CHAPITRE XI
Le soleil, frileux, achevait de se tapir derrière un rempart de nuages gris-bleu. Un vent froid remontait du large, portant des odeurs de varech en décomposition. Le vieil immeuble silencieux, tapissé de lierres, avec ses stores baissés, semblait inhabité. Pourtant, Debbie Harriman eut le pressentiment que Graymes se trouvait chez lui. Elle gara sa vieille Toyota et entra.
La porte du bas était toujours ouverte.
Et l’ascenseur en panne, comme à l’accoutumée.
La jeune femme gravit lentement l’escalier, écoutant l’écho de son pas se perdre dans le labyrinthe des appartements inoccupés. Cette maison ressemblait à un palais vénitien : mystérieuse, vaste et pourtant intime, avec des coins et recoins où jouaient des ombres capricieuses. Debbie ignorait si le démonologue se servait des autres pièces. Pour ce qu’elle en savait, elles étaient vides. Graymes se contentait du dernier étage.
Il faisait anormalement froid. Elle frissonna.
Quand elle arriva sur le palier du second, elle ne put s’empêcher de tressaillir. La fille était là, assise sur les marches, le front posé sur les genoux. Elle portait les mêmes vêtements que les fois précédentes, plus souillés, et déchirés en certains endroits. À l’approche de Debbie, elle leva les yeux. L’arrivante fut envahie d’une étrange impression sous ce regard mélancolique et doux, devant la tristesse résignée de ces traits. L’inconnue était si pâle, si… diaphane.
— Qui es-tu ?
— Doria. Je suis Doria.
— Tu habites ici ?
— Provisoirement.
— Il est ici ?
— Il me garde.
— Je vois. Bonsoir.
Debbie dépassa, son interlocutrice. Puis comme elle était intriguée, elle se retourna pour lui poser une dernière question… Mais la jeune fille avait disparu. Elle s’était probablement réfugiée derrière l’un de ces hauts battants muets, à l’intérieur d’un appartement. Qui était-elle ? Que faisait-elle ici ? Debbie se perdait en conjectures. Cette Doria semblait si jeune, si…
Quand elle frappa chez Graymes, elle n’obtint aucune réponse. Néanmoins, la porte s’entrouvrit d’elle-même, avec un grincement funèbre. Tout cela lui parut étrange. Elle se glissa dans la pièce sombre, où flottait une insistante odeur de renfermé.
— Ben ?
Elle n’y voyait rien. Sa main se tendit vers le commutateur.
— N’allume pas, ordonna une voix sèche. Je suis ici.
Elle distingua enfin la haute silhouette, affaissée dans le fauteuil poussé devant la fenêtre, que profilait la pâle clarté du couchant. Elle s’approcha. Son cœur battait anormalement vite.
— Ben ?
Quand il se tourna légèrement vers elle, elle manqua pousser un cri de stupeur tant il avait changé en quelques semaines. Il semblait un vieillard. Ses cheveux avaient blanchi, une barbe négligée mangeait ses joues. Ses traits, plus creusés encore qu’à l’habitude, lui donnaient un aspect squelettique, effrayant. Dans ses yeux couvait un feu sombre.
— Je te dérange ? Je peux revenir plus tard…
— Non. Reste. Mais pas de lumière, s’il te plaît.
Sa voix était plus rauque qu’à l’accoutumée, empreinte d’une grande lassitude.
— Je m’inquiétais à ton sujet… J’ai appris que tu avais annulé tous tes cours et…
— En effet.
— Des problèmes avec les autres profs ? Le docteur Sheppard ?
— Sheppard ? Non. C’est bien pire.
— Tu as l’air dans un sale état.
— Je sais.
Il fixait à nouveau un point sur l’horizon.
— Qu’est-ce que tu regardes ?
— Rien de particulier. Le lointain. Pourquoi es-tu ici ?
— Je te l’ai dit. Je m’inquiétais. On est toujours amis, non ?
Un sourire étrange glissa sur les lèvres de Graymes.
— Bien plus que cela, je crois.
— Tu as une sale tête. Tu devrais sortir un peu de ton trou… Comment fais-tu pour vivre enfermé ici, dans cette grande baraque vide ? Si au moins tu ouvrais les rideaux et si tu nettoyais les vitres de temps en temps…
— Arrête. Tu vas finir par me dire qu’il manque une femme ici…
— Il y en a déjà une, si je ne me trompe. (Elle s’agenouilla près de lui.) Ben, qu’est-ce qui se passe au juste ? Est-ce que c’est à cause de cette fille ?
— Oui.
— Je l’ai croisée en montant.
— Vraiment ?
Les yeux du démonologue ne furent plus que deux fentes.
— Je lui ai même parlé. Elle m’a dit s’appeler Doria.
— Oui. Doria. C’est son nom.
— Qui est-ce ?
— Un fantôme.
Debbie dévisagea plus attentivement son compagnon, pour saisir sur son visage une trace de l’humour sec dont il était coutumier. En vain.
— Tu… parles sérieusement ?
— Très sérieusement.
— Mon Dieu. Ben, tu…
— Tu sais ce que les magiciens appellent Wannsha. Tu es archéologue. Tu as déjà entendu parler de ces croyances. Le Wannsha existe. Et il lui arrive parfois de relâcher ses pensionnaires. Cela peut te sembler aberrant, mais c’est ainsi : je suis hanté.
Debbie jeta un coup d’œil vers la porte. Elle savait que l’occultiste ne plaisantait jamais sur ces sujets. Elle se sentait effrayée, mais pas vraiment surprise. Comme si, inconsciemment, elle avait senti depuis le début que quelque chose clochait.
— D’où vient-elle ?
— D’où viennent les morts ?
— Cela a-t-il un rapport avec cette séance de spiritisme du mois dernier qui a mal tourné ? Mrs. Sarrusfeld m’en a parlé au téléphone. Depuis, elle n’ose même plus sortir de chez elle. Il s’est passé quelque chose, n’est-ce pas ?
Elle scrutait le visage amaigri, presque pathétique, de Graymes.
— Mais… Est-ce que tu n’es pas… Est-ce que tu n’as pas les moyens de lutter contre ça ?
— Ce n’est pas Doria, l’ennemi.
— Que veux-tu dire ?
— Elle est tenue par un esprit qui l’utilise pour me tourmenter. Il la tient par une attache. Toute protection de ma part ne ferait qu’augmenter la souffrance de cette malheureuse.
— Qui ? Qui est derrière tout cela ?
— Une vieillie connaissance. De retour.
— Je peux quelque chose pour toi ?
Graymes dévisagea Debbie avec acuité. Son regard de silex fut traversé d’un éclair de sympathie pour l’archéologue. En même temps que ses lèvres se retroussaient sur un sourire carnassier, presque cruel.
— Je vais devoir mourir, cette nuit, Debbie.
La jeune femme en resta sans voix. Puis un frisson lui parcourut les omoplates.
— Tu… tu blagues ?
— Non.
— Mais enfin…
— Je vais devoir mourir pour mettre un terme à tout cela. J’ai trouvé un moyen. Le seul peut-être. J’irai dans le Wannsha. Quelques heures seulement. Ou l’éternité…
Graymes partit d’un petit rire acide, désabusé. Debbie le dévisagea, les yeux agrandis par la stupeur.
— Complètement dingue ! Et toi aussi.
— Il n’existe que peu de chemins pour trouver le Wannsha, Debbie. Celui-là en est un. Le plus sûr.
— Ben, tu ne vas pas… pas sérieusement…
Les traits de Graymes façonnèrent une expression d’extrême sévérité.
— Je le dois. Ou cela durera éternellement. Je le dois, pendant qu’il me reste encore la force de penser et d’agir.
Il s’absorba à nouveau dans la contemplation du lointain embrasé par le couchant. Debbie ne comprenait positivement rien à tout ceci. Elle n’en retenait qu’une certitude : Graymes était devenu fou. À force de fréquenter les puissances occultes, son esprit avait fini par chavirer.
— Non, tu te trompes, ricana le démonologue comme s’il avait pu lire dans ses pensées. Je ne suis pas fou. Mais je n’ai plus le choix. Plus du tout. Je dois la sauver, comprends-tu ? Je ne peux pas la détruire. C’est au-dessus de mes forces. Pas d’autre choix, non.
« Voici bien longtemps, Debbie, plus longtemps qu’il ne paraît, crois-moi, j’étais encore apprenti chez un vieux maître magicien qui s’appelait John Neery. C’était un Commandeur, un vieil adversaire des forces maléfiques. Il n’en existe plus guère aujourd’hui. Non, plus guère. Je suivais son enseignement. Cela se passait à… Oh, peu importe. Cet endroit n’existe plus, de toute façon.
« John Neery avait beaucoup vécu. Beaucoup appris et combattu, aussi. Son savoir n’était guère aisé à assimiler car il méprisait les voies faciles de l’Enseignement. Il était du type d’hommes qui, pour parvenir au sommet d’une montagne, escaladent la face la plus rude, la plus inhospitalière, afin d’accroître leur plaisir de vaincre. Mais c’était un bon maître. Il me considérait comme son fils, et je l’étais à maints égards.
« Nous vivions dans une maison retirée, à l’écart du monde, au fond d’une forêt. Notre existence était connue des gens des environs, lesquels ne nous appréciaient guère, bien que mon maître bénéficiât d’une grande réputation de guérisseur. C’étaient des paysans superstitieux. À quelque distance de chez nous, à la lisière de la forêt, au pied d’une colline, se trouvait la ferme des Rankin. Là habitaient le père et sa fille, Doria. La mère était morte quelques années plus tôt. Ils employaient quelques métayers. Ils étaient considérés comme des gens riches.
« J’ai rencontré Doria par hasard, un jour, dans la forêt. Cela peut paraître du dernier démodé. Mais à l’époque dont je parle, ce genre de choses était encore possible. Il n’y avait ni boîtes, ni rendez-vous à la mode. Elle était perdue, ou elle feignait de l’être. Nous avons lié connaissance. Je l’ai raccompagnée. En me voyant, son père m’a jeté des pierres et l’a fait rentrer en criant. Mais nous nous sommes revus, malgré sa défense expresse et l’hostilité de tous, y compris de mon maître. Il ne voyait pas d’un bon œil cette sympathie naissante, prédisant que cela ne ferait que compliquer davantage nos rapports avec les gens du pays.
« Bien sûr, je ne l’ai pas écouté. Doria était belle, et fraîche aussi. C’était la première jeune fille que je voyais. Je crois que je l’aimais. Ce sentiment était partagé, bien qu’elle fût plus ou moins officiellement destinée à quelqu’un d’autre, le contremaître de Rankin.
« Une nuit, la ferme a pris feu. Un stupide accident, en apparence. Une lampe mal éteinte dans une grange. Il s’avéra plus tard que le fiancé jaloux était à l’origine de cet acte criminel… J’étais là. J’ai tout tenté pour sauver Doria de l’incendie. Et j’aurais sans doute réussi si… si elle n’avait pas pris peur. Elle m’a échappé et a couru vers la fenêtre. Elle s’est jetée dans le vide… »
Debbie resta atterrée, autant par la nature du récit que par l’effort visible qu’avait consenti le démonologue pour le lui conter.
— Je croyais, poursuivit-il, que l’esprit de Doria avait trouvé le repos. Mais il n’en est rien. Il me tourmente, aujourd’hui, manipulé par quelqu’un qui désire plus que ma mort.
— Pars d’ici. Va-t’en. Mais ne fais pas…
— Ni vivant, ni mort. C’est une entité nouvelle qui m’a voué une haine éternelle. Elle peut voyager entre nos deux mondes, grâce à un Puits ouvert sur le Wannsha. Je vais devoir l’affronter sur son terrain. Pas d’autre choix.
Il se leva brusquement, comme s’il venait de prendre enfin une résolution longuement différée.
— Va-t’en d’ici, Debbie. Tu ne peux pas m’aider.
— Tu ne veux pas… Enfin, je pourrais peut-être…
— Non. Va-t’en.
La jeune femme comprit qu’il était inutile d’insister. Elle se leva et, la tête basse, battit en retraite. En partant, elle lança un dernier regard à la haute silhouette maigre qui se profilait à contre-jour. Avec dans le cœur le poids d’un remords infini.
*
* *
Sitôt qu’elle fut sortie, Ebenezer Graymes passa dans son laboratoire secret. Il contempla dans la lumière incertaine les vieux grimoires, les masques funéraires et autres amulettes et bibelots exotiques qu’il avait rapportés de ses innombrables quêtes. Il se souvenait de chaque combat livré pour les obtenir ou vaincre le maléfice auquel ils avaient un temps été attachés. À cette évocation, chacune des blessures reçues éveillait un écho douloureux dans son corps. Tant de luttes, de risques, de souffrances… pour quel bénéfice personnel ? Aucun. L’Ombre rampait toujours en lui, lui rappelant à tout moment son appartenance à la Race maudite. Il n’avait pas progressé d’un pouce vers la Lumière attendue, espérée. Si ardemment espérée. Mais l’Ombre aujourd’hui pouvait lui être un précieux secours. Peut-être même était-ce la seule chose qui pouvait encore le sauver.
Un sourire amer passa sur ses lèvres. Cruel paradoxe.
Il saisit Shör-Gavan l’épée et la contempla dans la clarté blafarde qui filtrait des épaisses tentures sombres. Puis, pensif, il laissa courir son index sur le fil tranchant de l’arme. La dernière fois, peut-être. Il renonça à l’emporter. Dans le combat qui allait s’engager, elle ne lui serait d’aucune utilité. Il rangea donc l’épée dans sa cache, puis s’empara d’un volumineux ouvrage à la reliure vert-de-gris qui trônait sur un pupitre. Quand il l’ouvrit, une fumée verte nauséabonde s’en échappa. Son ongle crochu suivit les lignes soigneusement calligraphiées.
Beaucoup plus tard, il referma le livre d’un coup sec puis, enfilant son grand macfarlane, quitta la chambre secrète.