CHAPITRE XIV

Graymes se releva et courut, chancelant, vers le bâtiment en flammes. Personne ne songea à l’arrêter. Il écarta du bras le rideau de feu qui lui barrait la route, traversa la salle à manger et se rua dans l’escalier, ignorant les poutres calcinées qui s’écrasaient autour de lui. Les marches elles-mêmes menacèrent de s’effondrer sous son poids tandis qu’il gagnait les étages.

— Ce n’est pas réel. Rien n’est réel. C’est du passé. Un fantasme. Chasser ces visions. Les chasser…

Il invoqua à nouveau ses pouvoirs, sans plus de succès que la première fois. Un pan de charpente en feu le frôla. La douleur le fit siffler entre ses dents. Enfin, il atteignit le second étage. La fumée avait tout envahi. L’incendie se propageait avec une violence folle, et au milieu de ce tourbillon infernal, Doria regardait venir la mort, comme frigorifiée, les bras croisés sur sa poitrine.

Graymes l’appela, la main tendue vers elle.

Elle tourna la tête dans sa direction. Il put lire sur son visage cette atroce expression de détresse, la même qu’autrefois. Il cria pour couvrir le grondement des flammes :

— N’aie plus peur, Doria ! Tout cela est fini. Viens à moi. Tu es libre, à présent.

Elle regarda la fenêtre.

— Viens à moi, Doria. Et tout cela cessera. Ce n’est qu’un piège !

Elle le fixa de nouveau.

— Nous briserons la dernière attache, Doria. Il ne pourra plus rien contre toi. Tu dois venir à moi.

Lentement, encore hésitante, la jeune fille fit un pas vers lui, puis deux, avant de venir enfin se réfugier entre ses bras. Il serra contre lui son corps si léger, si impalpable. L’incendie s’était dissipé. Ils se trouvaient enlacés parmi les décombres noircis d’où s’échappaient d’âcres fumerolles. Les environs étaient déserts, le ciel zébré d’éclairs. De lourds nuages oppressaient les collines environnantes. L’orage se rapprochait au grand galop. Graymes saisit sa compagne par les épaules et la dévisagea avec acuité.

— Tu m’appartiens, désormais. La malédiction est brisée. Il fallait croire en moi. Tu aurais dû croire en moi dès le début…

Doria baissa la tête. Elle tremblait de tout son corps.

Graymes regarda autour de lui. Un grondement de tonnerre ébranla le sol.

— J’ai une tâche à accomplir. Je suis venu ici pour cela. Va te mettre à l’abri. Là où il ne peut t’atteindre.

— Il n’y a pas d’endroit où se cacher de lui, répondit Doria avec effroi. Il règne ici. Il est le maître. Les choses lui obéissent.

— Pas toutes.

— Écoute… Il approche.

Les nuées de cendre se dissipèrent soudain, chassées par une violente rafale, et Legrand-Carthasis se dressa devant eux, vêtu de son ample robe de bure, le capuchon rabattu sur les yeux.

— Bienvenue au Wannsha, docteur Graymes. J’attendais ce moment avec une telle impatience…

Le démonologue écarta fermement Doria.

— Les attaches sont brisées, gronda-t-il. Tu ne peux plus rien contre elle.

Le magicien haussa les épaules.

— Elle ne m’intéresse plus. Tu peux la garder. Elle n’était qu’un appât pour t’attirer ici. Son rôle est achevé.

— N’es-tu capable que de ressusciter le passé ?

— Est-ce le passé ? N’est-ce pas plutôt l’avenir, celui que tu devras revivre des millions de fois, quand tu seras mon servant ?

— Je ne le suis pas encore.

— Je t’ai déjà vaincu. Je sais qu’Appariteur m’a trahi, mais cela n’a aucune importance. Je doute qu’il prenne le risque de te ramener de l’autre côté. Quoiqu’il soit âpre au gain, il n’est pas fou. Ton sort est scellé. Voici ta prison. Tu seras le prisonnier de ton cauchemar…

Le regard de Graymes s’assombrit.

— Je me souviens de toi, cette nuit-là, dans la ferme des Rankin. C’était toi qui haranguais les autres pour les lancer à ma poursuite. C’était toi aussi qui avais mis le feu dans la grange. Seulement tu ne t’appelais pas Legrand-Carthasis, alors, et tu étais juste un contremaître jaloux…

Le sorcier sourit méchamment.

— Ainsi, la mémoire t’est enfin revenue ! Oui, nous sommes plus vieux ennemis que tu ne le supposais. Tu ne t’es jamais interrogé sur ces hasards curieux qui ont si souvent fait se croiser nos chemins, autrefois ? Ces affrontements étaient voulus. Je rêvais de t’abattre pour de bon. J’en rêvais depuis cette nuit d’incendie où Doria a péri et où tu m’as échappé… Tu m’avais volé ma fiancée, grâce à tes charmes diaboliques. Oui, ma fiancée. La femme que le vieux Rankin m’avait officiellement destinée. Voilà pourquoi j’ai mis le feu. Morte, Doria n’appartenait plus à personne. Tu vas connaître pire que la mort, Ebenezer Graymes.

Il pointa un doigt dans la direction de l’occultiste. Un éclair noir cisailla l’air, frappa le démonologue de plein fouet et le projeta en arrière, à plusieurs mètres de là. Il roula lourdement, sonné.

— Ici, démon, mes pouvoirs sont plus étonnants encore. Tu es fini. Nu et sans défense. Hors de la juridiction d’un Commandeur, rappelle-toi.

Un nouveau courant d’énergie se matérialisa à la pointe de l’index du mage et souleva son adversaire de terre, lui arrachant cette fois un grognement douloureux. Il partit s’écraser au milieu des décombres. Un pan de mur s’abattit sur lui. Pourtant, il parvint à se relever et se laissa glisser le long de la pente menant à la rivière. Il lui fallait regagner l’autre rive à tout prix, la colline, l’arbre penché, son ultime espoir. Il traversa le pont en boitillant. Son corps tout entier n’était que souffrance.

Legrand-Carthasis se planta devant lui.

— Tu ne fuiras pas, cette fois. Pas d’endroit où aller, ici. Tu es sur mes terres.

Graymes se redressa péniblement et, le contournant, courut droit devant lui. L’autre s’éleva aussitôt dans les airs pour retomber devant lui.

— Perdu.

Il lui assena un terrible coup de poing. Le démonologue, sonné, roula en contrebas et disparut dans un ravin. Sûr de lui, son ennemi s’approcha afin de mesurer l’étendue de ses blessures. Mais quand il se pencha dans le vide, il fut surpris de constater que la combe était déserte.

— Inutile de te cacher, Graymes. Tu ne feras que prolonger tes souffrances. Montre-toi.

Les deux pieds de l’occultiste, propulsés vers le haut, le touchèrent violemment au visage, mais c’est à peine s’il vacilla. Toutefois, sa victime opéra un rétablissement acrobatique puis l’envoya d’un coup de talon goûter à son tour la rocaille grise et coupante. Elle mit aussitôt ce répit à profit pour prendre la fuite ; un coup d’œil par-dessus son épaule lui apprit que, malheureusement, Legrand-Carthasis reparaissait, flottant dans les airs.

Graymes redoubla d’efforts pour atteindre le sommet de la colline. Un rire cruel éclata derrière lui. L’autre venait de se poser juste dans son dos, goguenard.

— Où vas-tu ? Tu veux aller là-haut ? Ici ou ailleurs, quelle importance…

Graymes ne répondit rien. Il devait se concentrer sur son but, utiliser au mieux chaque seconde qui lui était accordée. S’aidant des genoux et des mains, il continua de grimper, le regard obstinément rivé sur l’arbre penché, tout là-haut, dont les feuilles dorées tremblaient à peine dans la brise. L’orage écrasait les environs de sa masse noire effrayante. Bientôt, Legrand-Carthasis déclencha sur sa proie une pluie de courants d’énergie, comme s’il désirait la réduire en miettes. Chaque impact arrachait un grognement de rage et de douleur au démonologue. Mais il n’en continuait pas moins son escalade, animé d’une énergie surhumaine. Un peu partout sur son corps, ses bras, son cou, son visage, des veines éclataient. Il ruissela de sang.

— Tu as perdu. Rien de ce que tu pourras faire ne te sauvera. Ce n’est qu’un début. Tu n’auras pas assez de siècles pour maudire ce voyage.

Graymes reçut une nouvelle volée de décharges d’énergie qui le transpercèrent tels des fers rouges. Incapable de se tenir debout, il se mit à ramper, pouce après pouce, en enfonçant ses ongles dans le sol. Il devait s’approcher, s’approcher encore, continuer jusqu’à l’extrême limite de sa résistance.

Un autre éclair le fit entrer en convulsions. Mais il gagna un peu plus de terrain, un tout petit peu, juste assez pour ne plus se trouver qu’à moins d’un pas du cercle d’ombre… Un minuscule pas. D’une ultime traction, il effleura l’obscurité. L’arbre tout entier frissonna, tandis qu’éclatait le tonnerre…

Legrand-Carthasis s’arrêta, interloqué. Graymes avait disparu.

— Où es-tu ? Sors de là. Est-ce que tu crois pouvoir te cacher, ici, sur mon propre domaine ?

— Je ne me cache pas, répondit la voix déformée de l’occultiste.

— N’essaie pas tes ridicules pouvoirs sur moi. Ils sont inopérants. Hors de la juridiction d’un Commandeur.

— Je sais.

— Tu vas devenir mon éternel servant. Tu ne peux pas y échapper. Il est trop tard…

— Viens me prendre.

Piqué au vif, Legrand-Carthasis entra dans l’ombre à son tour. Il comprit aussitôt qu’il venait de commettre l’irréparable. L’obscurité se resserra autour de lui comme des doigts invisibles. Comme…

— Un collet ! Damné bâtard ! Tu as placé un collet ici !

Deux yeux blancs s’ouvrirent devant lui et brillèrent tels des gemmes. Graymes s’avança d’un pas. Il semblait avoir grandi.

— Cet arbre a été le siège de mon pouvoir, autrefois. Avant que je ne suive l’Enseignement, avant que je ne devienne un Commandeur. La magie de Commandeur n’est pas nécessaire dans l’Ombre. Ici, je règne en tant que démon. Tu as eu tort d’évoquer le passé. Une fraction de ce passé m’appartient, à moi aussi. Mais cela, tu ne pouvais le savoir. Tu n’étais qu’un contremaître…

— Argh ! Non, sauve-moi ! Pas de…

— Je suis le maître, ici.

— Je… te servirai !

— Il est trop tard. Tu vas devoir quitter le Wannsha. Tout quitter. Tu es mort pour le monde, Legrand-Carthasis. Tes atomes iront nourrir le cosmos.

Le magicien tenta désespérément de battre en retraite, de s’extirper de cette nasse délétère qui le broyait peu à peu. En vain. L’orage tonnait, quelque part, il ne savait où. Tout autour n’était que l’Ombre. Plus rien d’autre n’existait. Le visage du sorcier exprima la plus affreuse, la plus innommable des terreurs. Son corps se liquéfiait. Bras, jambes, buste et tête fondirent tour à tour comme s’ils avaient été de cire. Bientôt, il ne resta plus de l’être démoniaque qu’une gelée sanguinolente et visqueuse, que le sol avala avec un gargouillis de contentement.

La tempête se tut.

— Puis-je venir ?

Graymes leva les yeux. La blanche silhouette de Doria se profilait dans le couchant improbable. Ses cheveux baignés par la clarté dorée dansaient sur ses épaules, comme autrefois.

— Non, Doria. Tout est fini. Je dois repartir.

— Tu n’es pas… mort ?

— Je ne suis qu’un voyageur, ici. Mon temps n’est pas achevé dans le monde réel. D’autres tâches m’attendent.

— Je te regretterai toujours, Ebenezer.

Elle avait sciemment employé son prénom humain. Cela le fit sourire, et quelque part, cela le brûla.

— Moi aussi.

— N’oublie pas notre valse.

— Jamais, tu peux en être sûre.

— Adieu.

Elle se dissipa, telle une trace de brume chassée par la brise du soir, tel un souvenir aimé.

*
* *

— Qui est là ? Ombres limpides, répondez ! Je suis le pont entre nos deux mondes. Répondez-moi ! Je sens votre présence.

— Je suis de retour.

— Qui parle ?

— Moi. Imbécile.

Appariteur tressaillit de tout son corps. L’espace d’un court instant, il avait senti une force impérieuse, terrifiante, le traverser de part en part, comme un boulet chauffé au rouge. La convulsion cessa aussitôt. Il rouvrit les yeux, groggy. Il transpirait du sang. Jamais il n’avait senti un tel astral pénétrer en lui. Ç’avait été une véritable tornade infernale balayant tout sur son passage. L’instant d’avant, à son insu, un violent remous avait agité les profondeurs du Puits de Feu. Une silhouette grise, dégoulinante d’une matière visqueuse et nauséabonde, s’en était extirpée et avait réintégré le cadavre momifié du démonologue.

À présent, Ebenezer Graymes se tenait très droit, environné de vapeurs puantes. Il avait repris son aspect habituel. Son visage, bien que creusé, n’était plus celui d’un vieillard, et ses yeux avaient recouvré toute leur acuité métallique. Il semblait avoir plongé dans un bain de jouvence. Lentement, il sortit du cercle de protection. Appariteur devint livide en le voyant venir vers lui. Il esquissa un geste de recul mais se heurta au canon du riot-gun pointé sur sa nuque. Single eut un sourire gercé. Si ce à quoi il venait d’assister lui avait figé le sang dans les veines, il n’avait pas pour autant cessé de braquer son arme sur le spirite. Simple mesure de précaution.

— Content de vous revoir, docteur. J’ai coincé ce petit bonhomme alors qu’il s’apprêtait à filer par-derrière. J’ai dû le persuader de revenir terminer son travail. Touchant, non ?

Graymes considéra le médium du haut de ses deux mètres. Il n’avait jamais paru aussi grand, aussi impressionnant. Il émanait de lui une telle aura de puissance, à cet instant précis, qu’Appariteur fut incapable de soutenir son regard et tomba à genoux au mépris de toute dignité.

— N… non… Pas moi. Pitié. Vous êtes le Maître et je suis votre humble serviteur. Humble serviteur, oui.

— Bien sûr, railla Graymes avec son sourire féroce. Ta tâche est achevée. Tu peux partir.

— M… merci. Jamais plus vous n’aurez à vous plaindre de moi.

— Single, retournez à la voiture et éloignez-vous d’ici. Il ne faut pas rester dans les parages.

Le policier ne songea pas à protester. Il était lui-même stupéfait de la métamorphose qui s’était opérée chez le démonologue. Il sortit, non sans avoir jeté un coup d’œil mauvais en direction du médium prosterné et tremblant.

— Et moi ? gémit celui-ci d’une voix étranglée. Est-ce que je peux partir, Maître ? Je jure que vous ne me reverrez jamais plus. Je m’en irai très loin.

Graymes l’attrappa par l’épaule et le souleva de terre.

— Je n’ai aucun doute là-dessus, Appariteur !

Le visage du spirite se décomposa. Il venait de lire son arrêt de mort dans le regard du grand homme maigre.

— Non ! Pitié, non ! Je vous servirai jusqu’à la mort ! Je serai votre chien !… À moi !

Graymes lui rit au nez.

— Mes hommages à madame votre mère.

Et, sans effort apparent, il projeta son fardeau dans les profondeurs du gouffre, lequel se referma aussitôt sur son hurlement. Le sol retrouva son aspect primitif, comme si tout cela n’avait été qu’une illusion. Au même instant, la maison tout entière vacilla sur ses fondations. Graymes sut qu’il ne pouvait s’attarder. Les vestiges du pouvoir de Legrand-Carthasis disparaissaient. Il considéra son œuvre avec un sentiment de triomphe.

Quelques instants plus tard, tandis qu’il rejoignait Single à bord de la voiture, la toiture s’effondra, les murs implosèrent comme sous l’effet d’une bombe et un nuage de sable recouvrit la propriété.

— C’est fini, marmonna Graymes en guise d’oraison funèbre.

— Pourquoi ne pas m’avoir laissé arrêter cette pourriture d’Appariteur ?

— Je ne crois pas qu’il sévira de nouveau. Il est parti rejoindre les Ombres limpides, son vrai domaine, en quelque sorte. Qu’est-ce que vous avez à me regarder de cette façon ?

Single s’empressa de mettre le contact.

— Rien du tout. Je n’avais jamais vu de ressuscité, avant. Je vais finir par devenir croyant.

Graymes ricana en croisant ses longs doigts osseux.

— D… D… Dieu vous en préserve.

 

FIN.