CHAPITRE VI

Les invités, au nombre d’une demi-douzaine, étaient tous arrivés. Autant d’hommes que de femmes, ainsi que l’avait souhaité Appariteur. Ils devisaient autour d’un buffet copieusement garni. C’était Mrs. Sarrusfeld qui avait eu l’idée d’en commander un et avait assumé tous les frais. Pour la vieille dame, la moindre occasion était prétexte à déboucher du champagne. Elle faisait aussi office d’hôtesse, rôle dont elle adorait s’acquitter en toute circonstance, même hors de chez elle, distillant ici un compliment ou prêtant là une oreille indulgente aux petits malheurs de tel ou tel.

La soirée avait pris un tour gai et mondain qui contrastait fort avec l’aspect lugubre et intimidant des lieux. Les rires et les conversations frivoles se perdaient dans l’obscurité et le silence des étages. Les yeux levés, Appariteur écoutait non sans inquiétude cet écho trop vite étouffé, absorbé par les ténèbres.

Au départ, il n’avait pas soulevé trop d’objections à l’idée qu’un peu de champagne vînt égayer la réunion. Il espérait au contraire que cela contribuerait à déjouer d’éventuels soupçons sur ses véritables intentions. Mais à présent, il avait hâte de mettre un terme à ces ridicules mondanités. Il vit avec agacement l’une des femmes venir à lui. Elle marchait légèrement courbée en avant, à cause semblait-il du poids de ses innombrables colliers.

— C’est tout à fait grandiose, mon cher, vous avez eu une idée de génie ! se pâma-t-elle. Réellement, vous vivez ici ?

— Non, cette demeure appartient à un ami. Il me l’a prêtée pour l’occasion.

— Sera-t-il des nôtres ?

— J’en doute. Il est parti pour un long voyage.

— Comme c’est dommage. N’est-ce pas, Marlène, que c’est un endroit absolument divin pour une séance de spiritisme ?

— Oui, merveilleux, renchérit une grande mégère au cou de girafe. Merveilleux, vraiment. Cette maison me donne le frisson… C’est délicieusement excitant !

Appariteur s’inclina humblement sous l’avalanche de compliments, non sans lorgner discrètement sa montre. À mesure que le temps passait, il se prenait à douter de la venue du docteur Graymes. Ses calculs étaient-ils erronés ? Avait-il mésestimé la prudence de son « collègue » ? Il espérait que non, d’autant la nouvelle avait déjà fait le tour des invités. Il était maintenant assailli de toute part.

— Mon Dieu, est-ce possible ? Laura vient de me dire que vous avez invité un professeur de démonologie ? Racontez-moi ça, très cher !

— C’est merveilleux ! Comment s’appelle-t-il ?

— Qui est-ce, vite ?

Comme Appariteur se dérobait, Mrs. Sarrusfeld crut de son devoir de se sacrifier :

— Oui, c’est une surprise. Il s’agit du docteur Ebenezer Graymes, de Columbia.

Le murmure flatteur qui s’ensuivit mit Mrs. Sarrusfeld aux anges.

— Mais vous savez, je ne garantis pas qu’il viendra. En fait, c’est un personnage plutôt excentrique. Réservé. On dirait parfois qu’il vit dans une autre époque…

— Il pratique des messes noires ?

— On assure que oui, et aussi qu’il a lui-même du sang de démon dans les veines ! confia Mrs. Sarrusfeld en baissant la voix.

— Comme c’est excitant !

— N’est-ce pas ?

— Ce doit être un diable.

— Le diable en personne. Avec un regard… qui lit dans les âmes…. Mais j’ai l’impression qu’il ne viendra plus. Il aurait déjà dû arriver. Nous allons peut-être devoir commencer sans lui. Veuillez m’excuser…

Appariteur, qui avait profité de l’intervention pour s’extirper du petit groupe, ne cessait de consulter sa montre. Il devenait franchement nerveux. Les onze heures étaient largement passées. Il fit signe à Laura Sarrusfeld.

— Il n’est pas encore là. Que fait-il ?

— Voyons, mon cher Morgan, je vous en prie. Ce n’est pas grave. Il a pu avoir un empêchement. Les invités s’impatientent. Nous allons devoir commencer. Après tout, son absence ne modifie pas nos chances d’entrer en contact avec la Dame Blanche, n’est-ce pas ?

Elle scruta le regard fuyant du petit homme.

— N’est-ce pas ?

— Évidemment non, répondit le médium de sa voix trop fluette. Toutefois, sa présence aurait facilité mon travail.

— Ta-ta-ta ! Vous faites votre modeste. (Elle se retourna vers les invités :) Je vous en prie… Nous allons commencer. Le docteur Graymes nous rejoindra certainement plus tard.

La table fut débarrassée des reliefs du buffet, ainsi que de nombreuses bouteilles vides. Deux chandeliers chargés de bougies y furent disposés, à égale distance des extrémités.

— Cela vous convient-il, Morgan ? s’enquit Mrs. Sarrusfeld, avec l’excitation d’un enfant qui s’apprête à fêter Noël.

— Oui. C’est parfait. Parfait.

Comme à l’ordinaire, le médium prit place en bout de table, seul, dos à la fenêtre, tandis que les autres participants s’installaient près de la porte, en demi-cercle, pour former la chaîne. Il avait peine à dissimuler son anxiété. Les choses ne se déroulaient pas comme prévu.

— Nous allons commencer, annonça-t-il, la gorge serrée.

Les discussions et les rires, avivés par le champagne, mirent un certain temps à se calmer. Appariteur détestait ce genre de séances mondaines. Il y avait ici des gens sans expérience qui n’avaient pas leur place et risquaient de rendre sa tâche plus difficile. Il resta immobile, patient, les deux mains posées à plat devant lui. Le silence se fit peu à peu.

— Formez la chaîne. Videz vos esprits. Faites en sorte de n’être plus qu’un seul corps, une seule pensée.

Il perçut l’effort de chacun pour dominer sa peur, son excitation. Dès que les participants se furent donné la main, il sentit que les forces se mettaient en mouvement. Il ferma les yeux. Mais à cet instant précis, une femme poussa un cri strident en tendant un doigt vers la porte :

— Mon Dieu, un fantôme !

Tout le monde se retourna, médusé. Une haute silhouette ténébreuse venait de faire son entrée.

— Bonsoir, dit Ebenezer Graymes, parcourant l’assemblée stupéfaite de son regard pénétrant.

Il était vêtu d’un complet sombre d’une autre époque sur une chemise blanche à col cassé. Il tira sa montre en vieil or d’une poche de son gilet.

— Je suis un peu en retard, constata-t-il à voix haute. Je vous prie de m’en excuser.

Mrs. Sarrusfeld se leva, partagée entre l’embarras et le soulagement.

— N’ayez aucune inquiétude, mes chéris. Voici le docteur Graymes, dont je vous ai parlé. Il… il nous sera d’une aide précieuse, ce soir, n’est-ce pas docteur ?

— Je l’espère, répondit Graymes.

Les autres s’entre-regardaient, intrigués. Sans leur prêter plus d’attention, l’occultiste prit place juste en face d’Appariteur, qui n’avait pas bougé mais dont le soulagement était visible. Les deux hommes se saluèrent d’un signe de tête vaguement ironique.

— J’avais peur que vous ne veniez pas, docteur Graymes, dit le médium.

— Est-ce que vous ne m’aviez pas invoqué, pourtant ?

— Je n’invoque que les esprits. Et vous êtes un être de chair.

— De chair et de sang, je vous assure, précisa Graymes avec un sourire qui retroussa ses lèvres minces. Curieux endroit pour une séance de ce genre. Je connaissais l’ancien propriétaire.

Il lorgna Appariteur, quêtant une réaction. Il n’obtint qu’un sourire énigmatique.

— L’ancien propriétaire ? s’enquit Mrs. Sarrusfeld. Qui était-ce ?

— Une crapule immonde.

Graymes scruta le plafond.

— Et qu’est-il devenu ?

— Je vous demande pardon ?

— Oui, l’homme qui habitait ici ?

— Il est mort dans d’affreuses circonstances, déclara le démonologue avec un sourire forcé.

Un gloussement parcourut l’assistance. Tous avaient repris leur place, en échangeant des commentaires mezza voce. Mrs. Sarrusfeld se tenait à la droite de Graymes.

— Donnez-moi votre main, docteur. Nous allons former la chaîne.

— À mon grand regret, je dois refuser, répondit-il sans quitter Appariteur des yeux. Expliquez-leur, cher ami…

Le médium acquiesça.

— Laissez, Mrs. Sarrusfeld. Il vaut mieux en effet que le docteur Graymes ne participe pas à la chaîne. Son influence… enfin… pourrait perturber le bon déroulement de la séance.

— Allons, Appariteur, intima Graymes. Voyons où vous voulez en venir. Il est temps de commencer.

Le spirite grimaça un sourire qui découvrit ses chicots inégaux et jaunis et reprit sa pose précédente, les yeux clos. Il respira profondément. Le silence devint total, d’une étouffante pesanteur. La clarté des chandeliers s’allongea.

— J’appelle les Ombres limpides, énonça Appariteur, créatures de l’Entre-Monde, créatures du Wannsha, venez à moi. Vous, Dame Blanche. Je vous connais. Je vous appelle. Venez à moi, entrez en moi et parlez…

Une vibration parcourut la table, qui provoqua une rumeur d’étonnement.

— Je sens une présence, poursuivit-il d’une voix qui semblait muer progressivement. Je suis entré en contact avec quelque chose…

Il se tenait immobile, droit sur sa chaise, les yeux mi-clos. Des tics étranges tiraillaient son visage grêle.

— Je sens une présence, répéta-t-il. Oui, venez à moi, Ombre limpide, entrez en moi. Manifestez-vous. Est-ce vous, Dame Blanche ?

La flamme des chandelles vacilla. Un courant d’air se glissa dans la pièce. Le lustre suspendu au-dessus de la table tintinnabula. Appariteur soupira, puis d’une voix rauque, méconnaissable, il murmura :

— Il vient quelqu’un. Là. Je le sais.

Il y eut un gémissement à la limite de l’audible, qui paraissait venir du lointain, au-delà des murs et du parc, au-delà du monde vivant. Des ombres houleuses s’enroulèrent autour du médium. Graymes, immobile, ne quittait pas ce dernier des yeux. Mieux que les autres, il percevait les mouvements suscités par l’invocation. Le froid devint si vif que l’haleine des participants se matérialisa en buée.

Un frémissement fut perceptible, dont nul n’aurait su dire s’il venait de l’air ambiant, des murs ou d’une source souterraine. Égaré dans sa transe, Appariteur s’était métamorphosé. Il semblait avoir grandi. La lumière hésitante jouait sur son visage, lui conférant une singulière beauté. Il grimaça, comme s’il tirait des forces occultes une suprême extase.

— Y a-t-il quelqu’un ? Montrez-vous. Je sais que vous êtes là. Je suis Appariteur. Formez-vous, ombres de l’Au-Delà ! Ténèbres limpides, je vous invoque.

Il se produisit un violent déplacement d’air. Les tentures ondulèrent. Le murmure s’amplifia jusqu’à devenir cris, piétinements, bruits étranges et métalliques. Puis il s’éteignit soudain. On n’entendit plus qu’un clapotis mélancolique, semblable à celui d’une eau lourde, croupie, chargée de miasmes, heurtant un rivage.

— Qui est là ? Nommez-vous, je vous l’ordonne.

Le clapotis devint halètement. On eût dit que le plancher devenait liquide. Une lueur d’incendie brasilla sur les murs. Parmi les participants, l’inquiétude commença à gagner. Seul Graymes ne bougeait toujours pas, fixant le spirite avec une intensité presque effrayante.

— Est-ce vous, Dame Blanche ? questionna Appariteur. Oui, je sais que vous êtes ici. Parlez-nous.

Il n’avait pas plus tôt prononcé ces paroles qu’il fut brusquement saisi d’un haut-le-corps, comme sous l’effet d’une violente décharge électrique. Il tressauta plusieurs secondes puis s’abattit en avant avec une plainte. Son front heurta durement le bois, et il resta là, les yeux grands ouverts, dans un état proche de la catalepsie. Mrs. Sarrusfeld fut sur le point de se porter à son secours, mais Graymes la retint d’une main de fer.

— Personne ne bouge, laissa-t-il tomber. Serrez-vous les mains plus fort. Ne rompez pas le contact.

Un halo de lumière citrine enveloppa Appariteur. Dans son dos enfla une forme visqueuse, bouillonnante. Elle semblait s’extirper de son propre corps, semblable à quelque horrible larve à laquelle il aurait donné naissance. C’était plus que n’en pouvaient supporter la plupart des spectateurs présents. Une femme s’évanouit. La voix de Graymes s’éleva à nouveau, coupante, figeant instantanément le mouvement de recul général :

— Reformez la chaîne. Ce n’est plus un jeu. Le premier qui quitte sa place est un homme mort…

Mrs. Sarrusfeld se tourna vers lui avec une expression terrifiée. Ce qu’elle lut sur son visage crispé la convainquit qu’il ne s’agissait pas là d’une promesse en l’air, aussi se concentra-t-elle autant qu’elle put, enjoignant du regard les autres à l’imiter.

Cependant, la masse déliquescente continuait de s’échapper du corps d’Appariteur. Elle grandit, s’étira jusqu’à prendre l’aspect caricatural d’une forme humaine suppliante.

— Shari-Dann ! Shari-Dann !

La voix semblait sortir des profondeurs d’un puits ; une voix fragile, tel un fragment de cristal prêt à se briser.

— Il a réussi. C’est elle, murmura Mrs Sarrusfeld. La Dame Blanche !

— Fermez-la, vieille idiote ! gronda Graymes.

— Shari-Dann ! Viens me sauver ! Je brûle !

La plainte réitérée se perdit dans un écho douloureux, abominable. La silhouette laiteuse se précisa, débarrassée de sa gangue ectoplasmique. C’était une très jeune fille enveloppée de voiles diaphanes, si blême qu’elle semblait de cire. Ses longs cheveux noirs fumaient. Il y avait dans ses yeux clairs le terrifiant reflet de flammes dangereusement proches. Tout en elle exprimait une détresse insoutenable.

Graymes la contempla avec horreur, le cœur déchiré par une souffrance sans nom. Il murmura :

— Doria ? Toi ?

Le choc était tel que ses ongles s’incrustèrent dans le bois de la table. Ses dents grincèrent. Un nouveau cri lui perça les tympans :

— Shari-Dann, viens à mon secours ! Shari-Dann !

La clarté de l’incendie imaginaire devint presque aveuglante. Soudain, bien qu’en apparence inconscient, Appariteur parla. Sa voix tremblait sous l’effort :

— Qui êtes-vous ? Répondez-moi.

— Doria.

— Doria qui ?

— Doria Rankin.

— Qui est Shari-Dann ? Est-ce un être vivant ?

— Oui !… Oh oui !… répondit l’apparition à travers ses sanglots.

— Est-ce un homme ?

— Oui !… Oh oui !…

— Est-il présent ici ?

— Il est ici. Oui.

— Pourquoi l’appelles-tu ainsi ?

— C’est ce qu’il est pour moi. Lui…

Elle tendit un doigt tremblant en direction de Graymes qui la dévorait des yeux, pétrifié, rongé par le remords.

— Shari-Dann, supplia-t-elle, ils te veulent du mal. Sauve-toi !

Graymes n’y tint plus. D’un bond, il fut sur la table et se précipita vers elle.

— Doria ! s’écria-t-il. Royaume de Démons ! Doria !

À cet instant précis, une grande main de flammes s’éleva derrière la jeune fille et la happa. Un cri strident, effroyable, ébranla les murs. Son écho se perdit dans un silence funèbre. Une seconde encore, on put distinguer la forme blanche. Elle luttait avec terreur. Puis elle s’évanouit. L’incendie se dissipa. Les bras de Graymes se refermèrent sur le vide.

— Non ! Reviens à moi ! Doria !

La fenêtre s’ouvrit toute grande, laissant une rafale de vent glacé s’engouffrer dans la pièce. Les chandeliers s’envolèrent et partirent se fracasser dans un coin. Les participants furent renversés de leurs sièges. Cédant à la panique, ils se ruèrent hors de la maison en hurlant.

Seul Graymes, debout sur la table, résistait aux éléments, face à la fenêtre ouverte. Défiguré par la rage et la douleur, il scrutait désespérément la nuit. Le vent retomba d’un coup. Tout redevint réel. C’était parti.

Le démonologue se pencha vers Appariteur et le secoua sans ménagement par les épaules. Du sang ruisselait des narines et des oreilles du médium. Il avait les yeux exorbités, ouverts sur des abîmes de terreur abjecte. Mais il était encore en vie. Graymes le saisit par le col.

— Qu’est-ce que tu as fait, ordure ? Qu’est-ce que tu as fait ?

Le spirite grimaça un rictus. Graymes le secoua de plus belle.

— Elle n’est pas retournée dans le Wannsha. Qu’est-elle devenue ?

— Vous… allez… souffrir, Graymes.

— Tu n’as pas conçu cela seul. Qui t’a payé ? Je vais t’arracher les yeux avec les dents, si tu ne parles pas !

Appariteur bredouilla des mots sans suite, puis sa tête retomba sur le côté. Il avait perdu connaissance. La brusque interruption de la transe l’avait secoué. Graymes le relâcha avec dégoût.

— Je te jure bien que ton tour viendra. À l’heure dite.

Dehors, des mouettes égarées dans la nuit déchirèrent le silence de leurs piaillements hallucinés.