CHAPITRE VIII
— Le Wannsha, l’Entre-Monde, est le passage obligé des esprits défunts, une sorte de no man’s land hors du temps, une dimension intermédiaire entre deux univers. De nombreuses religions l’évoquent, avec de notables divergences d’appréciation. Mais il est intéressant de noter que la plupart acceptent en général la réalité de son existence, même sous des vocables et des interprétations divers. Le Purgatoire, par exemple, n’est rien d’autre qu’une forme dénaturée de ce que les magiciens et occultistes appellent Wannsha. Pour ma part, je préfère utiliser ce terme.
« Cette contrée abrite les esprits incomplets, en attente d’une transformation supérieure. Ce qui reste de nous après que nous avons quitté nos misérables enveloppes charnelles.
« La grande majorité de ces esprits sont anodins, sans malice. Ceux que nous appelons « revenants » sont en fait dévoyés : un lien trop fort les rattache encore à notre monde. J’ai expliqué dans mon dernier cours que ce lien peut être psychologique, affectif ou matériel.
« Pour l’exorciste qui tente de mettre un terme aux nuisances d’un fantôme, il s’agit d’abord de trancher ce lien ou d’annihiler sa raison d’être. L’exemple le plus courant est le spectre d’un croyant dont le corps n’a pas eu de sépulture décente. Dans ce cas, bien évidemment, il s’agira de retrouver tout ou partie du cadavre et de se livrer au rite adéquat.
« Mais tous les fantômes n’ont pas des mobiles aussi simples, aussi anodins. Il existe autant de hantises que de revenants, et chacune demande à être traitée spécifiquement. Parfois, il convient de recourir au combat spirituel. La religion pouvait être d’une certaine utilité, autrefois. Mais ses effets tendent à disparaître. Seules certaines pratiques occultistes sont encore fiables.
« Les grands magiciens de l’Antiquité étaient à même de capturer des spectres dans certains pièges de leur fabrication, afin de les asservir. Ou les détruire. Ces « collets » sont parfaitement efficaces s’ils sont tendus dans un endroit où le pouvoir du sorcier est particulièrement fort… »
Un silence impressionnant régnait dans les travées de l’amphithéâtre. Les étudiants étaient comme fascinés. Graymes s’interrompit, les parcourut d’un regard circulaire. Il distingua au dernier rang une nouvelle venue qui semblait particulièrement intéressée. Dans la passion de son discours, il n’y prêta pas davantage attention. Tout juste s’il fut satisfait de constater que des étudiants, toujours plus nombreux, faisaient halte entre deux cours pour venir l’écouter. Il rajusta ses besicles sur son nez.
— Ces magiciens osaient aussi, parfois, pénétrer en territoire ennemi. Ils devenaient ombres à leur tour, en dissociant leur moi astral de leur moi physique. Ils tombaient dans un état de catalepsie proche de la mort, et ainsi parvenaient à explorer les rivages du Wannsha pour tenter d’y rappeler eux-mêmes l’esprit égaré. Ce voyage nécessite un rituel délicat et l’assistance d’un médium chargé d’aider le retour. Certains ne sont jamais revenus : cette méthode est dangereuse. Aussi n’y a-t-on recours que dans certains cas difficiles.
« Car le sort d’un exorciste vaincu dans ces conditions est effroyable : il reste à jamais prisonnier de son ennemi, et son esclavage, sa souffrance, n’ont pas de fin. »
Quelque part, une sonnerie retentit. Graymes cligna des yeux, comme s’il sortait d’un songe éveillé. Il frappa dans ses mains.
— Dehors. La suite au prochain numéro.
Puis il s’assit derrière son bureau, le regard perdu dans le vague, indifférent au chahut de la sortie. C’était la fin de la journée. Il était las. Son esprit était à tel point absorbé qu’il resta longtemps à sa place, songeur, même après que la lumière fut éteinte sur tout le campus. Il ne revint à lui que beaucoup plus tard.
La nuit était tombée. Il eut alors le sentiment confus de n’être pas seul. Il ôta ses besicles et scruta l’amphithéâtre maintenant plongé dans la pénombre. Une silhouette blanche était assise au dernier rang. Il se souvint l’avoir remarquée pendant le cours. La nouvelle. Elle n’avait pas bougé. Étrange… Il plissa les yeux. Un sentiment de terreur l’envahit quand il reconnut Doria.
— Shari-Dann…, lui renvoya un écho plaintif.
— Doria !
Il bondit à bas de l’estrade, se précipita parmi les travées. Mais si rapide qu’eût été sa réaction, il n’y avait plus personne quand il atteignit le dernier rang.
— Doria ! Doria ! appela-t-il.
— Shari-Dann ! Sauve-moi !
Il se rua dans le couloir désert. L’établissement était vide depuis longtemps. Hormis pour quelques plafonniers restés allumés, les étages étaient plongés dans la pénombre. Une porte claqua quelque part. Graymes courut jusqu’à une intersection. Il eut le temps de voir disparaître un pan de robe à l’angle du corridor qui menait au gymnase et s’élança à la poursuite de cette vision fugitive. Son grand pas résonnait étrangement entre les murs. Une plainte lointaine vint troubler le silence oppressant. Il bouscula les battants coupe-feu, se rua dans l’escalier…, atteignit la porte du gymnase. Elle était entrebâillée.
La salle était noyée dans l’obscurité.
L’occultiste s’avança sous les panneaux de basket, retenant son souffle. Il hésita. N’était-il pas en train de poursuivre une chimère née de son imagination ? Ne devenait-il pas fou ?
Un vent froid balaya son visage.
Il perçut un murmure dans la pénombre, un sanglot étouffé qui semblait provenir de la remise des accessoires, et traversa le terrain à toutes jambes. Ses semelles crissaient sur le parquet ciré. Il ouvrit la porte à toute volée. Mais il n’y avait personne dans le réduit. Il serra les mâchoires, partagé entre la colère et le désespoir.
— Doria ?
Un glissement, à l’autre bout de la salle. Il fit volte-face, juste à temps pour distinguer une silhouette vaporeuse qui se glissait hors du gymnase. Il se lança à sa poursuite. Plus d’hésitation. Elle était là. Tout près. À portée. Il devait la capturer, l’arracher à son sort terrifiant. En déboulant dans le corridor, il la vit qui s’enfuyait sous les pointillés de clarté des rares néons. Plus elle courait, plus il semblait que son corps blanchissait. Ses longs voiles flottants prirent subitement feu.
Graymes hurla, la suppliant de s’arrêter. Mais elle ne l’écoutait pas. Elle fonçait droit vers la fenêtre au fond du couloir. Une fumée épaisse s’échappait de sa chevelure. Elle n’était plus qu’une torche vivante. Son hurlement atroce ébranla les murs. Elle passa à travers la vitre. Une pluie d’éclats de verre se répandit de tous côtés. Graymes dut s’adosser au mur, vaincu par la souffrance. La vision de cette scène hideuse lui lacérait le cerveau.
Un rire strident, inhumain, crépita derrière lui. Il se retourna lentement.
— Je connais ce rire, murmura-t-il. Je le connais.
Les néons crépitèrent. À l’autre extrémité du couloir, une haute silhouette s’était matérialisée, enveloppée d’un ample manteau brun. Dans l’ombre du capuchon rabattu sur son visage brillaient deux yeux emplis de haine. Graymes sentit un froid mortel l’envahir, et aussi une rage immense, difficilement contenue.
— Legrand-Carthasis… Tu es revenu ?
— Pas aussi mort que tu le souhaiterais, n’est-ce pas ?
— Juste assez pour que j’aie encore le plaisir de t’ouvrir en deux, gronda le démonologue en s’apprêtant à fondre sur l’adversaire.
Mais à cet instant, la vision s’effaça. Il regarda autour de lui, déconcerté. Indécis.
— Ceci n’est qu’un début, Shari-Dann ! Rien qu’un aperçu de ce qui t’attend. Je veux que tu verses des larmes de sang.
Graymes tourna sur lui-même. Il n’arrivait pas à localiser précisément la voix. Au dernier moment, pourtant, il sentit une présence au-dessus de lui. Mais il était déjà trop tard. Un poing griffu le frappa en plein visage. Une douleur cuisante fendit sa joue. Il partit en tournoyant heurter le mur. Puis une force surhumaine le souleva de terre avant de le projeter à travers le corridor. Il ne dut qu’à son extraordinaire souplesse de ne pas se briser les os. Il roula sur lui-même et se remit aussitôt sur pied, puis s’essuya la pommette du dos de la main. Elle se retrouva rouge de sang.
— Je pourrais en finir avec toi tout de suite, annonça Legrand-Carthasis de l’endroit où le démonologue s’était tenu. Tu n’es pas armé pour affronter ce que je suis devenu. Mais ce ne serait pas amusant. Je tiens Doria Rankin. Quel délicieux otage. Elle m’est toute dévouée…
— Renvoie-la. C’est moi que tu veux.
— Non. Pas si simple. Je l’ai trouvée. Je la garde. Oui… Je vois la souffrance dans tes yeux… Tu verras. Ta mort sera lente. Et pénible. Infiniment pénible. Mais pas ici. Pas maintenant. Tu viendras là où je veux te conduire, auparavant.
— Je sais où te trouver.
— Tu crois ?
La forme se dissipa en une fumée blafarde.
— Tu peux y compter, gronda Graymes.
Le silence revint. La lumière cessa de clignoter. Graymes jeta un coup d’œil vers la fenêtre. Elle était intacte. Mais il n’avait pas rêvé. Sa joue saignait. Ses pires craintes se justifiaient. Il ne fallait pas perdre une minute. Il se rua hors du bâtiment et disparut dans la nuit.