CHAPITRE IV
— Il existe une variété infinie d’états fantomatiques. Les spécialistes les classent en différentes espèces, branches et sous-branches, et les affublent de noms ridicules que je vous épargnerai. Aujourd’hui, seul l’esprit revêtant une apparence humaine nous intéresse, celui que l’on nomme communément revenant. Il faut remarquer que l’aspect et la nature d’un fantôme de ce type varient selon la culture, la psychologie ou la religion de la personne défunte. Ainsi, le spectre d’un musulman pratiquant sera-t-il très différent de celui d’un athée irlandais. L’appréhension des phénomènes qu’ils provoquent doit de ce fait s’effectuer par des approches différentes, pour ne pas dire contradictoires. Comme sont contradictoires les méthodes par lesquelles on s’en débarrasse ; car en somme, on veut rarement conserver un fantôme comme animal de compagnie…
Une rumeur amusée parcourut l’assistance clairsemée.
Graymes se retourna, le sourcil froncé. Le silence revint aussitôt dans l’amphithéâtre. Il n’avait pas conscience d’avoir dit quelque chose de cocasse. Il grimaça un sourire de pure convention puis rajusta sur son nez ses besicles à monture dorée.
— Il faut considérer que le fantôme, l’apparition plus ou moins matérielle d’une personne décédée, est une sorte d’émanation spirituelle, un courant d’énergie, qui naît spontanément pour des raisons diverses. Celles-ci tiennent aux conditions de la mort, ou à l’état d’esprit de ladite personne quand elle est passée de vie à trépas. En tout cas, le spectre a une raison d’être, que nous appellerons l’attache. On a vu des accidentés de la route revenir sur les lieux du drame pour chercher leurs clés de voiture. Vous le voyez, la pulsion génératrice de retour, l’attache, peut être parfaitement dérisoire.
« La durée de vie d’un revenant dépend de la nature de cette pulsion : attachement à un lieu, une personne, un objet, ou encore obsession d’un acte inachevé, frustration ou désir de vengeance. Il n’est pas rare que des spectres atteignent plusieurs siècles d’existence. Contrairement à ce que l’on prétend, un fantôme peut s’affubler d’une apparence si réelle qu’il se mêlera à une foule sans être remarqué. La plupart du temps, ces manifestations s’éteignent d’elles-mêmes une fois leur tâche accomplie, leur désir apaisé ou leur message délivré.
« Mais il est parfois nécessaire, pour hâter le processus, de faire intervenir un exorciste ou un démonologue qualifié… »
— Vous-même, docteur Graymes, vous avez déjà procédé à des exorcismes ?
Graymes abaissa les yeux vers la jeune fille, moulée dans un tee-shirt éloquent, qui le dévorait des yeux au premier rang, la joue appuyée sur son poing. Il se racla la gorge.
— Tous les jours, Miss Prentice. Tous les jours. Mais nous reviendrons là-dessus la prochaine fois.
Il claqua des mains.
— Allons, terminé pour aujourd’hui. Fichez le camp.
Il remit en ordre ses papiers, tandis que l’amphi se vidait lentement, les étudiants commentant le cours avec une animation plaisante à observer. Puis il retira ses besicles et les suspendit à la poche de son gilet. Elles n’avaient d’autre utilité que d’adoucir ses traits anguleux et de lui donner un air plus sociable en public. Il allait décrocher son manteau de la patère lorsqu’il sentit une présence dans son dos.
— Bonsoir, docteur Sheppard ! Lança-t-il sans se retourner. Pour les fantômes, le cours est terminé. Une autre fois, peut-être…
— Docteur Graymes, je ne goûte guère votre humour, ainsi que vous le savez.
Graymes chaussa à nouveau ses lunettes et se tourna en souriant vers le petit homme à la calvitie précoce qui le contemplait, l’air furibard.
— J’ai à me plaindre de vous, docteur Graymes ! J’ai à me plaindre de vous !
— Vraiment ? À quel propos ?
— Est-ce que vous savez que certains élèves sèchent mes cours pour venir aux vôtres ?
— Où est le mal ?
— Le mal ? Docteur Graymes, mes élèves prétendent à une carrière scientifique, figurez-vous, et vous leur bourrez le crâne avec des fadaises, lesquelles pour autant que je sache ne leur serviront guère le jour des examens ! J’ai demandé à maintes reprises que vos cours soient annulés. Mais le doyen se complaît dans l’idée que vous êtes indispensable à notre institution !
— Vous en serez quitte pour faire circuler une nouvelle pétition, railla Graymes en enfilant son macfarlane.
— Nous n’avons pas dit notre dernier mot.
— J’en suis convaincu.
— Vous… vous n’êtes que… qu’un charlatan !
Graymes écarta aimablement l’importun de son chemin, réprimant son envie de lui faire découvrir quelques lois fondamentales sur l’attraction des corps. Dans le couloir, perdue au sein de la cohue, il aperçut la séduisante Debbie Harriman. Il se fraya un chemin jusqu’à elle et l’aborda avant qu’elle n’eût le loisir de se dérober :
— On ne se voit plus guère… Tu m’évites ?
— Mais non, quelle idée…, se défendit-elle, embarrassée. Juste le travail. Tu sais ce que c’est…
— Je comprends. Si nous sortions un de ces soirs ?
La jeune femme se rembrunit.
— Je n’y tiens pas, Ben.
— Même pour un dîner en tête à tête, entre vieux camarades ?
Elle le considéra avec stupeur.
— Non, je rêve ! Je croyais que les balades dans les cimetières étaient ton seul plaisir !
Il eut un petit rire aigre.
— Pas toujours. Alors, qu’en dis-tu ?
— Je suis désolée, Ben, mais j’ai quelqu’un dans ma vie désormais, et… ça ne peut plus être comme avant.
Graymes hocha la tête. Il comprenait parfaitement. Et éprouvait une tristesse singulière. Il dévisagea sa compagne et sourit, songeant qu’une de ces nuits, rien ne lui serait plus facile que d’entrer chez elle pour la posséder à sa guise, fût-ce au côté de son fiancé endormi. Il l’envelopperait dans un océan de volupté, comme beaucoup d’autres avant elle, semant dans ses rêves des visions magiques de vagues géantes et de nuages effilochés ; et l’illusion d’une jouissance infinie.
Ses yeux avaient dû prendre un éclat particulier, car la jeune femme frémit involontairement.
— Cesse de me regarder de cette façon. On dirait que tu me violes en pensée.
— C’est peut-être le cas ?
— Ben, tu dois comprendre. Nos relations ont été agréables, vraiment très agréables… Mais…
Il chassa cette idée de son esprit. Pas Debbie. Trop tentant, trop facile. Pas elle. Il ne la toucherait pas de cette façon. Il ne voulait pas en faire l’une de ses proies habituelles, conquises aux heures creuses de la nuit.
Elle se hissa sur la pointe des pieds et déposa un chaste baiser sur sa joue.
— Excuse-moi. Je dois partir. J’ai un cours.
Il s’écarta de son passage, sans tenter de la retenir, et demeura pensif tandis que le couloir se dépeuplait peu à peu. Puis il gagna la sortie de son grand pas élastique. Comme il traversait le campus, il entendit une voix l’appeler par son nom :
— Docteur Graymes ! Attendez-moi ! Juste un instant !
Le démonologue fit volte-face. Il fronça les sourcils en avisant la vieille dame qui courait derrière lui, une main plaquée sur son chapeau pour l’empêcher de prendre la fuite. Son visage pomponné lui disait vaguement quelque chose. Il avait dû l’apercevoir une fois ou deux dans le bureau du doyen… Un peu essoufflée, elle lui tendit une main chaleureuse.
— Docteur Graymes, n’est-ce pas ?
— En effet. À qui ai-je l’honneur ?
— Rappelez-vous, nous nous sommes croisés l’an passé, au gala de bienfaisance de l’université. Je suis Mrs. Sarrusfeld, et mon mari est disons… un ami de cet établissement.
Graymes traduisit par : généreux donateur et personnage influent au sein du conseil d’administration.
— Nous avons je crois une amie commune, Miss Harriman. C’est elle qui nous a présentés.
— Euh… Oui, en effet. Je me souviens, maintenant. Vous étiez la grande amatrice de spiritisme…
— Je le suis toujours, minauda-t-elle. Vous étiez pressé, ce soir-là, nous n’avons guère eu le temps d’approfondir notre sujet de conversation.
— En effet, j’avais un travail important à terminer, se souvint Graymes(2).
— Vous m’aviez fait une promesse, rappelez-vous.
— Concernant ?
— Eh bien, mon Dieu, je suis tout essoufflée. Ne croyez-vous pas que nous serions plus à l’aise dans la voiture pour en discuter ?
Elle désignait une limousine noire qui les suivait au pas.
— C’est que… je rentrais chez moi.
— Je me ferai une joie de vous raccompagner. Le métro n’est pas très sûr après la tombée de la nuit.
Graymes se sentit piégé. La vieille dame savait s’y prendre. Il fit contre mauvaise fortune bon cœur et monta dans la limousine. Celle-ci redémarra dans un souffle pour se mêler au trafic dense de l’heure de pointe.
— Désirez-vous un verre ? proposa Mrs. Sarrusfeld.
— Gin sans glace, avec votre permission.
— À la bonne heure. Je constate que les ragots qui courent sur votre compte sont très exagérés.
Graymes croisa les jambes. La voiture était assez vaste pour qu’on puisse y organiser un tournoi de bridge.
— Très exagérés ?
— Mon cher, si vous saviez combien les gens sont méchants. Vous n’avez rien d’un démon. Je vous assure que vous êtes tout ce qu’il y a de sympathique.
Graymes partit de son rire grinçant, faisant crisser un ongle noir sur le verre que son interlocutrice venait de lui tendre.
— Me voici rassuré.
— J’étais présente à votre cours, tout à l’heure. Je n’ai pas osé entrer, bien sûr. Une dame de mon âge, parmi tous ces hippies…
— Hippies ? tiqua Graymes.
Elle n’avait pas dû mettre le nez dehors depuis un siècle.
— Oui, enfin, vous me comprenez. Mais la porte était entrouverte. J’écoutais tout du couloir. C’est curieux, n’est-ce pas, cette coïncidence ? Ce cours, justement aujourd’hui… Figurez-vous que je songeais à vous. Il se trouve que j’ai assisté hier soir à une bien étrange séance de spiritisme. Pas une vulgaire partie de oui-ja, non. Il y a longtemps que j’ai dépassé ce stade. Je parle de véritables évocations, avec un médium chevronné…
Graymes souleva un sourcil intéressé.
Mrs. Sarrusfeld poursuivit :
— Il se trouve qu’un homme vraiment extraordinaire nous offre son concours pour les séances que nous organisons entre amies. Oui. Vous trouverez sans doute cela ridicule, mais à mon âge, les fourrures et les diamants ne me captivent plus guère. Encore moins les hommes, ajouta-t-elle en feignant de rougir. J’ai reporté mon intérêt sur les choses de l’Au-Delà. Je suis passionnée par les esprits. Et j’ai la chance d’avoir découvert un médium hors du commun, ainsi que je vous le disais. Pourvu qu’on y mette le prix, il serait capable d’invoquer n’importe quel esprit de l’Au-Delà…
— Morgan Smithson Appariteur.
— Oh ! Vous le connaissez ?
— Je déconseille son commerce à toute personne de raison. Il a un talent unique pour faire hanter les gens.
— Oui, oui. Il a je ne sais quel pouvoir sur les esprits. C’est effectivement un talent unique, à mon avis. Je l’adore. Eh bien, figurez-vous que j’organisais une séance hier soir en sa présence, chez moi. Elle n’avait rien de bien excitant, je dois dire, jusqu’au moment où il s’est produit quelque chose, un événement curieux, une sorte d’interférence. C’est la première fois que j’assiste à un tel phénomène. On aurait dit qu’une force étrangère, qui n’avait pas été invoquée, s’était frayé un passage jusqu’à nous. Un esprit. Une Dame Blanche.
— Une Dame Blanche ? répéta Graymes, incrédule.
— Oui, mon cher. Je sais parfaitement que les Dames Blanches sont en voie de disparition. Mais celle-ci… Oh, elle était d’une beauté avec ses grands voiles ! Pourtant, elle semblait si cruellement souffrir… C’était terrible à voir. Elle gémissait, se tordait les bras, comme si son corps tout entier la brûlait. Elle semblait vouloir nous dire quelque chose. Nous faire passer un message… Mais elle s’exprimait dans une langue curieuse, que nous ne pouvions comprendre. Elle semblait répéter un nom…
— Un nom ?
— C’était… Churi Donn… ou Shari-Dann.
Graymes devint subitement livide.
— Shari-Dann ? Vous êtes certaine ?
— Je ne vous garantis pas la prononciation.
Cette nouvelle plongea le démonologue dans un abîme de perplexité. La vieille dame continua :
— Bien sûr, nous avons essayé de l’interroger, mais elle semblait obsédée par ce nom. Elle le répétait sans cesse. Il nous a été impossible de connaître son identité, malgré les efforts d’Appariteur. Puis elle est repartie… Connaissant votre science de ces choses, j’ai pensé que, peut-être, vos connaissances nous seraient utiles, que vous pourriez…
Graymes était incapable d’émettre le moindre son. Mrs. Sarrusfeld s’alarma :
— Êtes-vous souffrant, docteur Graymes ?
— Non, ce n’est rien. Un peu de fatigue.
— Ce soir même, nous allons essayer d’entrer à nouveau en communication avec cette pauvre âme. Appariteur organise la chose en personne. Je me disais que si vous souhaitiez assister à cette séance…
La limousine se rangea Montague Street.
— Oh, vous habitez ici ? s’étonna Mrs. Sarrusfeld en se penchant par la vitre. Comme cet immeuble semble ancien. Il doit dater de plusieurs siècles. Mais c’est charmant. Ces lierres… Cet aspect sinistre…
Graymes parut sortir d’un songe. Il cligna des yeux puis, sans un mot, descendit.
— Nous commencerons à onze heures. C’est le meilleur moment. Ni trop tôt, ni trop tard. Voici ma carte. J’ai inscrit dessus l’adresse où cela se passera. Si vous vous décidez…
Le démonologue fourra le carton dans sa poche sans même y jeter un œil et entra dans l’immeuble.
Shari-Dann. Il n’avait pas entendu prononcer ce nom depuis… C’était comme un coup de vent venu d’un lointain passé qui soulevait la poussière d’une dalle funéraire, révélant une épitaphe usée, oblitérée par le temps et l’oubli.
Il revit certaine colline où se penchait un grand arbre mélancolique, au feuillage si dense, si serré, que le soleil ne parvenait à le percer en aucune saison. Et au bas, encaissée dans un vallon de verdure, à proximité d’un cours d’eau, au milieu du silence de la campagne déserte, une ferme et ses dépendances se nichaient dans un écrin de haies sombres.
Shari-Dann. En d’autres temps, en d’autres lieux, ce nom, ce nom d’autrefois, avait été le sien. Mais nul ne l’avait plus chuchoté depuis que l’incendie avait ravagé la ferme, depuis que le grand arbre penché avait perdu ses feuilles d’or à jamais…