CHAPITRE IV

 

Notre Crache-Feu planait doucement à cinq ou six mètres au-dessus du macadam gorgé d'eau de Kimberley Avenue, à proximité du fatidique Bloc 17. Par endroits, le mucilum répandu en vagues épaisses lui donnait des allures de marécage vraiment peu engageantes. Il ne restait plus trace de notre passage de la nuit précédente. Cette maudite jungle avait reconquis le terrain une fois encore, avec la complicité de la pluie et du vent.

L'atmosphère était morose, dans le cockpit, comme elle l'avait été une heure plus tôt dans la salle de briefing. Alan Pierce avait eu tout le loisir d'égrener les platitudes de son discours sans être interrompu par les habituels lazzis. L'absence de Huxley et de Montgomery était dans tous les esprits. Huxley surtout, bien sûr. La terrible fin de notre camarade nous affectait tous. Personne n'avait le cœur à rire. Tous les visages étaient tendus. Pour ce soir, aucun de nous ne se forçait pour dissimuler sa trouille. Seul mon compagnon Cheval Bandant conservait son visage impassible, quoique plus sombre qu'à l'accoutumée. Il avait été convenu que je ne bougerais pas de l'appareil, vu mon état, me bornant au strict rôle de copilote.

— Tu as entendu ce qu'a dit Pierce? demandai-je tout à coup, émergeant de ma rêverie. A propos des Arkens ?

— Ce n'est pas une bonne chose...

— Tu parlerais autrement si tu avais vu la tronche de Montgo en train de faire ses valises. Il a filé comme un lapin.

— Il a craqué, c'est tout. Regarde autour de toi, Visage Pâle. Pas rassurant, hein ? N'importe lequel d'entre nous pourrait lâcher de la même façon.

— J'ai eu l'impression qu'il était sous l'emprise d'une menace... Et je t'avoue que moi-même, je ne me sens pas très à l'aise.

— Moi aussi j'ai peur. J'ai toujours peur. Mais abattre des Arkens ne servira à rien. Sinon à radicaliser les hostilités.

— Comment faire autrement? Il faut nous défendre, non ?

— Il faut partir. Abandonner Intimar. Ce monde est maudit. Il n'est pas fait pour l'Humain. Nous avons tort de vouloir combattre ses lois naturelles. Nous le paierons très cher. Car la revanche sera à la hauteur de notre obstination. Ici, c'est le règne du végétal, pas du béton plastique. A l'inverse de ce qui s'est produit sur la Terre, c'est bien le végétal qui est le maître et nous repousse, mètre par mètre, nous confine dans un espace de plus en plus réduit. Et il nous chassera, crois-moi. .

Le pire, c'est que je savais qu'il avait raison.

A plus ou moins longue échéance, les efforts de civilisation sur Intimar se trouveraient anéantis. Il n'y avait guère que les promoteurs d'hôtels luxueux pour ne pas s'en apercevoir. Le mucilum progressait chaque jour. Toujours plus dense, plus abondant, plus résistant. Indifférent aux milliards qui s'échangeaient, se gagnaient ou se perdaient à la bourse des valeurs, aux frets colossaux qu'on chargeait sur les cargos spatiaux et aux entrepôts gorgés de matières premières.

Méditatif, je laissai mon regard errer par la vitre et...

— Nom de Dieu, arrête ça, m'écriai-je. Il se passe quelque chose là-bas, regarde !

Au coin de l'Avenue Kimberley et de la Place Santiago venait d'apparaître une bande d'Arkens ; dix ou douze, je ne sus les dénombrer au juste. Ils allaient de leur démarche sautillante et silencieuse, paraissant traîner un paquet oblong derrière eux en direction de la Limite. Ils n'avaient pas dû nous entendre, ni nous apercevoir, car ils sursautèrent et émirent un concert de braillements en découvrant notre engin sur leurs talons. Car Cheval Bandant avait réagi très vite et les avait pris en chasse. Mais ils connaissaient le terrain comme le fond de leur capuchon. Ils foncèrent en direction d'une ruelle trop étroite pour permettre notre passage autrement qu'à pied. Il n'était pas question de les laisser filer. En un clin d'œil, j'avais revêtu le scaphandre de protection et saisi le gros fusil à guidage laser. Je débloquai le sas d'ouverture et m'élançai à leur poursuite.

Encombré par son fardeau, le groupe avait pris moins d'avance que je ne le craignais. Je m'enfonçai à sa suite dans un boyau presque entièrement obstrué par la végétation parasite, récoltant des jets d'acide fumant, heureusement sans dommage pour ma combinaison spéciale. Je les rejoignis alors qu'ils franchissaient un espace un peu plus dégagé. Je tirai un coup de feu en l'air, pour les impressionner. Ils connurent un bref instant de panique, durant lequel ils laissèrent tomber leur précieux paquet. La toile grossière qui le recouvrait s'entrouvrit une seconde et je crus que mon cœur allait s'arrêter de battre. C'était le cadavre d'un homme, au visage blême figé dans une atroce expression d'épouvante. Je le reconnus, malgré le rictus qui bouleversait ses traits. Ou plutôt, je crus que... c'était Montgomery ! Montgomery que j'avais vu partir pour le spatioport comme s'il avait eu le diable à ses trousses !

Mais rapides comme des lutins, les Arkens eurent tôt fait de recouvrir le corps. Plusieurs d'entre eux l'emportèrent, tandis que les autres se tournaient vers moi en exhibant des couteaux. Je m'immobilisai, suant d'angoisse. Je devinai leurs petits yeux blancs, dans l'ombre de leur capuchon, pleins d'un éclat meurtrier. Je sus que rien ne les forcerait à me céder le passage. L'affrontement était inévitable. Déjà, j'armais mon fusil une nouvelle fois, conscient qu'ils m'auraient découpé en morceaux avant que je ne puisse les abattre tous. Ils avancèrent sur moi. Je braquai le canon fermement dans leur direction, persuadé de déclencher l'hallali si je m'avisais de battre en retraite. Encore deux secondes et...

Cheval Bandant se matérialisa à mes côtés comme par magie. Il ne tenait qu'un coutelas indien à la main, mais cela lui suffisait pour apparaître redoutable au premier coup d'œil. Les Arkens ne s'y trompèrent pas, qui s'immobilisèrent en émettant de curieux borborygmes. Mon compagnon lança une phrase inintelligible par la visière de son scaphandre, probablement du cheyenne. Puis il éleva sa lame avec une lenteur presque rituelle et s'entailla volontairement le doigt. Ostensiblement, il laissa un peu de sang se répandre sur une racine aérienne de mucilum ancrée sur un éboulis voisin. Un murmure parcourut les rangs des petits hommes. En un clin d'œil ils tournèrent les talons et s'enfuirent hors de notre vue.

— Bon Dieu, qu'est-ce que tu as fait ? m'écriai-je.

— J'ai offert un peu de mon sang pour sauver ta misérable existence de Visage Pâle, répliqua-t-il avec un sourire un peu forcé.

— Un sacrifice ?

— Si on veut, oui...

— Cheval Bandant, j'ai vu...

— Quoi?

— Montgomery... C'était son cadavre qu'ils transportaient.

— Ce n'est pas possible. Montgo doit se trouver sur la navette pour Petrom, à l'heure qu'il est.

— Je ne suis pas fou. Je te dis que c'était lui.

Il m'observa avec un drôle d'air, et puis posa une main sur mon épaule :

— Toi fatigué, toi rentrer.

— Ne déconne pas. Je suis sûr de ce que je raconte.

— Viens, on rentre.

Je ne protestai pas. Je ne savais plus très bien. Tout ça s'était passé si vite. Je n'étais plus tout à fait sûr d'avoir bien vu. Nous réintégrâmes le Crache-Feu, à l'entrée de la ruelle. Cheval Bandant contacta aussitôt la tour de contrôle et dit à Pierce qu'il me rapatriait et continuerait tout seul. Je m'absorbai dans un mutisme obstiné.

Un instant plus tard, nous avions redécollé...

***

Je vis bien en racontant ma version des faits que ni le Dr Evans, ni Alan Pierce n'avaient l'air de la prendre très au sérieux. La scène se déroulait dans la même pièce que la veille. J'étais assis et eux debout, face à moi. Je commençais à enrager d'être pris pour un débile mental.

— Ecoutez, finis-je pas m'emporter. Je ne suis ni malade, ni fiévreux. Admettons que j'aie été abusé par une ressemblance, une illusion ou quelque chose d'autre. Mais le fait demeure : ils transportaient bien un cadavre et de surcroît semblaient beaucoup y tenir. Mon équipier peut en témoigner.

— Justement non, contra Evans. II ne confirme pas vos dires. Il n'a aperçu qu'un paquet oblong traîné par un groupe d'Arkens. Vous êtes le seul à être convaincu qu'il s'agissait d'un corps, et qui plus est, celui de Montgomery... (Il lança une œillade à Pierce.) Quand votre équipier est arrivé sur les lieux, il vous a vu à la limite de l'affrontement avec plusieurs de ces créatures et les a dispersées sans un seul coup de feu.

— Ouais, avec un vieux truc indien, à ce qu'il a dit... souligna Pierce. Mais alors, il n'a plus vu trace de l'objet en question.

— Dites que je suis timbré? Mais merde, vous ne sentez pas ce qui est en train de se passer ? Les Arkens veulent nous éliminer physiquement et nous faire crever de peur pour que nous ne touchions plus au mucilum ! ! !

Il y eut un silence, puis Pierce reprit la parole.

— C'est possible. Leur agressivité semble s'être accentuée, ces derniers temps. Mais rien ne prouve qu'ils aient tué quelqu'un. Je me suis renseigné : tous nos hommes sont au complet et aucune disparition n'a été signalée par la police. Je crois que vous êtes fatigué, Laghan. Vous n'auriez jamais dû pointer ce soir. Le docteur vous avait conseillé de vous tenir tranquille, le temps que votre blessure cicatrise. Vous avez eu tort de ne pas l'écouter, vous savez? Si j'étais vous, je n'aurais pas hésité une seconde à sauter sur cette occasion de me la couler douce pendant un petit moment.

— On a vu tout le bien que Huxley a tiré de sa convalescence, rétorquai-je avec amertume.

— Huxley avait des soucis, ces derniers temps. Ses copains l'ont tous dit. Il avait perdu le goût de la vie. Il était devenu irritable et ne voulait voir personne. Or les soucis viennent de ce qu'on ne ménage pas assez sa santé. On encaisse moins bien. Mettez-vous au vert, Laghan. On trouvera un autre partenaire à votre Indien et votre salaire n'en souffrira pas. Docteur, établissez une ordonnance et un arrêt de travail pour ce garçon.

S'il pensait m'emplir de gratitude à son égard, c'était manqué. Je haussai les épaules et lui coulai un regard venimeux. Avec un geste de mauvaise humeur, j'attrapai ma chemise et l'enfilai vivement. Evans s'appliqua à remplir les formulaires nécessaires et me les tendit avec un sourire qui se voulait réconfortant.

— Profitez bien de ces vacances, mon vieux. Si j'étais vous, je prendrais la première navette pour Petrom. L'air est meilleur là-bas, et les filles aussi, à ce qu'on m'a dit. Vous verrez comme ça ira mieux après. Et puis la Compagnie tournera quand même-pendant votre absence, vous savez. Alors pas de scrupules.

Je compris qu'il n'y avait rien à ajouter. Je fourrai les papiers dans ma poche. Comme je m'apprêtais à sortir, Alan Pierce me rappela.

— Laghan, pour vous ôter le moindre doute, il faut que je vous dise...

Je sentais qu'il s'apprêtait à m'assener un dernier argument massue. J'attendis.

— Montgomery est venu au centre de Coordination il n'y a pas une heure. Il avait réfléchi et voulait réintégrer sa brigade. Je pense qu'il fera partie de l'équipe de demain. Et je vous garantis qu'il était bien vivant.

L'ascenseur me déposa sur mon palier haut perché. Je contractai les mâchoires afin de déboucher mes oreilles. Je ne supportais pas bien cette rapide escalade. Mais je crois que je l'ai déjà dit. Le couloir n'était éclairé que par des veilleuses. J'eus la sensation aiguë que quelqu'un était là à m'épier. Elle fut si forte que je fus cloué au sol pendant deux ou trois secondes avant d'avoir le réflexe de manipuler la minuterie.

De plaque en plaque, les néons s'égrenèrent tout au long de l'interminable coursive, traquant le moindre recoin d'ombre, jusqu'à atteindre l'extrémité, tout là-bas, étranglée par la perspective. Il n'y avait personne. Bizarre impression. J'arrivai devant ma porte, la trente-sixième sur la gauche, parfaitement anonyme, semblable aux centaines d'autres.

— C'est moi... dis-je.

J'entendis le déclic de la serrure vocale. Deux secondes lui étaient nécessaires pour analyser mon timbre et déverrouiller le battant. Ainsi personne d'autre que moi ne pouvait pénétrer dans mon misérable Eden secret. A moins de démonter le mécanisme, ce qui demandait au moins une heure, même par le personnel qualifié de la police, et encore si celui-ci n'était pas piégé. J'avais adjoint au mien une capsule de gaz paralysant, par pur vice.

J'entrai et la porte se referma derrière moi, automatiquement. Je fis de la lumière. Tendu, mais sans vraiment savoir pourquoi. Mon regard fit machinalement le tour de la pièce. Le décor n'avait pas changé, évidemment et cependant, j'eus l'impression qu'une main étrangère avait fureté ici et là pendant mon absence. Une odeur de moisi flottait dans l'air, me sembla-t-il. Oh, très vague, bien sûr. Il se pouvait même que ce fût moi qui l'aie introduite en arrivant, mais... Ce sentiment trouble me poursuivit durant plusieurs secondes, bien qu'étant convaincu que la chose était impossible. Je défis mon imperméable, et à ce moment précis, quelque chose s'approcha de moi par-derrière avec un léger grincement. Je me tournai d'un bloc... Pour me heurter à mon robot domestique. Bon sang, quelle peur il m'avait fichue ! Et comment diable avait-il pu se remettre en marche tout seul ? Un programme avait dû rester coincé quelque part, ce qui expliquait sa paralysie de ces derniers temps. Il semblait m'observer avec curiosité, bien qu'il n'eût ni yeux, ni tête à proprement parler. Il appartenait à une génération antédiluvienne, juste bonne à ramasser mes chaussettes ou me préparer un plateau sans le renverser. Rien à voir avec ces semi-humains qui évoluaient dans les restaurants chics et parlaient trente-six langues. Le mien ressemblait plutôt à une vieille cafetière. Un type de la brigade qui avait fini son temps me l'avait cédé pour rien. C'est dire...

— Boire... dis-je.

Il émit une sorte de couinement et fit demi-tour avec une célérité plutôt inhabituelle, probablement pour me préparer une de ces infusions insipides dont il avait le secret. Je regardai à nouveau autour de moi. Non, décidément, tout était en place. Comment aurait-il pu en être autrement ? Progressivement ce sentiment désagréable d'effraction dans ma vie intime se dissipa. Je me jetai sur mon lit, ressassant inlassablement les mêmes pensées confuses, les mêmes questions inquiètes...

Cheval Bandant me connaissait assez pour savoir que je n'avais pas raconté d'histoires. J'avais bel et bien vu un cadavre, sous cette bâche. Qui plus est celui de Montgomery. Alors pourquoi ne pas m'avoir appuyé auprès de cet imbécile de Pierce ? Maintenant, tout le monde allait croire que j'étais fondu... Et puis à quoi rimait ce « vieux truc indien » dont il s'était servi pour éloigner les Arkens belliqueux? Ce sang donné en une offrande quasi rituelle... La même vision que dans mon rêve de la nuit passée ! Je pressentais un lien entre tout ceci, mais...

Si Montgomery était réellement vivant, alors je n'aurais aucune peine à le rencontrer chez lui demain matin. Et j'admettrais que mes yeux m'avaient joué un tour, sous l'effet de la panique. Sinon... J'irais chez l'Indien, aussi, pour le forcer à me dire ce qu'il savait. Et je retournerais au tunnel du Bloc 17, parce que j'avais la sensation que quelque chose se trouvait là-bas... Une clé.

Mais est-ce que tout ceci était réellement important ? N'était-ce pas plutôt pour me donner l'illusion d'une activité, maintenant que j'étais contraint à demeurer sur la touche ? Un faux-fuyant pour me permettre de combler l'interminable défilement des heures claires ? Je ne savais plus trop bien. Tout se brouillait. Mon bras me faisait mal. Quelle merde...

Mon regard tomba sur le portrait souriant et mutin de ma femme. Je détaillai ses magnifiques yeux noirs, son nez si fin, ses lèvres à peine ouvertes si... Elle était belle, comme aux plus beaux jours de notre bonheur commun, si bref. Presque vivante, sur cette photographie tridimensionnelle. N'était-elle pas tournée vers moi plus que d'ordinaire? Non. Sans doute pas.

Sans... doute... pas...

J'avais dû m'endormir sans m'en rendre compte. A mon réveil, je trouvai mon robot au pied du lit. Il tenait un bol de tisane refroidie dans sa pince métallique, pas le moins du monde vexé. Je bredouillai une vague excuse, tout en sachant très bien que son mécanisme n'en tiendrait aucun compte. Mais la solitude fait souvent qu'on s'adresse naturellement à des objets inanimés en leur prêtant des états d'âme. La clarté du jour pénétrait dans ma cellule humide. Enfin, ce qu'il en filtrait du dédale des murailles grises cernant ma pyramide d'habitation... Il devait être plus de neuf heures car j'entendais le ronflement de l'usine voisine. J'enfilai mon pardessus à la hâte et programmai mon domestique de ferraille pour retrouver un intérieur à peu près habitable à mon retour.

Dehors, des bancs de brume réfractaires traînaient encore au coin des rues. Je remontai mon col. J'aperçus Freddie par la vitrine de son snack et lui fis un signe de reconnaissance. Il y répondit, mais sans sourire, en m'observant avec une curiosité inhabituelle. Je n'y prêtai pas attention sur le moment. J'étais pressé.

Moins d'une heure plus tard, je débarquai dans la 74e Rue du Bloc 8. Mon cœur cognait fort dans ma poitrine en montant chez Montgomery. Parvenu à l'étage désiré, je stoppai, indécis. Une nuit avait passé. A présent, je trouvai mon excitation de la veille un peu puérile. Quelle raison avais-je de mettre en doute la parole de Pierce et du Dr Evans? Ils avaient vu Montgomery, eux, donc... Je faillis faire demi-tour, et puis finalement, je pris mon courage à deux mains et sonnai. D'abord, rien. Dans l'attente, je me retournai pour contempler la perspective de l'interminable corridor flanqué de portes toutes identiques, comme chez moi. Pas mieux. Nouvel essai. J'allais repartir, tournant déjà le dos, quand la porte s'ouvrit :

— Oh, Laghan ! Pardon, mon vieux, j'étais sous la douche. Entre donc, fais comme chez toi.

Je le dévisageai avec une acuité dont il ne se formalisa pas, comme s'il s'y attendait. Il eut un petit sourire gêné. C'était bien lui, pour ça, aucun doute. Mais toute trace de la peur de la veille s'était dissipée. L'homme que j'avais en face de moi était plus calme et détendu. Du coin de l'œil, je notai que les placards étaient de nouveau remplis de ses vêtements. Il enfila rapidement un peignoir et me donna une tape amicale sur l'épaule.

— En fait, je suis content que tu sois revenu, dit-il. Je n'ai pas été très cordial avec toi, hier. Mais j'étais vraiment sous pression. Je ne savais plus très bien ce que je faisais. La mort de Huxley m'a fichu en l'air. On faisait équipe, alors...

— Je comprends ça. Je suis content que ça aille mieux.

— Je suis allé au spatioport, si vite que je suis arrivé en avance. Alors j'ai glandé un peu, en attendant l'heure du départ... Et puis j'ai réfléchi, aussi. Au fil des minutes, je ne me sentais plus aussi motivé. L'aventure ne me tentait plus. Je me suis rendu compte que j'avais agi sur un coup de tête. Finalement, j'ai fait demi-tour...

— Tu as vaincu ta peur, en somme...

— Ma peur?... Oh, tu veux parler d'hier soir? Non ce n'était pas vraiment de la peur, plutôt un dégoût sans fond pour tout ça. La saturation, en somme. Est-ce que ça ne t'arrive jamais, à toi, d'avoir envie de tout balancer?

— Non.

— Je me disais aussi que tu étais spécial. J'espère que la Compagnie acceptera de me reprendre. Après tout, ils ne sont pas obligés. J'avais démissionné…

— A mon avis, tu n'auras aucun problème. Pierce m'en a justement parlé cette nuit. Tu risques même de rouler dès ce soir. Sans doute à ma place.

— Tu es viré ?

— Non, congé de maladie, si on peut dire...

— C'est un peu dur, et puis ma foi, on y prend vite goût.

— Dans mon cas, ça m'étonnerait.

— Du café? Du vrai, j'entends. J'ai une filière au poil. Si tu es sage, je te donnerai le tuyau.

— Non, merci, j'ai à faire. Je passais juste pour voir si tout était O.K.

— Comme tu vois...

Quand je me retrouvai dans la rue, un peu plus tard, je ne savais trop si je devais me sentir rassuré ou au contraire plus angoissé. Je ne pouvais me départir d'une impression vague, étrange et insistante à la fois, en tout cas impossible à décrire par de simples mots.

Je repris une passerelle et filai vers le nord. Là, je connaissais le secteur un peu mieux, parce que je me rendais fréquemment chez Cheval Bandant. Je n'avais pas peur de le déranger à cette heure pourtant matinale. J'étais sûr qu'il était déjà levé, car il possédait la faculté plutôt enviable de n'avoir besoin que de très peu de sommeil. Je gagnai donc son domicile. Il vivait seul et à l'écart des collègues, tout comme moi, dans une tour de béton plastique délabrée et menacée de démolition à plus ou moins long terme. Ici, pas d'ascenseur. Il fallait avoir une bonne foulée.

Comme j'arrivais un peu à court de souffle devant sa porte, j'entendis une conversation qui filtrait. Je reconnus immédiatement la voix grave et posée de mon compagnon indien.

— ... J'ai le sentiment désagréable que vous en faites une affaire personnelle. C'est un chic type et il est droit. Probablement l'un des meilleurs Civiques. Un défricheur de premier ordre. S'il s'est fait recaler à la Compagnie d'Exploration, qui l'a reversé ici comme tous les éléments insuffisants, c'est parce qu'entre-temps sa femme était morte et qu'il n'avait plus goût à rien. Il est toujours hanté par cette perte, mais ce n'est pas un instable...

— Seulement il a des lubies. Peut-être même est-il un peu fêlé. H représente un danger pour le moral du groupe. Après l'histoire de Huxley, je ne peux pas me permettre...

Celui qui venait de répondre, aucun doute, c'était Alan Pierce. Le génial coordinateur. Ce fils de pute... Il était clair que j'étais au centre de la conversation.

— La hiérarchie a vite fait de juger le dossier, répliqua Cheval Bandant. Sans cloute parce que vous l'avez copieusement annoté...

— Cheval Bandant, vous vous trompez lourdement. Je n'ai pas de grief personnel contre Laghan. Mais vous connaissez mieux que personne les règles de notre corporation : le travail... à fond! Les nerfs... d'acier! La queue... droite! Ce n'est pas seulement un slogan. Pas d'éléments perturbés au sein du groupe ou c'est le commencement de la névrose collective. Est-ce que vous vous rendez compte que nous sommes le seul rempart entre la civilisation et le retour à l'état sauvage sur cette foutue planète ? Que si nous décidions brusquement de nous croiser les bras, cette merde végétale aurait tôt fait d'aller chatouiller la clientèle des hôtels de luxe et siéger dans les conseils d'administration? Et pourtant tout le monde se fout de ce qui peut nous arriver. Il faut que nous formions un bloc sans failles. Un bloc. Et puis d'ailleurs, il y a certains de vos collègues qui vont envier l'avancement de Laghan. C'est loin d'être la fin du monde, vous savez.

— Mais il ne volera plus. Il a toujours volé.

— Cette promotion lui va comme un gant, et en plus, elle lui ouvre des perspectives intéressantes pour l'avenir. A sa place je ne me plaindrais pas trop. Mais je veux que ce soit vous qui lui annonciez la nouvelle. Vous saurez mieux y mettre les formes et faire valoir le côté positif de la chose. Rappelez-vous que ce n'est pas une sanction...

Il y eut un silence, et puis Pierce sortit, sans avoir apparemment tout à fait convaincu son interlocuteur. Je n'eus que le temps de me jeter dans un recoin. II passa sans me voir. Dès que le bruit de son pas se fut éloigné, je frappai chez l'Indien. Il m'ouvrit presque aussitôt. Il était grave et soucieux. Et pas tellement étonné de me voir là.

— Ne te fatigue pas, j'ai tout entendu. On veut me visser derrière un bureau de coordinateur?

— D'abord t'empêcher de voler, répondit-il sans chercher à se dérober. Pierce croit que tes nerfs ont lâché... et aussi, apparemment, que tu peux faire carrière à la tour de contrôle. Mais entre dans mon wigwam, ne reste pas planté là... Tu prends quelque chose ?

Je fis signe que non et m'assis à même le sol, recouvert de divers tapis bigarrés. Des peaux couvraient les murs, fausses bien sûr, car les animaux auxquels elles avaient appartenu avaient pour ainsi dire disparu de l'univers. Mais elles donnaient un caractère d'étrangeté à ce petit local tout en masquant les fissures gonflées d'humidité. Cheval Bandant se plaisait à vivre dans le passé. Sa cellule, plus grande que la mienne, regorgeait de colifichets, de sculptures très anciennes dont il se vantait souvent de l'authenticité. Il vouait un véritable culte à l'histoire glorieuse de sa race. On sentait qu'il avait énormément étudié, mais aussi écouté, assimilé de nombreuses choses qui ne peuvent se transmettre que de bouche à oreille. J'admirais et j'enviais tout à la fois cette extraordinaire faculté qu'il avait de se replonger aux sources anciennes de son existence, car il était clair qu'il en tirait une force et une sérénité inconnues du malheureux Visage pâle que j'étais.

Tranquillement, il s'accroupit en face de moi et coinça un calumet éteint entre ses lèvres épaisses. Il m'observait. Comme à chaque fois, je me surpris à goûter le silence de cette chambre qui paraissait si loin du monde et de la civilisation. Mais ma mauvaise humeur reprit bien vite le dessus.

— J'ai l'impression de me retrouver cinq ans en arrière, à l'époque où je venais d'échouer aux tests pour devenir pilote explorateur. A tous ces cons qui me tapaient sur l'épaule en me disant que rien n'était perdu et qu'il y avait tout autant d'avenir chez les rampants... Quelle foutaise ! Je n'ai accepté cette mutation que parce qu'elle me donnait la possibilité de voler... Même sur un engin poubelle. Pierce ne croit pas réellement que j'accepterai un job de coordinateur.

— Si, au contraire. C'est ça qui est surprenant. Je le trouve plein d'une dangereuse bonne volonté à ton égard...

— Pourquoi tu ne m'as pas soutenu? Les Arkens transportaient bel et bien un cadavre vers la Limite. Peut-être ne s'agissait-il pas de Montgomery. Peut-être me suis-je gouré, mais...

— Montgomery est vivant...

— Oui, je sais ça. Je l'ai vu, tout à l'heure. Il semblait bizarre. Rien à voir avec le type affolé que j'ai vu filer en direction du spatioport. Comme s'il avait été... lavé de toute peur, ou... Tu ne me crois pas, hein? Tu es comme les autres? Tu penses que j'ai mes petits nerfs ?

— Visage Pâle pas devenir rouge comme soleil.

— Arrête ça. Tu sais que tu m'énerves au possible.

— Je te crois, Laghan. J'ai vu le mort.

— Alors?...

— Alors ? fit-il en écho avec un sourire mystérieux. Je préfère que Pierce me croie de son côté pour l'instant.

— Lèche-bottes, c'est pas ton genre.

— Je ne dis pas que ça me plaît. Mais pour l'instant, ça m'accorde une situation privilégiée.

— Je ne comprends rien à ce que tu racontes. Pourquoi ne m'expliques-tu pas clairement ce que tu as derrière la tête...

— Je ne peux pas, Laghan. Pas encore. Je veux être sûr. Mais quelque chose est en train de se passer. Quelque chose qui a pris naissance derrière la Limite. Quelle expansion cela a-t-il pris dans notre zone dite civilisée, je n'en sais rien. Mais il y a un grand danger qui pèse sur nous tous. Sur toi, Laghan. J'attends et j'observe, car je ne sais pas quelle forme cela a revêtu...

— Comment peux-tu savoir ? Toi ?

— Si je te le disais, tu éclaterais de rire en me traitant de vieux fou. Et pourtant je sais. A partir de maintenant, Laghan, il faut te méfier car tu es isolé et on va en vouloir à ta vie. Je ne suis pas un vrai chaman, mais quand la mort rôde autour de moi, je peux la sentir.

Il ne souriait plus, et je sus en croisant son regard qu'il ne jouait pas au Peau Rouge inspiré. Son avertissement pénétra profondément en moi. Je frissonnai involontairement. J'avais encore une foule de questions à lui poser, mais je sus qu'il ne répondrait plus à aucune. Pourtant, je ne pouvais pas partir sans savoir une dernière chose.

— Pourquoi as-tu versé de ton sang sur cette racine de mucilum ?

— Vieux truc indien. Les Arkens y ont vu un signe de courage. Ce sont des êtres primitifs. Ils réagissent comme des animaux.

— Tu essaies encore de m'embobiner.

— Je dis la vérité. Tu sais que je n'aime pas le mensonge.

— Tu l'esquives avec des formules incompréhensibles. C'est bien pareil.

— Tu resteras toujours un Homme Blanc. C'était clair et définitif. Il n'avait plus rien à me dire. Il fit mine de s'absorber dans une profonde méditation. Je haussai les épaules et pris congé de lui.

Il ne me restait qu'une chose à faire...