CHAPITRE XIII

Graymes sombra dans un gouffre sans limites. Son corps atteignit une vitesse effarante, de sorte qu’il ne pouvait plus rien distinguer, à l’exception d’éclairs aveuglants qui le frôlaient. Une telle pression s’exerçait sur son être qu’il pensait à tout moment se disloquer, s’éparpiller en une pluie de débris dispersée dans cette nuit infinie.

Puis il cessa soudain de tomber. La spirale ralentit sa course. Son cri torturé emplit l’univers. Une chaleur oubliée revint dans son corps roidi – ce qu’il pensait être son corps – qui grandit jusqu’à devenir une intolérable souffrance. Il se débattit avec acharnement, griffa la nuit et proféra des incantations obscènes qui jetèrent une puanteur autour de lui. Enfin, la brûlure s’apaisa.

Une lumière perça progressivement au loin, voilée, diffuse. Hésitante. Graymes flottait dans les limbes. Il rêvait. Il n’avait pas le sentiment d’être mort. Il éprouvait un léger trouble, du fait de sa nouvelle condition, mais sa conscience était intacte. De même que sa faculté de réflexion.

Une profonde obscurité l’environnait encore, qui semblait s’étendre à l’infini, se confondre avec le cosmos tout entier. Mais elle n’était pas immobile. Graymes eut le sentiment que de grands pans de cette encre originelle s’abîmaient dans des gouffres sans fond puis se recomposaient tout aussitôt, en un processus de régénération sans cesse recommencé. Des craquements hallucinants ébranlaient ce magma primitif, ce rien mouvant, échos de mutations fondamentales et d’affrontements dichotomiques.

La lumière grandit et cette sensation s’apaisa.

Néanmoins, il se passa une éternité avant qu’il pût distinguer la moindre forme. Mais il pouvait entendre le vent, et aussi le murmure des feuillages au-dessus de lui. Il n’éprouva pas sur-le-champ le besoin de bouger. Il était calme. Il savait où il se trouvait. Il sentait l’Ombre autour de lui et en était réconforté.

Il ouvrit les yeux.

Il était assis sous l’arbre penché. Il avait dormi un temps immémorial mais se souvenait d’avoir rêvé de lointains inaccessibles et d’oiseaux noirs qui l’emportaient sur leurs ailes ténébreuses. Ces visions lui avaient laissé une impression mitigée.

Au-delà des collines, le soleil achevait sa course. Un soleil gris, furtif, laminé par des nuages tranchants comme des couperets. Dans la vallée, la brume rampait le long de la rivière et enveloppait la ferme de vieilles pierres. Le Maître allait sans doute pester contre lui, contre ses absences répétées et le fait qu’il avait encore rôdé autour des habitations, ce qui lui avait été expressément défendu.

Graymes s’en fichait. Il n’avait que faire des remontrances de ce vieux fou qui se prétendait magicien et chasseur de démons. Maître Neery. Rien ne le retenait auprès de lui. Un jour, il partirait à travers le vaste monde. Il ferait sentir aux hommes l’amertume de son destin. Il leur imposerait sa loi, bâtirait un royaume sur leurs ossements et se ferait craindre d’eux. Tant qu’à inspirer la haine, autant inspirer la terreur aussi.

Qu’attendait donc ce maudit soleil pour disparaître ? Pourquoi s’attardait-il au-dessus des arbres de la forêt ?

Vienne la nuit. La nuit était le domaine de l’incertain et du fantasme. Il était l’un et l’autre. Son domaine. Il sortit de l’Ombre et s’accroupit sur la pierre plate d’où il avait coutume d’observer les mouvements en contrebas. Dans la cour de la ferme régnait l’activité normale d’une fin de journée. Le bétail était rentré, le matériel astiqué en vue du lendemain. Doria n’était pas encore couchée. Sa fenêtre était sombre et sans vie.

Graymes invoqua les divinités sombres afin qu’elles soufflassent toutes ces lumières qui le narguaient. L’obscurité grisâtre envahit la vallée. La brume referma son étreinte sur toute chose.

La lampe de Doria apparut à la fenêtre, puis elle s’éteignit.

Aussitôt, Graymes dévala la pente et longea la rivière. Sa silhouette longiligne se confondait avec la nuit. Il traversa la cour de la ferme. Un chien hurla à la mort. Un autre lui répondit, dans le lointain. L’adolescent contourna les meules de foin et, d’un bond, franchit un muret lépreux. À son approche, la panique s’empara du poulailler, ce qui le fit sourire…

Il se tint juste en dessous de la fenêtre. Puis, d’une détente, il escalada la façade, trouvant des appuis dont une araignée seule aurait pu aider son chemin. Il s’agrippa au rebord, enjamba l’appui et se glissa dans la chambre sans un bruit, tel un papillon de nuit. Il y faisait frais. Une odeur de parfum douceâtre flottait dans la pénombre, une odeur de jeune fille. Il s’approcha du lit. Doria semblait assoupie. Sa chevelure sombre était déployée sur l’oreiller, soleil de minuit resplendissant sur la neige de coton.

Graymes la contempla un instant. Il n’avait pas envie de l’éveiller. Il se pencha sur elle et lui effleura la joue de ses lèvres. Elle cligna des yeux.

— Shari-Dann ? Tu ne devrais pas être ici, murmura-t-elle. Si mon père savait…

Graymes marqua un temps d’arrêt. Passé, présent et futur confondus. Où était-il ? Il devait s’efforcer de maîtriser la situation.

— Attention, Doria. Nous ne sommes plus ce que nous paraissons…

Doria regarda autour d’elle.

— Oui, je sais, répondit-elle gravement. Tu n’aurais pas dû venir. Il t’attend. Il te détruira.

— Nous verrons.

— Je sais maintenant que mon père avait raison. Je ne voulais pas le croire, alors. Tu n’es pas vraiment humain. Tu m’as envoûtée… pour me posséder. Comme… comme…

Graymes baissa la tête.

— Je t’ai trompée au début, c’est vrai. J’ai usé de mon pouvoir pour t’amener à m’aimer. Tu m’aurais fui, sans cela. Comme les autres.

— Tais-toi. À quoi bon ? Tout est si loin. Quelle importance, à présent ? Je suis déjà morte mille fois. C’est bien que tu m’aies secourue. Je veux que tu saches… Tu n’aurais pas eu besoin de tes pouvoirs avec moi.

Elle semblait avoir du mal à fixer ses pensées.

— Pourquoi nous a-t-il réunis ici ? demanda-t-elle soudain.

— Pour prendre plus de plaisir à nous séparer ensuite. Où peut-il être ?

— Je ne sais pas. Il est partout. Il part. Il revient.

Graymes fronça les sourcils. Mettre de l’ordre dans ses pensées. Rien de tout cela n’était réel. Ils étaient dans le Wannsha. Le Royaume des Morts. Cette maison, cette colline et l’arbre penché appartenaient à un passé lointain, révolu. Pourquoi ici ? Il sentait qu’une donnée fondamentale lui échappait.

— Il faut partir d’ici. Ne pas se laisser enfermer dans son jeu.

— J’ai tellement sommeil.

— Tu n’as pas sommeil. Tu es morte. Et je le suis aussi. Viens.

Un rayon de lune filtra dans la chambre et le transperça comme s’il n’était qu’un… Il n’osa formuler le mot, même en pensée. Mais Doria refusa de se lever. Elle semblait perdue dans un songe éveillé.

— Parfois, il se tient là en bas, près de la rivière. Parfois, il m’entraîne dans un monde que je ne connais pas. Il me… Je lui appartiens. C’est comme un appel, une voix qui… Je ne peux pas résister. Je dois le suivre. Pars loin d’ici. Ce n’est pas ta place.

Il la prit dans ses bras.

— Tout cela est terminé. Il ne t’emmènera plus jamais. Tu es morte. Ta place est ici…

— Morte ? Ne sois pas stupide.

Graymes regarda autour de lui. Il avait le sentiment d’avoir vécu cette scène des dizaines de fois.

— Présent, passé et avenir se confondent dans le Wannsha, récita-t-il. Cela est vrai.

Tout aussitôt, un éclair de lucidité sembla frapper Doria.

— Va-t’en pendant qu’il en est encore temps. Ne vois-tu pas que nous sommes des ombres ? Ceci n’est pas le monde réel. Je le sais, à présent. Le monde réel est ailleurs. Il est horrible. On y souffre tant.

— Tu ne souffriras plus. J’y veillerai.

— Viens près de moi.

Graymes s’allongea à ses côtés. Il lui caressa les cheveux.

— Nuit d’amour, nuits de cendre, murmura-t-il.

— Je connaissais ce poème, autrefois. Je ne me souviens pas…

— Tu l’avais écrit…

Elle se pressa contre lui, et il sentit le poids, la densité, l’insistance de son corps. Mais aucune haleine ne s’échappait de ses lèvres. Dans un coin de la pièce, le mécanisme d’une boîte à musique se mit en route. Une valse lente s’égrena dans le silence. Doria tendit l’oreille.

— Elle est revenue. Je croyais l’avoir perdue. Notre air, tu te souviens ?

Graymes l’embrassa, un baiser savoureux, sans consistance pourtant. Ils s’enroulèrent l’un à l’autre. Longtemps, ils mimèrent les gestes d’une possession farouche, imaginaire, leurs corps entrelacés, leurs bouches soudées, leurs gestes fiévreux. Ils connurent l’illusion d’un plaisir intense, d’une harmonie sans fin, que vinrent dissiper les accords mourants de la valse.

Le silence revint. Graymes se redressa.

— Reste avec moi… Shari-Dann, reste. Notre dernière nuit…

— Il est là. Je le sens. Il nous observe.

Il se leva, s’approcha de la fenêtre. À cet instant précis, il distingua une silhouette sombre qui se faufilait entre les meules disposées devant la grange voisine. Presque aussitôt, des flammes orangées jaillirent du foin et léchèrent la façade.

— Le feu ! s’écria Graymes. Le feu, Doria ! Il faut sortir d’ici.

Il se retourna. Mais dans le lit défait, il n’y avait plus personne. D’épaisses volutes de fumée filtraient déjà entre les lattes du plancher.

— Doria, reviens ! Doria !

Il se rua à travers la pièce, fonça vers la porte. Elle était fermée à clé. Graymes recula. Il avait l’impression de vivre un cauchemar. Mais c’était plus qu’un simple cauchemar, il le savait. La fumée devint si opaque qu’il ne distinguait plus rien dans la pièce. Chassant de la main les vapeurs âcres qui l’aveuglaient, il retourna près de la fenêtre. Puis il bondit par-dessus l’appui et se laissa tomber dans la cour. Tout autre se serait brisé les os dans une telle chute, lui se rétablit sans peine. L’Ombre. Le vieux pouvoir, l’héritage de son père démoniaque, le seul qui lui restait. Il s’était à peine redressé qu’un cri fusa dans la nuit :

— Le voilà ! C’est lui qui a mis le feu. C’est lui !

Graymes distingua la silhouette qui haranguait les palefreniers, juchée sur une charette. Il la reconnut. Il comprit. Les souvenirs lui revinrent. Oui, c’était bien ainsi que tout s’était passé. Et il le revivait une fois encore. Il prit ses jambes à son cou. Une poignée d’hommes armés de fourches et de pioches se lança à sa poursuite. Il tenta de les entraîner vers la rivière. Mais avant d’atteindre le pont, il se retrouva encerclé. Il aurait voulu invoquer ses pouvoirs. Malheureusement, John Neery ne s’était pas trompé. L’Enseignement ne pouvait lui être d’aucune aide ici. Hors de sa juridiction. Il n’avait plus la moindre chance de leur échapper.

Il se tint prêt à l’affrontement, fléchi sur ses jambes, les mains à la hauteur du visage, l’air farouche. Il lui fut facile de se défaire de ses premiers adversaires, mais la vague humaine le renversa, le submergea. Il sentit la piqûre cruelle des fourches dans ses reins et ses côtes. On le frappa, on le piétina en l’injuriant et en le couvrant de crachats. Quelqu’un cria dans la mêlée :

— Ne le tuez pas ! Le maître veut l’avoir vivant. Pour le fouetter devant tout le monde…

Aussitôt, Graymes se sentit soulevé et transporté sans ménagement. Ses pieds ne touchaient plus terre. Il était le jouet de cette foule déchaînée. On lui brûla méchamment la joue avec une torche, on le frappa sans relâche, mais il ne donna pas à ses bourreaux le plaisir d’entendre sa souffrance. Il fut ramené dans la cour de la ferme.

Pendant ce temps, l’incendie avait progressé. Il ravageait à présent le bâtiment principal. Les cris des hommes se mêlaient à ceux des animaux terrifiés. La voix du vieux Rankin couvrit le tumulte :

— Vous autres, aidez au puits, vite !

Graymes chut lourdement, face contre terre. Devant l’urgence de la situation, les paysans se désintéressaient de lui pour porter secours aux autres. Il en profita pour ramper à l’écart. Un cri strident couvrit soudain le fracas de la charpente qui s’effondrait.

Le cri de Doria.