seront dévoilées plus tard. Chaque Fédération terrienne de quelque importance se targuait d'y entretenir une ambassade, ne fût-ce que pour surveiller les allées et venues des capitaux du voisin. Un étonnant pot au noir, qu'Intimar, voué d'un tacite accord entre les parties concurrentes au seul rôle de marché libre et bénéfique à tous. Et de fait, aucun gouvernement n'aurait souhaité revendiquer sa propriété, même par truchement d'un consortium. Les leçons du passé avaient prouvé qu'il était autrement plus sournois de combattre un adversaire sur un marché financier que les armes à la main.
Je vous raconte tout ça pour que vous vous fassiez une idée de mon environnement quotidien, parce que cela aura une certaine importance plus tard. Mais n'imaginez pas que j'étais alors très au fait de ce qui se faisait dans les sphères spéculatives de mon monde d'adoption... A l'époque, je n'en avais même rien à foutre. Mon boulot suffisait amplement à remplir ma vie. Une vie toute bête et pas très reluisante, mais qui, comme je l'ai déjà dit, me convenait malgré tout. Je reprends donc, après cette parenthèse dont le lecteur excusera de petites longueurs, à l'endroit où j'ai abandonné mon récit.
Donc Cheval Bandant avait suspendu notre Crache-Feu à l'entrée du tunnel et laissait nos projecteurs balayer les environs d'un rayon de lumière crue. Un décor plutôt sinistre de décombres surgit ainsi de la pénombre, déjà la proie des végétaux parasites. A certains endroits, la masse spongieuse et brunâtre du mucilum atteignait près d'un mètre d'épaisseur et dardait dans notre direction ses grosses racines phalliques comme par défi conscient. Le spectacle avait quelque chose d'obscurément obscène et inconfortable. Mais ce n'était pas l'unique raison pour laquelle nous appelions ce secteur « à haut risque »...
Cheval Bandant n'avait pas encore pressé le bouton de mise en marche des canons à feu que nous essuyâmes une première salve de jets d'acide. Au contact de la tôle renforcée de notre engin, des vapeurs sulfureuses vinrent embuer la vitre de notre habitacle. Elles furent vite dissipées par notre système de ventilation extérieure. La bagarre venait de commencer, pour la quatrième fois de la nuit. Nous en étions déjà à notre quatrième foyer, eh oui. Vous devinez que je désigne par le terme de foyer une concentration particulièrement dense de mucilum. Nos nerfs étaient déjà passablement tendus. Nous fîmes fonctionner les canons à feu. Sous l'effet de la chaleur infernale dégagée par ces torches de déblaiement, le mucilum se rétracta tout en noircissant. Une puanteur sans nom vint s'immiscer jusqu'à nos narines, bien que nous ayons obturé les aérateurs. Je poussai le conditionnement d'air au maximum. Même ici, à l'abri du cockpit, on pouvait risquer l'asphyxie sans ce précieux secours.
Je me souvins de mes toutes premières expéditions, quand la nausée restait tapie au fond de mon estomac et que je devais lutter contre les plus folles terreurs superstitieuses. Dans mon cerveau paniqué revenaient sans cesse ces ragots entendus sur Petrom, de pilotes qui devenaient fous à force de rester trop longtemps dans l'environnement du végétal parasite.
« Mille yeux, mille oreilles, mille ruses, disait sentencieusement Cheval Bandant. Comme démon sournois qui te sent et agit sur ton point faible. Jamais céder. »
Et à la façon dont il prononçait ces paroles, je devinais clairement tout le mal qu'il avait eu, lui, à museler ses réflexes naturels d'homme élevé dans la croyance des esprits.
Maintenant, je tenais le coup. A la répulsion avait cédé une indifférence confortée par la routine. Et progressivement, une haine intuitive à l'égard de l'être végétal m'avait envahi. Dans ce job, la haine constituait un élément moteur de l'efficacité.
A côté de moi, Cheval Bandant demeurait silencieux, contrôlant la trajectoire des canons à feu. Il n'était jamais très bavard pendant les opérations, surtout quand nous œuvrions dans ces quartiers très excentrés, livrés à l'abandon et aux... Il n'aimait pas s'aventurer à proximité de la Limite, comme s'il avait plus de mal à maîtriser ses instincts ataviques dans ces parages.
Au bout d'un moment, nous eûmes libéré la place de l'emprise du mucilum. Tout n'était plus que cendres noires et fumantes autour de nous. L'odeur infecte était à peine moins forte que tout à l'heure. Nous avions triomphé une nouvelle fois. Nous triomphions toujours, et malgré cela le mucilum gagnait insensiblement du terrain sur la ville, se massant sur son pourtour dans l'attente d'une faille, d'une négligence. Un orage s'annonçait. A la première pluie, tout serait à refaire. L'éternelle histoire du tonneau des Danaïdes.
Mon regard fut attiré par l'ouverture carrée du tunnel, déjà masquée en partie par un enchevêtrement de lianes fines et brunes. Derrière, le mucilum devait patienter en larges grappes vénéneuses, obstruant totalement le boyau. Je ne sais si c'était le fait d'avoir laissé éclater ma colère contre Alan Pierce, cette nuit-là, mais je me sentais d'humeur combative.
— Il faut dégager le tunnel, dis-je. Pousser plus loin la zone de repli. On ne peut pas laisser ça dans cet état.
Cheval Bandant me considéra d'un air réprobateur, mais je ne m'attendais pas à ce qu'il applaudisse mon excès de zèle.
— Le tunnel est irrécupérable, se borna-t-il à m'opposer. Il n'est pas accessible aux canons à feu, de surcroît.
— Je sais.
Ma main cherchait déjà mon scaphandre dans le filet disposé au-dessus de ma tête. J'étais prêt à combattre pied à pied.
— Ce n'est pas la peine...
— Je veux le faire.
— Non, moi j'y vais.
— Qui est le plus courageux de nous deux, ce soir?
C'était la phrase rituelle entre nous, quand une tâche particulièrement ardue venait à exiger un volontaire. A cette question, il fallait répondre en toute conscience, en toute honnêteté. Nous étions prêts à nous sacrifier l'un pour l'autre.
— Ce n'est pas toi, répondis-je après quelques secondes de réflexion.
— Qu'est-ce que tu en sais ?
— Je le sais, c'est tout. Couvre-moi au cas où nous aurions de la visite.
— Ils sont déjà là...
— Où ça?
— Ils nous observent depuis le début, assura l'Indien.
Et je ne doutai pas de son intuition. Il pouvait les renifler à cent pas... Mais cela ne modifia en rien ma détermination. Je bouclai mon harnachement de protection et m'emparai du lance-flammes. Cheval Bandant haussa les épaules et posa devant lui le gros fusil à guidage laser dont chaque appareil de la Compagnie était sagement muni.
— Ne t'inquiète pas, lui dis-je à travers le microphone du casque. Ils sont un peu timbrés, mais pas très méchants.
J'ouvris le sas tandis que mon compagnon se rapprochait du sol. Je n'attendis pas qu'il fût posé et sautai en marche. D'un pas décidé, lance-flammes bien ancré dans mes bras pliés, je marchai en direction du tunnel. Cheval Bandant avait raison, car j'aperçus un mouvement sur ma gauche, parmi les éboulis couverts de cendre. Mes bottes lisses ne tardèrent pas à s'enfoncer dans la masse spongieuse du mucilum. Une odeur de brûlé flottait toujours, se conjuguant avec la pestilence naturelle du végétal ennemi. Je mis ma torche en batterie, déblayant tout dans un rayon de trois ou quatre mètres. Mon équipement se composait d'une combinaison légère mais parfaitement étanche, de couleur bleue et d'un scaphandre poids plume doté d'un système respiratoire et d'un émetteur-récepteur, le tout ne prenant pas plus de place qu'un bouton. Quant à mon lance-flammes, il avait l'apparence d'un tromblon sophistiqué, avec son canon évasé ; il était extrêmement maniable et fonctionnait grâce à des capsulés de gaz grosses comme mon doigt qui lui assuraient des heures d'autonomie. Il eût été particulièrement téméraire de s'aventurer dans ces zones sans ce minimum de sécurité. Le mucilum générait des vapeurs toxiques, fermentées dans ses bourses d'acide : ses moyens de défense naturels. Ajoutez à cela que son taux d'humidité le rendait difficilement inflammable et vous aurez une idée de la tâche qui m'attendait.
A présent, j'étais planté devant l'ouverture du tunnel. Je tentai de scruter l'obscurité au-delà du rideau de lianes diaphanes qui en obstruait l'accès. Je ne sais pourquoi, un frisson étrange me parcourut. Pendant une seconde, j'eus la sensation que de l'autre côté, quelqu'un m'observait aussi. Pour m'en défaire, je braquai mon engin droit devant moi et... Mais je n'eus pas le temps de m'en servir. Rapides et silencieux comme des ombres, ils m'avaient déjà cerné, s'interposant entre la cible et moi. Je fus contraint de baisser le lance-flammes. Dans mes écouteurs grésilla la voix tendue de Cheval Bandant : «Laghan, laisse tomber, ils sont trop nombreux, ce soir. Tu vas avoir des ennuis. »
Je ne répondis pas, me bornant à épier le moindre mouvement des petites créatures encapuchonnées. On aurait dit des enfants, ou des lutins, mais je savais qu'ils ne ressemblaient ni aux uns ni aux autres. Nous les appelions les Arkens. Ils ne dévoilaient jamais leurs visages. Seuls brillaient dans l'ombre leurs yeux livides et dénués d'expression. Le plus grand devait m'arriver à la ceinture, mais ils étaient nombreux.
Etres mystérieux et muets, ils habitaient la périphérie de la ville, et paraissaient plus que s'accommoder de la présence du mucilum. En fait, on aurait juré qu'un pacte tacite les liait au végétal car ils ne semblaient ni malades, ni affamés. Nous nous retrouvions régulièrement face à face dans ces quartiers désolés, car ils offraient une défense passive pour nous contraindre à abandonner notre mission d'assainissement. Ils semblaient vouloir protéger le mucilum, pour une raison que nous ignorions tous. Mais le fait demeurait. Ils constituaient pour les équipes un danger permanent. Non qu'ils fussent animés envers nous d'une hostilité marquée. Mais leur seule présence, leur entêtement à contrecarrer notre travail ajoutaient à notre tension nerveuse.
Notre consigne était d'agir avec modération envers eux. Parlementer, — si on pouvait appeler nos monologues des parlementations ! — les effrayer, démontrer notre force et notre obstination non moins grande que la leur. Ils cédaient toujours, oui, mais après nous avoir empoisonné la tâche jusqu'au bout.
— Allez les gars, on s'écarte ! ordonnai-je sous mon casque en ébauchant un sourire pour adoucir la sécheresse du ton employé.
Comme attendu, ils ne remuèrent pas d'un pouce, me bloquant l'accès au tunnel. Bon sang, ce qu'ils pouvaient être nombreux ce soir. Je n'avais jamais vu une concentration pareille. Il y avait de l'électricité dans l'air, et ce n'était pas uniquement dû au fait de l'orage approchant.
— Ils vont faire obstruction jusqu'à l'arrivée de la pluie, Laghan. Laisse tomber. Ils ont l'air décidé et nous ne sommes que deux.
Mais je n'étais pas encore d'humeur à écouter les sages conseils de mon compagnon. Je donnai un coup de flamme en l'air.
— Simple sommation, tirez-vous de là avant que je noircisse vos petits manteaux.
—-Laghan, reviens. De toute façon il faudrait plusieurs équipes pour libérer ce tunnel. On s'y collera à trois ou quatre demain.
— Ecoute, ils jouent ce cinéma à chaque coup. Il y en a marre de perdre du terrain. Un matin, à ce rythme-là, on se réveillera avec cette merde dans le slip !
— D'accord, répondit Cheval Bandant. Mais puisqu'on doit s'y recoller demain...
— Tu as les foies.
— Tu n'es qu'un con de Visage pâle. Rentre. Pour une raison stupide, j'eus brusquement à cœur de prouver qu'on ne me la faisait pas. Je fis trois pas, jusqu'à me trouver au milieu du groupe des Arkens, et je me mis à jouer des coudes pour me frayer un passage. Je n'avais pas peur, car je savais que ces petites créatures n'avaient jamais fait acte de violence contre nos équipes. Au pire elles me bloqueraient, me bousculeraient, mais comme par mégarde, sans réelle intention offensive. Ce qui se passa, en effet. Je fus tiraillé, chahuté de toutes les façons possibles et même mordu au mollet. Toujours d'aplomb et avec une conscience professionnelle qui frisait à ce moment-là l'imbécillité, je mis ma torche en batterie et entrepris de dégager l'entrée du tunnel comme on chasse des toiles d'araignée. Alors la pression autour de moi se fit de plus en plus forte. Mes chevilles étaient bourrées de coups, souvent douloureux malgré les protections. Et puis tout d'un coup, je ne sais comment, je perdis l'équilibre et tombai en avant. Mon engin s'éteignit et je fus cette fois littéralement piétiné, la figure enfoncée dans la vase. Une interjection jaillit dans mes écouteurs. Cheval Bandant avait compris ce qui était en train de se passer et rappliquait à la rescousse.
J'essayai de me débattre, d'éviter les coups, mais le nombre de mes agresseurs était trop important. C'était un véritable lynchage. Ils étaient comme fous furieux. Certains tentèrent de briser la vitre de mon casque avec leurs petits poings calleux. Fort heureusement aucun n'y parvint, sans quoi les conséquences eussent été plutôt graves pour moi. Je tendis le bras dans l'espoir de récupérer ma torche, en vain. La seule chose que je découvris sous mes doigts gantés fut un tronçon de rail métallique enfoui sous la pourriture végétale. Je voulus l'arracher pour me défendre, mais il était malheureusement solidement rivé au sol. Au même instant, un éclair passa devant mes yeux et une cuisante douleur au poignet me fit lâcher un grognement. Le tissu de la combinaison était entamé et un filet de sang goutta dans la vase.
A moitié assommé, j'entendis le craquement du gros fusil de Cheval Bandant. Aussitôt la grêle de coups s'interrompit et je perçus autour de moi l'affolement d'une retraite précipitée. Je pus me retourner sur le dos. Je n'étais pas loin de tomber dans les pommes, bien que je ne sois pas particulièrement douillet. Je fus même incapable de réagir quand deux bras vigoureux me soulevèrent du sol.
— Toujours Visage Pâle pas net ! soupira quelqu'un près de mon oreille.
Je dus sourire, et puis perdre connaissance.