CHAPITRE PREMIER

Une vieille pendule sonna onze heures.

Une bûche tomba dans l’âtre, soulevant une gerbe d’étincelles. Les trois vieilles dames qui attendaient avec anxiété un signe quelconque ne purent s’empêcher de tressaillir. Puis elles reportèrent toute leur attention sur le petit homme contrefait, au teint olivâtre, assis seul face à elles, à l’autre extrémité de la table. Il se tenait immobile, droit sur sa chaise, les yeux mi-clos. Par instants, son visage grêlé était parcouru de tics nerveux.

— Je sens une présence, murmura-t-il soudain.

Et sa voix frêle, presque féminine, résonna curieusement dans le silence du vieux salon tendu de damas rouge.

— Mon Dieu, s’écria la comtesse, je me sens mal ! Je vais m’évanouir…

— Taisez-vous ! coupa le petit homme avec autorité.

Les femmes le dévisagèrent avec un mélange de crainte et d’excitation.

— Il vient quelqu’un. Resserrez le cercle.

Elles firent un effort visible pour se concentrer, se serrant les mains jusqu’à ce que leurs phalanges blanchissent. Il naquit alors un chuchotis à la limite de l’audible, qui semblait venir du lointain, par-delà le vent et la pluie battant au carreau. Dans la cheminée, le feu décrut jusqu’à n’être plus qu’un rougeoiement timide. Les ombres s’allongèrent, griffant les tentures. Il fit plus froid.

Mrs. Sarrusfeld, installée à la droite de la comtesse, éprouva comme toujours en pareil cas de délicieux picotements dans le cou. Sentir sur sa peau le frôlement des forces surnaturelles, respirer leur haleine glacée et se laisser envahir par cet indicible effroi lui procurait toujours une excitation vive, presque sexuelle.

Elle ne pouvait plus détacher les yeux de Morgan Smithson, qui se faisait aussi appeler Appariteur. Égaré dans sa transe, il semblait un autre homme, comme si au contact des forces occultes, le fardeau de ses disgrâces physiques s’était allégé pour un temps. Ce spectacle impressionnait fort la vieille dame, bien qu’elle y eût déjà assisté de nombreuses fois. C’était signe que la réponse n’allait plus tarder, que le contact allait être établi…

Il lui sembla que l’ombre du petit homme, étoffée par l’éclairage particulier des chandeliers, s’étirait derrière lui comme une grande cape noire…

Appariteur n’était pas un vulgaire spirite, un partenaire de oui-ja pour amateurs en quête de frissons du samedi soir. Il était capable d’invoquer les habitants du monde des esprits. Il était une sorte de pont vivant entre le réel et l’Au-Delà, que lui-même appelait si joliment le Wannsha. De cela, Mrs. Sarrusfeld pouvait témoigner, car elle avait eu maintes fois recours à ses services afin d’égayer des soirées entre amies.

— Vous devez faire le vide dans vos esprits ! Vous devez vous concentrer ! lança-t-il d’une voix cassante.

Mrs. Sarrusfeld ferma les yeux, honteuse de s’être laissé distraire. Elle avait pourtant une solide expérience de ce genre de séances.

— Y a-t-il quelqu’un ? enchaîna le médium. Je suis Appariteur, le compagnon des Ombres. Formez-vous, entités du Wannsha ! Ténèbres limpides, venez à moi, je vous invoque… Êtes-vous là ?

Il se produisit un mouvement, comme un souffle d’air. Les rideaux bougèrent. Le chuchotis s’amplifia. On aurait dit qu’une foule de gens se massait derrière les murs, que la maison était progressivement investie de la cave au grenier par des hôtes rampants.

— Qui est là ? Nommez-vous, je vous l’ordonne.

Mrs. Sarrusfeld entendit distinctement un objet lourd racler le plancher, juste à côté d’elle. Un pas ? Un corps qu’on traînait ? Pourtant, la pièce était vide, hormis eux quatre. La comtesse devint très pâle. On sentait qu’elle était prête à renoncer, qu’elle préférerait encore le déshonneur des dettes à la terreur du monde qui s’entrouvrait devant elle. Elle scrutait les murs, semblant s’attendre à ce qu’ils s’effacent d’un instant à l’autre devant des abîmes sans nom.

Morgan Smithson Appariteur haussa la voix pour couvrir le tumulte :

— Je vous sens, Charles. Je sens votre présence. Entrez en moi. Je suis le pont entre nos deux mondes. Je suis le joint. Entrez en moi, et parlez-nous.

Bien que glacé, l’air devint étouffant. Mrs. Sarrusfeld sentit des gouttes de sueur perler sur son front puis creuser des sillons sans nul doute peu esthétiques dans l’épaisse couche de son maquillage. Le médium eut un haut-le-corps, comme sous l’effet d’une décharge électrique. Une force terrible l’obligea à pencher le buste vers l’avant tandis que sa tête se renversait en arrière. La soudaineté de l’attaque provoqua un cri de la comtesse. Quant à sa dame de compagnie, qui avait accepté pour l’occasion de faire la troisième – en imaginant sans doute que ce serait tout aussi distrayant que la partie de bridge habituelle –, elle avait dépassé le stade de l’effroi où de tels cris peuvent libérer. Blême, les yeux fixes, elle se cramponnait à la main de sa voisine comme au dernier lien la reliant à ce monde.

Pourtant, malgré cette posture extravagante, presque insensée, le visage d’Appariteur restait aussi inexpressif qu’auparavant. Il semblait n’éprouver aucune douleur. Ses tics eux-mêmes avaient disparu. À peine si une légère crispation étirait le coin gauche de sa bouche. Dans son ombre, cette ombre qui rampait sur le mur, derrière lui, quelque chose se mit à bouger. Un halo de lumière mystérieux grandit, une mouvance visqueuse prit forme, parcourue de remous répugnants. La comtesse, terrifiée, esquissa le geste de se lever pour mettre un terme à l’expérience, mais Mrs. Sarrusfeld la retint fermement par la main.

— Non, ne faites pas cela, lui souffla-t-elle. Si vous l’interrompiez maintenant, vous risqueriez de provoquer une catastrophe. Il est trop tard pour reculer, très chère. Regardez plutôt de quoi est capable ce petit homme…

— Mon Dieu, mais c’est affreux. Le malheureux ! On dirait qu’il a les os brisés.

— Ne vous inquiétez pas. Il est toujours ainsi. Un peu de sang-froid !

— Mais… on dirait qu’il n’est plus seul… Seigneur, je me sens mal…

— Oui. Quelque chose est entré en lui. Quelqu’un. Taisez-vous. Laissez-le agir.

La comtesse dut se faire violence pour rester assise. Seule la peur de provoquer un désastre la retenait de prendre la fuite. Plus jamais elle ne mettrait les pieds dans cette bibliothèque. Plus jamais. Quand tout ceci serait terminé – si par bonheur elle en sortait vivante –, elle ferait condamner la porte de cette pièce, elle se le jura. Quelle idée stupide de vouloir évoquer l’esprit de son défunt mari ! Cet imbécile de Charles à qui elle devait sa ruine… Et tout cela pour cette stupide histoire de bons du Trésor !

Mrs. Sarrusfeld lui serra la main plus fort que jamais, afin de la rassurer tout autant que de la contraindre.

Le feu s’éteignit totalement. Le chœur des voix parut s’éloigner, mais le mouvement perçu un peu plus tôt devint a contrario plus perceptible. Aucun doute, une présence invisible avait empli la pièce.

Appariteur ne bougeait plus. Il avait l’apparence d’un cadavre. La clarté mouvante s’était enroulée autour de lui, si l’on pouvait concéder à cet élément déliquescent, bourbeux en même temps qu’aérien, ce simple nom de clarté. Cela épousa son corps, se modifia, s’ordonna, se modela en d’incessantes métamorphoses jusqu’à évoquer une forme humaine qu’on eût dite greffée à lui, lovée dans son dos, qui entourait son cou de bras diaphanes, arachnéens. Cette effroyable vision fit sangloter la comtesse et acheva d’atterrer sa dame de compagnie. Mrs. Sarrusfeld sourit de leurs réactions. Personnellement, elle éprouvait une jouissance proche de celles qu’elle avait ressenties, jadis, plus jeune, entre les bras de ses nombreux amants.

Bien que figé dans sa posture grotesque et présentant tous les signes de la mort, Appariteur contrôlait parfaitement la situation. Quand sa voix grêle s’éleva de nouveau, les femmes sursautèrent :

— Qui est là ? Qui est en moi ?

Du moins était-il encore parfaitement conscient.

— Moi, répondit une voix grave qui semblait provenir de derrière lui, mais aussi de partout à la fois.

— Qui êtes-vous ?

— Moi.

— Nommez-vous.

— Ch… Charles.

La comtesse poussa un petit cri aigu.

— Mon Dieu, c’est lui ! Charles ! C’est lui !

L’apparition fit un mouvement brusque.

— Elle est là. Cette salope. Cette suceuse de queues.

— Charles, je t’en prie, parle-moi !

Mrs. Sarrusfeld crut bon d’intervenir à nouveau :

— Je vous en prie, ma chère. Ne faites pas attention à ce qu’il dit. Certains esprits aiment bien tourmenter leurs proches durant ces séances. C’est une sorte de réflexe de défense. Écoutez-le, mais sans parler.

— Où êtes-vous, Charles ? reprit Appariteur avec une certaine impatience.

— Avec toi, répondit l’entité qui ondulait dans son dos. Qui me demande ?

— Moi. Le visiteur des Ténèbres limpides.

— Ténèbres limpides, mon cul.

— Vous êtes en moi. Répondez, Charles. Je vous l’ordonne.

— Bouffe ta merde.

— Charles ? Vous êtes bien là, Charles ?

— Oui. Charles est là. Que veux-tu ? Je n’aime pas être invoqué. Qu’on me foute la paix.

— Des réponses à mes questions. Où êtes-vous, Charles ?

— Loin. Mais je te vois. Et les autres putes aussi.

— Je vous en prie, implora la comtesse, demandez-lui s’il va bien, s’il ne souffre pas…

Le médium ignora l’intervention.

— Nous sommes vos amis, Charles. Vous devez nous parler. Et vous soulager d’un grand poids.

— Va te faire mettre, cul-tendre.

Appariteur ne tint aucun compte de cet étalage d’obscénités.

— En quittant ce monde, vous avez abandonné derrière vous des valeurs importantes.

— Des valeurs, comprenez-vous ?

— Valeurs ?

— Quelque part, ici même, dans cette maison. Vous les avez cachées. Avant votre mort.

— Qui vous dit que je suis mort ?

— Vous êtes mort, Charles.

— Mort ? Ah ? Moi ? Je ne me rappelle pas.

— Voyons, Charles, aidez-nous. Où avez-vous caché ces valeurs ? Il est important que nous le sachions.

— Important pour elle, cette pétasse !

— Où cela ? Où avez-vous caché les valeurs ? Votre femme…

— La femme de tout le monde.

— Vous les avez cachées, n’est-ce pas ? Où cela ?

— Elle ne dit jamais non. Une chienne.

La comtesse fondit en larmes. Mrs. Sarrusfeld noua ses doigts aux siens pour l’inciter à se reprendre.

— Les valeurs, Charles, dites-moi où vous les avez cachées, insista le médium sans se laisser impressionner.

— Non. Je pisse dans ton trou.

— Je vous le demande. N’êtes-vous plus sensible au bien-être de ceux qui vous regrettent ?

L’ectoplasme ne répondit pas sur-le-champ. Il se contorsionna, tel un animal désireux de s’échapper qui se heurte aux barreaux de sa cage. L’espace d’une seconde, chacun put distinguer la silhouette d’un homme dans la force de l’âge, au visage mangé par la barbe, dont les yeux grands ouverts semblaient fixer un point au-delà de l’assistance.

— Qui me regrette ?

La voix s’était assourdie. Mrs. Sarrusfeld avait maintes fois assisté à ce type de phénomène. Les esprits avaient parfois peine à se souvenir de leur existence antérieure. Leurs obscénités n’étaient qu’une forme de dérobade, comme chez les jeunes enfants. Puis un souvenir semblait les traverser, une réminiscence affleurer péniblement à la surface de leur nouvel être.

— Voyons, Charles : votre femme, vos enfants, vos amis vous regrettent et vous pleurent.

— J’ai peur. Pourquoi suis-je ici ?

— Charles, répondez.

— La salope, elle n’est bonne qu’à se faire mettre.

— Charles, je sais que ce secret vous pèse. Si vous vouliez nous le confier, votre sort deviendrait meilleur…

— Meilleur ? Je veux de la lumière, sac à foutre.

— Charles. Il y a ici des gens qui vous aiment. En les aidant, vous vous aiderez.

— Personne qui m’aime. Non. Personne. On ne m’a pas empêché, non, personne. Quelque chose dans la salle de bains. Sous la baignoire.

— Par les Ténèbres limpides, dites-vous la vérité, Charles ?

— Enfile-toi toi-même. Cochon.

À cet instant précis, un coup terrible fut frappé contre la table. La comtesse poussa un cri et tomba à la renverse. Un rire déchira le silence, puis plus rien.

— La lumière, vite ! s’écria Mrs. Sarrusfeld en se penchant au-dessus de son amie. Elle s’est évanouie !

La dame de compagnie, tremblante, actionna le commutateur. Il n’était que de lui jeter un coup d’œil pour deviner que l’expérience l’avait profondément traumatisée. Pourtant, dans la pleine lumière, tout reprenait un aspect normal, anodin. Le spectre s’était volatilisé.

À l’autre bout de la table, Appariteur se redressa lentement, tel un homme qui vient de déposer un fardeau trop lourd pour ses épaules. Il se passa une main sur le visage. Il transpirait du sang, qu’il essuya rapidement avec un mouchoir. La tête lui tournait. Son corps tout entier était perclus de douleurs. Une gelée noirâtre, nauséabonde, maculait ses vêtements. Il s’ébroua puis, d’un pas encore hésitant, rejoignit les trois femmes. Il n’était pas trop mécontent de lui. Charles n’avait pas été un sujet bien délicat à traiter. La comtesse reprenait peu à peu ses esprits. Elle tremblait de tous ses membres et posa sur le médium un regard terrifié.

— Mon Dieu ! Jamais plus ! s’écria-t-elle dans un sanglot. Jamais plus cette horreur ! Ça ne valait pas ça. Non, rien ne vaut ça ! Dites-moi que ce n’était pas lui ! Pas mon cher Charles, cette affreuse chose…

Appariteur la dévisagea avec froideur.

— Vous auriez dû me prévenir qu’il s’était suicidé, lui reprocha-t-il. Vous connaissiez mes conditions. Je n’aime guère ce genre de cachotteries. Je ne veux pas courir de risques inutiles. Aussi, je double mes honoraires. Et ils seront payables comme convenu. Au jour fixé.

La vieille dame acquiesça silencieusement, mortifiée.

— Je suis désolée. Je… je ne pensais pas… que cela eût une grande importance.

Appariteur ébaucha un sourire mauvais.

— Bien sûr. Bien sûr.

Il fit mine de partir. Elle le retint par le bras.

— Est-ce qu’il peut revenir ? demanda-t-elle avec angoisse. Est-ce qu’il peut revenir me… me…

— Vous voulez dire vous hanter ? Non. À moins évidemment que votre paiement tarde à venir. Vous voyez, il me suffirait de le rappeler et de lui couper la retraite vers son monde. Ce serait aussi simple que cela. (Le médium claqua des doigts.) Mais je gage que vous serez assez sage pour vous éviter pareils tourments. Une hantise est la pire chose qui soit.

— Je… Vous serez payé. Mais faites qu’il ne revienne jamais. Plus jamais…

L’autre haussa les épaules, sarcastique.

— À vous de décider.

La comtesse le tenait toujours.

— Était-ce bien lui ? Il semblait si différent…

— Il est mort. Il est devenu un autre. Un étranger. Les fadaises romantiques qu’on raconte sur la vie après la mort ne sont que des mensonges. N’y pensez plus. Vous savez où sont dissimulés vos bons du Trésor. N’est-ce pas la raison pour laquelle vous m’avez demandé de procéder à cette invocation ?

— Oui, renifla la vieille femme. Oui, bien sûr. Merci pour tout.

Mrs. Sarrusfeld lui apposa un mouchoir imbibé d’eau fraîche sur le front puis, se relevant, tendit sa main à baiser au spirite.

— Vous avez fait pour le mieux, très cher. C’était parfait. Croyez bien que je ne vous oublierai pas.

Appariteur s’inclina, ironique.

— J’y compte, chère madame. J’y compte beaucoup. (Il lança un dernier regard en direction de la comtesse.) Je conseille à votre amie de ne pas trop tarder pour le paiement. Ce serait fâcheux. Pour elle. Mesdames, j’ai bien l’honneur…

Il s’inclina encore et sortit. Un instant plus tard, les trois femmes entendirent son pas traînant décroître dans la nuit.