CHAPITRE XII
C’était une rue déserte, morte sous la clarté blême des réverbères. Elle formait une boucle serrée entre deux rangées d’immeubles délabrés, noircis comme de mauvais chicots, ce qui ajoutait à l’impression d’étouffement distillée par ce quartier abandonné, à des années-lumière de la vie nocturne des grandes avenues. Un métro passa dans le lointain, dans un autre univers.
Ebenezer Graymes emprunta un passage étroit, gluant de suie. Il marchait légèrement penché en avant, tel un vieillard fatigué. Son pas était moins vif qu’à l’habitude, moins élastique. Mais il se faufilait de ruelle en ruelle avec la sûreté de celui qui connaît parfaitement sa destination. Les pans de son grand manteau s’agitaient derrière lui telles les ailes d’une chauve-souris.
Il franchit une cour encombrée de détritus puis, sur sa gauche, emprunta un nouveau goulet ruisselant d’eau de pluie qu’il suivit jusqu’à découvrir un escalier se vrillant sous un immeuble en ruine. À mesure qu’il s’y enfonçait, un remugle d’humidité et de déjections assaillait plus fort les narines de l’occultiste. Des rats filèrent sous ses semelles. Des ampoules nues distillaient une clarté crue, livide. Il fallait avoir les nerfs bien accrochés pour oser s’aventurer dans un tel coupe-gorge.
Une silhouette se dressa soudain devant Graymes. C’était un Noir dépenaillé, à la barbe hirsute, au front ceint d’un bandana crasseux, comme il en rôdait des centaines par ici. Il fit jaillir la lame d’un cran d’arrêt, sans poser de questions.
— Tire-toi !
Graymes lui aplatit sèchement le museau avec la paume de la main, l’attrapa par la nuque et le fit rentrer la tête la première dans le mur. Simple mais efficace. À présent, une musique puissamment rythmée montait des profondeurs du souterrain. Le démonologue enjamba le corps. Encore quelques marches, et il se heurtait à une porte massive, ornée de mascarons hilares. Il frappa, de sa main gantée. Un judas s’ouvrit. Un faciès difforme, emmanché d’un cou interminable, se tendit vers lui.
— Quoi, quoi ? Club privé, ici.
— Appariteur. Je sais qu’il est ici.
— Part de qui ?
— Part d’un ami, bâtard.
— Ah ah !
Le judas se referma sèchement.
Quelques instants s’écoulèrent, puis le battant s’entrebâilla. Graymes le repoussa totalement, sans se soucier d’écraser le sinistre portier contre le mur. Une musique rock assourdissante ébranlait les murs encombrés de posters jaunis. Des sofas rongés par les vers étaient disposés un peu partout, et des filles pouilleuses remuaient les fesses sur une piste improvisée. Vautrés tout autour, des types louches buvaient à la bouteille, exhibant des pendentifs voyants. Odeur de suint et d’alcool renversé. Dans le fond, un brasero tentait de dissiper l’humidité pénétrante ; il nimbait cet étrange spectacle d’une lueur sanglante.
— Quelle surprise ! s’écria Appariteur en écartant sans ménagement deux filles qui lui butinaient le torse. N’est-ce pas Ebenezer Graymes soi-même ? Vraiment ravi de vous voir.
Le médium hésitait entre le sarcasme et l’envie de prendre ses jambes à son cou. Bien qu’il parût vieilli, éreinté, le démonologue avait une expression inquiétante. Il huma l’air comme s’il y recherchait le signe d’une présence précise. Certains des types à lunettes noires et dégaine m’as-tu-vu se présentèrent pour lui barrer le passage. Mais le spirite les en dissuada :
— Non non. Laissez-le venir. Nous n’avons rien à craindre. Le docteur Graymes est un homme du monde. Il sait se tenir. Surtout quand il sent que la situation ne lui est pas favorable.
Appariteur se servit ostensiblement à boire. Tous les regards étaient fixés sur la haute silhouette sombre qui traversait la piste de danse d’un pas lent. Les filles s’écartèrent de son passage.
— C’est vrai, répondit Graymes en venant se camper devant le petit homme contrefait. J’ai été un imbécile de ne pas venir plus tôt. C’était pourtant l’évidence.
— Je ne vous le fais pas dire.
— Je suis fatigué de renvoyer dans le Wannsha les fantômes que tu suscites un peu partout, Appariteur.
— Depuis quand vous souciez-vous du salut des âmes, Graymes ? Peut-être sentez-vous déjà la vôtre menacée ? Vous semblez si vieux, si aigri, au bout du rouleau. Il en va ainsi des créatures comme vous qui défient le temps. Un jour, les siècles les rattrapent, et alors, ils ne font pas de cadeaux…
— J’ai eu quelques soucis, ces derniers temps.
— Oui. Je comprends. Ce qui vous arrive est… une pénible épreuve, même pour un homme habitué aux choses du surnaturel. Le docteur Graymes, hanté ! Qui pourrait le croire ? Mais je ne suis pas responsable. Moi, je me contente d’évoquer les esprits et d’empocher mon argent. Croyez-moi.
— C’est évident.
— Que puis-je faire pour vous ? Un verre ? Une fille ? Servez-vous.
— C’est l’attache que je suis venu chercher. Personne ne peut provoquer une hantise sans détenir une attache, même pas toi, pourriture. J’ai mis du temps à comprendre. Il faut croire que je n’étais plus moi-même, ces derniers jours. Mais à présent, j’en suis sûr. Tu as l’attache qui retient Doria Rankin ici.
Appariteur pâlit.
— Je n’ai pas ce que vous dites.
— Je sais qui te l’a fournie, et quel pacte tu as conclu. Je la veux. Si tu me la donnes, je fermerai encore un temps les yeux sur tes immondes trafics. Et j’oublierai jusqu’au nom de ta mère. Dans le cas contraire…
Le spirite se dressa d’un bond, tétanisé.
— Ma mère ! Vous avez parlé de ma mère ? Qu’est-ce que vous lui avez fait ?
— Ta mère est morte, Morgan. Que crains-tu ?
— N’y touchez pas ! Ne touchez pas à ma mère !
— Je sais lire dans le Livre des Morts, songes-y.
— Si jamais tu essayes de…
— L’attache de Doria Rankin.
Appariteur partit d’un éclat de rire forcé.
— Vous n’êtes pas en position de me menacer. Un signe de moi et mes amis vous abattent sur-le-champ !
Graymes secoua la tête.
— M’étonnerait. J’ai pris mes précautions. Je me suis fabriqué une attache. Si je venais à mourir maintenant, je crois que tu aurais beaucoup de mal à te défaire de mon fantôme. Le monde des esprits est parfois sans pitié…
— Vous bluffez.
— Si tu en es sûr, tue-moi.
— Salopard ! Bâtard de démon ! Quelle attache aurais-tu pu te fabriquer en si peu de temps ?
— Toi.
— Ce n’est pas vrai !
— L’attache, Morgan.
— Jure d’abord que ma mère est bien libre. Qu’elle est en paix ! Que tu ne tenteras rien contre elle, jamais.
— Aussi longtemps que tu n’essaieras pas de te défiler.
Appariteur craqua.
— O.K. Attends, voilà, je…
Il sortit fiévreusement une clé de sa poche et alla ouvrir un coffre métallique dissimulé sous un drap. Il en retira la boîte à musique et la tendit au démonologue, non sans répugnance. Graymes le saisit aussitôt par le bras et le plaqua contre lui.
— Dis à ces guignols de lâcher leurs pétoires. N’oublie pas. Mon sort est très étroitement lié au repos de ta défunte mère. Et au tien.
Il lança un regard menaçant en direction des autres. Le médium abdiqua, paniqué :
— O.K. Laissez tomber, les gars. Faites ce qu’il dit. Je serai vite de retour. Il ne me veut pas de mal. Pas de problème. Restez ici. Attendez-moi…
Il adressa un geste suppliant à ses hommes. Mais ceux-ci ne semblaient pas décidés à obtempérer. Graymes repéra, dans son dos, le mouvement de deux types qui tentaient de lui couper toute retraite. Il serra les mâchoires. Il savait n’être pas en état de combattre autant d’adversaires à la fois. Sa marge de manœuvre se réduisait au fil des secondes.
— Rappelle tes chiens ou je te brise la nuque.
Appariteur laissa échapper un couinement.
— Ne me fais pas de mal. Je peux t’être utile…
— Je sais, face de rat. C’est bien pour ça qu’on va gentiment sortir d’ici.
C’est le moment que choisirent deux téméraires pour s’élancer sur eux. Mais une détonation les figea tous instantanément.
— Police, annonça Bilbo Single en pointant son riot-gun vers tout ce petit monde. J’épingle le premier qui fait mine de respirer… On recule… Oui… Très bien… Docteur, par ici avec notre ami.
Graymes grimaça un sourire forcé, pas mécontent de ce renfort impromptu. Le portier à long cou qui serrait encore de trop près les deux occultistes récolta un coup de coude entre les deux yeux qui l’envoya au tapis.
— J’ai failli attendre, Single, remarqua le démonologue en reculant pas à pas vers la sortie.
Ils avaient atteint la porte. Graymes fit volte-face et entraîna son otage dans l’escalier, laissant le soin au policier de protéger leur retraite. Ils ne furent pas suivis et eurent tout loisir de regagner la surface. Single avait garé sa guimbarde un peu plus loin. Ils s’y engouffrèrent. Ce ne fut qu’un peu plus tard, tandis qu’ils roulaient vers le sud, vers Fire Island, que Graymes laissa échapper :
— Bien joué, Single. Un peu en retard, toutefois.
*
* *
— Pitié ! Je ne savais pas ! Je vous l’ai déjà dit. Je ne suis pas responsable. J’ai été obligé d’accepter. Il voulait sa vengeance à tout prix. Il m’a menacé… Si je n’avais pas fait ce qu’il disait…
Single régla son rétroviseur de façon à y encadrer le visage défait du spirite.
— Morgan Smithson « Appariteur », énuméra-t-il. Fiché pour chantage, extorsion de fonds et proxénétisme aggravé. N’a jamais été condamné, faute de preuves. Je suppose qu’il doit avoir d’autres délits à son actif…
— Quelques-uns, repartit Graymes. Mais qui ne tombent pas sous le coup de la loi ordinaire.
— Écoutez-moi ! glapit Appariteur. Qu’auriez-vous fait à ma place ? Ce type-là est un monstre… Vous savez qu’il me tuera, vous le savez, dites ? Rien que parce que je vous ai donné l’attache…
— On est arrivés, annonça le policier.
Le médium blêmit quand il reconnut la silhouette du manoir de Legrand-Carthasis se découpant dans la clarté lunaire. Il prit une teinte carrément cadavérique lorsqu’il se sentit attiré hors de la voiture.
— Non ! Vous n’allez pas faire ça ! Je ne veux pas entrer là-dedans ! Il est là, j’en suis sûr. Pitié !
Graymes le poussa sans ménagement devant lui. Single leur emboîta le pas, son fusil sur l’épaule.
— Vous êtes dingues ! clama Appariteur. Cette fois, il ne laissera personne ressortir vivant. Vous ne savez pas ce qu’il est…
— Crois-tu ? ricana Graymes. Single, mieux vaut que vous restiez ici. Montez la garde. Et… Que regardez-vous ?
— Une femme. Il y a une femme, là-bas, sur le perron.
Le démonologue fit volte-face. La silhouette blafarde de Doria venait de se matérialiser sur le seuil de la maison.
— Ne bougez pas d’ici, ordonna-t-il.
Il s’avança à pas lents vers elle, la boîte à musique sous le bras. Cette fois, Doria ne chercha pas à s’enfuir. Elle semblait sourire. Sans cesser de l’observer, Graymes souleva le couvercle du coffret. Aussitôt, le mécanisme se mit en route. La triste mélodie mêla ses accords cristallins au vent de la nuit.
— Ta souffrance est terminée, Doria, murmura l’occultiste. Du moins ici.
Il referma doucement la boîte, caressa la plaque dorée gravée au nom de la jeune fille puis creusa à côté une profonde éraflure avec son ongle. Aussitôt, le bois prit feu. Graymes laissa tomber le coffret à ses pieds, où il acheva de se consumer en longues flammes orangées. Quand le démonologue leva de nouveau les yeux, le spectre avait disparu. Quelque part dans la grande maison, un rire sépulcral résonna. Le visiteur scruta la façade aveugle avec une moue haineuse, puis se tourna vers Single :
— Si je ne suis pas de retour à l’aube, partez d’ici.
Le policier acquiesça gravement, encore sous le choc de la vision de Doria. Il ne savait trop quelle idée son compagnon avait en tête mais supposait qu’il avait une tâche importante à accomplir.
— Bien. Si vous avez besoin d’un coup de main, appelez.
L’occultiste le gratifia d’un sourire amical. Puis il saisit Appariteur par le col de sa veste.
— Toi, tu viens avec moi.
Ils disparurent ensemble dans la maison.
— Mais qu’est-ce que vous voulez de moi ? protesta le médium. Pourquoi m’avoir amené ici ? Vous avez renvoyé cette fille dans le Wannsha. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?
— Je n’en ai pas terminé avec ton maître.
Ils grimpèrent dans la tour. Comme ils débouchaient dans la chambre ronde, un courant d’air glacé les gifla. Le Puits de Feu était toujours là, tourbillon d’obscurité liquide et brûlante dont s’échappait un grondement sourd, effrayant. À sa vue, Appariteur fit mine de rebrousser chemin. Graymes le retint par l’épaule.
— Où vas-tu ? C’est ici que ta tâche commence.
— Ma tâche ? Mais qu’est-ce que je suis censé faire ?
— Tu te vantes d’être capable d’appeler n’importe quel esprit du Wannsha, n’est-ce pas ?
— Laissez-moi ! Je veux partir ! C’est un Puits, sacré bordel ! Vous comprenez ? Un Puits ! Un passage ! De l’autre côté, c’est le…
— Je sais ce qu’il y a de l’autre côté. Je vais franchir ce passage. Je vais aller dans le Wannsha. Je vais mourir. Et ensuite, toi, tu me rappelleras à la vie. N’oublie pas. Tu es mon attache…
La figure ingrate du spirite se fendit d’un sourire plein d’une jubilation perverse.
— Vous allez… mourir ? Pour aller combattre votre ennemi là-bas ? À la façon des anciens magiciens ?
— Et j’ai besoin d’un assistant avec un grand pouvoir d’invocation, qui ramène en temps utile mon astral à l’intérieur de mon corps. Je t’ai choisi. Toi.
— Et… c’est tout ?
Le projet du médium était si évident que Graymes éclata de rire.
— Oui… Tu songes qu’une fois que j’aurai abandonné mon corps terrestre, tu n’auras qu’à le détruire et prendre la fuite, me laissant ainsi à jamais prisonnier là-bas…
Appariteur devint livide.
— Non. Je… je jure que…
— Tu n’es qu’une ordure. Mais écoute bien ceci. Je vais descendre dans le Puits de Feu. Je vais mourir puis renaître. Tu seras mon lien avec mon corps réel. Mon attache. Et songe que si tu me fais défaut, Morgan, je m’arrangerai pour retrouver ta mère, Iléana Smithson, qui doit errer quelque part là-bas, âme seule et désolée…
— Ma… mère ? Vous… ne feriez pas une chose pareille ? Vous ne… Pas ma mère ?
— Crois-tu ? Je saurais où la trouver sans peine. J’ai lu son nom sur le Livre des Morts, ne l’oublie pas. Si tu me trahissais, pense aux trésors de perversité dont je pourrais user à ses dépens. Moi, un bâtard de démon. As-tu bien compris, Morgan ?
Le spirite était comme foudroyé.
— Vous êtes dingue ! Il va vous écraser, et moi aussi. Ce n’est pas un homme. Il n’y a pas de vie en lui. C’est un…
— Je sais ce qu’il est. En ce moment même, il nous observe. Il sait déjà qu’il a touché au but. Il m’a convaincu de venir le rejoindre. Doria n’était qu’un instrument pour me pousser à la faute. N’aie pas peur, Morgan. Il ne te fera rien. Pas encore, du moins. La partie se joue ailleurs…
Sur ces mots, Graymes vint se pencher au-dessus du précipice mouvant, cherchant à maîtriser la profonde terreur qui s’emparait de lui. Il s’agenouilla afin de dessiner un cercle de protection, puis il invoqua les forces qui lui seraient nécessaires pour supporter la redoutable traversée. Il était prêt, désormais. Un brasier d’aigrettes blanches aveuglantes l’enveloppa soudain. Un vent nauséabond, polaire, s’engouffra dans la tour. Quelque part, le rire de Legrand-Carthasis retentit à nouveau. Graymes s’efforça de ne pas se laisser distraire. La lumière livide l’enveloppait tout entier, à présent. Il eut le sentiment que quelque chose s’extirpait de lui. Ses lèvres s’écartèrent sur un cri muet. C’était comme s’il était aspiré par une force inimaginable hors de lui-même. Il ferma les yeux.
Appariteur contemplait le phénomène avec un mélange de stupeur et d’effroi. Il lui sembla que la silhouette du démonologue se recroquevillait peu à peu. Quand elle n’offrit plus que l’aspect d’une momie desséchée et fumante, le petit homme s’enfuit à toutes jambes dans un réflexe de terreur.
Ebenezer Graymes était mort, tout simplement.