CHAPITRE III
Morgan Smithson Appariteur descendit du taxi au coin de Park Avenue et de la 75e, soit trois cents mètres plus bas que son domicile. Pour d’obscures raisons qui tenaient à sa méfiance naturelle, il prenait toujours cette précaution, préférant accomplir le reste du chemin à pied, mêlé à la foule anonyme. Il craignait les suiveurs, C’était un personnage soucieux de discrétion, semblant vouloir compenser sa remarquable laideur par un sens inné de l’effacement.
En remontant l’avenue, il regardait par-dessus son épaule à intervalles réguliers, afin de s’assurer qu’aucun visage familier ne se trouvait dans son sillage. Il était extrêmement physionomiste. Dans sa jeunesse, cette faculté, et d’autres, lui avaient permis de se tailler une solide réputation comme attraction dans des cabarets de troisième catégorie.
Non pas qu’il se sentît épié ou menacé en permanence. Mais sa profession suscitait parfois des curiosités déplacées, ainsi que de solides inimitiés. Or il était très pointilleux sur tout ce qui se rapportait à sa vie privée. Certains de ses clients avaient eu la mauvaise idée de le faire suivre par des détectives ; ils l’avaient chèrement payé. Il n’était pas de ceux dont on peut troubler impunément la tranquillité.
Appariteur, quoique vénal, ne l’était pas au point de s’accommoder des imbéciles.
Il feignit de s’arrêter devant la vitrine d’un joaillier. Simple prétexte pour surprendre un éventuel espion. Mais à cette heure tardive, il ne passait plus guère de monde. L’animation se déportait plus au sud, dans Times Square rénové ou Broadway. Quand il fut absolument certain que nul n’avait suivi ses pas, il pressa l’allure et poussa la porte de son immeuble.
Le vigile en uniforme bleu installé derrière le comptoir lui souhaita le bonsoir. Le médium lui prêta à peine attention. Il était d’un abord froid et distant. Il boitilla jusqu’à l’ascenseur, et ne se sentit pleinement rassuré que lorsqu’il se retrouva seul chez lui, verrous tirés.
Bientôt, toutes les pièces furent inondées de lumière. Il n’aimait pas l’obscurité car, mieux que personne, il connaissait les dangers qu’elle pouvait recouvrer. Il vivait seul dans cet immense appartement au cœur de Manhattan. Il n’avait ni femme, ni amis dans cette partie de la ville. Ceux-là, il préférait les rencontrer dans sa tanière secrète, au fin fond du Bronx. Seule sa mère, autrefois, avait un temps partagé sa vie ici ; jusqu’à sa mort. Cette perte lui avait causé un grand chagrin, et depuis, il refusait d’habiter avec qui que ce fût.
Le spirite se servit un double scotch avec glace et se laissa tomber sur son canapé de cuir blanc, ridiculement vaste pour sa menue personne. Le décor high-tech de son intérieur ne laissait guère présumer de ses activités ténébreuses : moquette haute, mobilier noir, simple et fonctionnel, agrémenté de quelques bibelots d’art nègre, toiles modernes d’un goût douteux…
Appariteur accordait de l’importance aux biens matériels, sans doute parce qu’il avait connu un temps de vaches maigres, de cachetons misérables dans des cabarets miteux, avant de faire fructifier ses étonnants pouvoirs auprès de la jet-set. L’évocation des fantômes était un gagne-pain des plus rentables, et son statut de spirite mondain lui valait beaucoup de considération. Toutes ces vieilles rombières richissimes qui avaient l’impression de s’encanailler, d’ouvrir des portes secrètes lorsqu’elles venaient lui demander, l’implorer parfois, de ressusciter pour quelques minutes un être aimé… Oui, Appariteur leur faisait payer chèrement ces caprices.
Il savourait avec une certaine cruauté le goût de la revanche sociale.
Ce jour-là, il s’était accordé un congé.
La séance de la veille, chez cette comtesse déplumée et criblée de dettes, l’avait éreinté. L’esprit du « cher Charles », quoique anodin, aurait pu lui jouer des tours, s’il n’y avait pris garde. Il fallait constamment se méfier de ces esprits ordinaires. Il en était d’eux comme de certains animaux dressés : en apparence soumis, indolents, familiers même, ils guettaient secrètement la première faiblesse, la moindre inattention du dompteur pour refermer leurs mâchoires sur lui. Il fallait du sang-froid, de la maîtrise, ne jamais se laisser aller à la facilité, à la routine. Car le danger guettait à chaque instant.
Appariteur jeta son mouchoir taché de sang sur la table basse. Au même instant, il crut entendre un bruit à l’autre bout de l’appartement, comme un glissement furtif… Il se leva d’un bond, laissant échapper son verre, dont le contenu se répandit sur la moquette.
— Qui est là ?
Il avait soudain l’impression de n’être plus seul. Néanmoins, il prit son courage à deux mains et s’aventura dans le corridor. Les tentures frissonnaient d’un souffle d’air inexpliqué. Un cambrioleur. Ce ne pouvait être qu’un cambrioleur…
— Qui est là ? répéta-t-il, tremblant.
Aucune réponse. La porte était verrouillée. Par acquit de conscience, il jeta un coup d’œil sur le palier. Mais il n’y avait personne. Il referma à double tour. L’impression s’était dissipée, à présent. Curieux. Appariteur mit cela sur le compte du surmenage. Pourtant, un détail le fit tressaillir. Une enveloppe était posée sur le guéridon de l’entrée. Il ne l’avait jamais vue auparavant. Sa gorge se dessécha. Le courrier était remis en mains propres par le gardien. Impossible que… Il déchira l’enveloppe. L’écriture était ample et griffue.
Cher Appariteur,
Je désire organiser certaine séance, bientôt.
J’ai besoin de votre concours.
Je suis prêt pour cela à vous octroyer un million de dollars en or.
Venez cette nuit même, chez moi, à l’adresse qui figure au dos.
Le spirite pâlit. En toute autre circonstance, il aurait jeté cette missive au panier, en maudissant ce damné vigile d’avoir laissé monter un visiteur sans même prendre le soin de vérifier son identité. Mais il flottait dans l’air un parfum d’étrangeté qui le terrifiait. Cette lettre était arrivée ici par des voies bien trop mystérieuses. Il la relut plus calmement. Un million de dollars-or. Une sacrée somme. Et cela n’avait pas l’air d’un canular. Un frisson le parcourut des pieds à la tête.
Il retourna dans le living et décrocha son téléphone. Au bout du fil retentit la voix grave et déférente du vigile.
— Appartement 227. Avez-vous laissé monter quelqu’un chez moi, il y a quelques instants ?
— Non, monsieur. Il n’est venu personne.
— Vous êtes sûr ?
— Absolument sûr, monsieur. Un problème, monsieur ?
— N… non. Appelez-moi un taxi.
— Bien, monsieur.
*
* *
Située à la pointe ouest de Fire Island, à une heure de New York par la route, la résidence émergeait difficilement d’un marécage brumeux, aux abords plantés de massifs aussi griffus qu’inquiétants. Fire Island, l’atoll aux portes de la mégapole, ses cinquante kilomètres de plages, ses marinas, ses bungalows sur pilotis… La description du prospectus touristique cadrait mal avec le paysage sauvage, presque primitif, qu’Appariteur découvrait à présent.
Le taxi stoppa devant une grille noire surchargée de mascarons grimaçants. Le spirite descendit.
— Attendez-moi ici, demanda-t-il.
Le chauffeur jeta un coup d’œil inquiet en direction de la maison, pas vraiment réjoui de s’attarder dans ces sinistres parages. Il discuta pour obtenir un supplément, qu’Appariteur finit par lui consentir avant de se glisser dans l’entrebâillement du portail. À la faveur des phares, il put suivre une allée longeant un marais gras, nauséabond. Des serpents de brume rampaient à la surface de l’eau. L’endroit semblait abandonné.
La demeure lui apparut dans son entier au détour d’une haie qui n’avait pas connu l’honneur du sécateur depuis des lunes. Elle était sombre, solitaire, et son architecture sans grâce évoquait quelque lieu de culte abâtardi. Elle se fondait en outre dans les broussailles, tel un animal étrange cherchant à dissimuler aux yeux du monde quelque tare inavouable.
Tout y sentait le silence, l’inhabité. Pourtant, il ne pouvait y avoir d’erreur. L’adresse était bien celle inscrite sur la mystérieuse missive.
Appariteur s’approcha du seuil, non sans une certaine appréhension. Il n’eut pas à sonner. La porte s’ouvrit d’elle-même, avec un grincement intimidant. Il se glissa dans un vaste hall. Les murs étaient sombres et nus, le plafond bas strié de madriers. Une imposante couche de poussière recouvrait tout, éclaircie en certains endroits ce qui prouvait qu’il y avait eu des meubles ici, et donc un occupant. Mais pour l’heure, aucune présence n’était perceptible.
Appariteur aperçut sur sa gauche une lumière orangée qui semblait irriguer une aile de la maison. Il s’aventura de ce côté. D’imposants trépieds de bronze chargés de chandelles balisaient un couloir interminable, au bout duquel il déboucha enfin dans une pièce qui avait dû servir de bibliothèque. Pour l’heure, elle n’était cependant occupée que par une table ancienne, assez longue pour accueillir un banquet. Un homme était assis à son extrémité, ou du moins ce qui semblait un homme pour le peu qu’on en distinguait. Ses mains cireuses reposaient sur les accoudoirs de son fauteuil.
Quelque part, une horloge sonna trois heures. Le creux de la nuit, l’heure par excellence propice aux esprits de toutes sortes.
— Bonsoir, Appariteur, dit le personnage d’une voix grave, vaguement ironique. Je savais que vous viendriez…
Le médium frémit. Son corps s’engourdit, lui refusant tout service. Il connaissait bien cette sensation. C’était la peur qui d’ordinaire précédait une transe.
— Qui êtes-vous ? interrogea-t-il d’une voix mal assurée.
— Je ne vous veux aucun mal, lui fut-il répondu. Au contraire. Nous avons à parler affaires.
Appariteur cligna des yeux. L’homme se pencha légèrement en avant dans la lueur trouble des bougies, comme pour mieux guetter sa réponse, sans que cela révélât pour autant le moindre trait de son visage. Pourtant, le médium eut le sentiment qu’il était d’une laideur repoussante.
— Vous ne souhaitez pas vous faire connaître ?
— Mon nom n’a pas d’importance. Appariteur garda le silence. Quelque chose le troublait chez son interlocuteur.
— Je suis prêt à vous offrir beaucoup d’argent…
— Comment avez-vous pu déposer la lettre chez moi ?
— J’ai mes entrées. Où je le désire.
L’inconnu poussa devant lui un volumineux sac en cuir dont le contenu tinta de façon explicite.
— Si vous me servez, vous n’aurez plus à transpirer du sang de votre vie.
L’argument toucha la corde sensible du spirite. Il loucha en direction du sac.
— En échange, poursuivit son mystérieux compagnon, je souhaite que vous fassiez quelque chose pour moi. Je me suis laissé dire que vous pouviez évoquer n’importe quel esprit défunt. Et aussi que vous pouviez faire hanter n’importe qui. Pourvu qu’on y mette le prix.
Appariteur dansa d’un pied sur l’autre. Il avait froid, maintenant. Et peur, aussi. Ses yeux s’accoutumant à la pénombre, il commençait à mieux voir la forme spectrale à l’autre extrémité de la table. Ce devait être un homme de haute taille. Ses yeux blancs brillaient telles des gemmes, dans l’ombre. Seules ses lèvres apparaissaient clairement, par instants, à la faveur d’un rayon de lune intermittent ; des lèvres craquelées, d’une blancheur de farine, qui remuaient imperceptiblement tandis qu’il parlait. Son menton pointu, couturé de cicatrices, laissait mal augurer de sa beauté physique.
— J’ai cette réputation, admit le spirite.
— Vous êtes trop modeste. Je suis au courant de la façon dont vous faites payer vos débiteurs. On raconte que vous les faites hanter jusqu’à ce qu’ils paient… ou deviennent fous !
— Je ne vis pas à crédit.
L’inconnu laissa échapper un petit rire.
— Bonne réponse. Oui, bonne réponse.
Appariteur se permit de rire aussi, discrètement.
— Je suppose que vous n’êtes pas très regardant sur les mobiles de votre clientèle…
Le petit homme se racla la gorge.
— Eh bien… je ne suis qu’un médiateur. Les gens me paient pour que j’évoque un esprit particulier. Que ce soit celui d’un être aimé ou d’un ennemi. En somme, leurs motifs m’importent peu. Qu’ils veuillent lui poser certaines questions ou s’offrir une simple illusion, c’est leur affaire.
— N’importe quel esprit ?
— Cela dépend. Rien n’est impossible, bien sûr, mais je rencontre certaines difficultés si la personne est morte depuis trop longtemps ou si les conditions du décès ont été particulières : mort violente, suicide ou autre. Je demande un supplément dans ces cas-là. Le risque est plus grand.
— C’est correct.
— Le nom de l’esprit ne doit jamais être prononcé avant que l’apparition n’ait lieu.
— Je sais.
— Bien. Vous semblez très au fait de ces détails. Cela facilitera grandement mon travail. Je suis à vos ordres. Qui souhaitez-vous que j’appelle ? Et qui souhaitez-vous faire hanter ?
— Je souhaite que vous appeliez une femme. Un esprit tout simple qui habitait jadis le corps d’une personne très ordinaire. Vous l’évoquerez, puis vous ferez en sorte qu’elle ne puisse retourner d’où elle vient. Aussi longtemps que bon me semblera.
Appariteur sentit sa gorge se serrer. Tant de haine, de rage contenues avaient affleuré derrière ces paroles anodines, que cela tempéra quelque peu son enthousiasme. Mieux valait ne pas s’attirer l’inimitié d’un être capable d’une telle rancœur.
— Vous êtes le maître. Mais pour réussir une hantise, mieux vaut disposer d’une attache puissante qui retienne l’esprit…
— C’est très juste. Je dispose de cette attache. Je vous la confie.
L’homme posa devant lui un coffret brun, dont la laque ternie trahissait l’ancienneté. Il en ouvrit le couvercle. Une valse triste monta dans le silence.
— Une boîte à musique ?
— Vous avez deviné. C’est l’attache qui nous assurera tous deux de la réussite de notre tâche. Toutefois, qu’une chose soit claire. C’est moi qui prendrai le spectre sous mon contrôle.
— Mais…
— Vous ne m’en croyez pas capable ?
— Vous devez savoir ce que vous faites.
— En effet. Un million de dollars. Une moitié avant. L’autre après, si je suis content de vos services.
Appariteur déglutit avec peine :
— Puisque nous disposons d’une attache, la chose peut se réaliser. Je suppose que vous avez vos raisons. C’est d’accord.
Le spirite n’avait pas envie de réfléchir aux conséquences de ce pacte. Le chiffre faramineux dansait devant ses yeux. Il ne voulait rien voir d’autre. À l’autre bout de la table, l’ombre le scrutait, cherchant à déceler son degré de dévouement.
— J’aurai seulement besoin de connaître un minimum de détails sur cette femme.
— Vous les aurez. En temps utile.
— Quand l’évocation devra-t-elle avoir lieu ?
— Ici même, dans quelques jours. Vous en serez le seul organisateur. Mais invitez quelques personnes, afin que cela ne paraisse pas suspect. Je ne pose qu’une seule condition : un certain individu devra être présent. Je vous tiendrais pour responsable s’il n’assistait pas à la séance.
— De qui s’agit-il ?
— Du docteur Ebenezer Graymes.
Appariteur ne put retenir une exclamation médusée.
— Je vois que ce nom ne vous est pas inconnu ?
— Ebenezer Graymes ? Vous voulez le hanter ? Mais c’est un Commandeur !
— En effet. Vous avez peur ?
— Je… Non, il ne s’agit pas de cela. Mais il pratique couramment l’exorcisme. Dernièrement, il a même chassé un fantôme que j’avais placé chez une famille qui… Il est dur, sans âme. On dit qu’il combat les pires démons, et même qu’il est un démon !
Le personnage partit d’un petit rire grinçant.
— Possible, oui. Mais il ne pourra rien contre cette femme. Rien. Qu’il assiste à la séance…
— Il se méfiera.
— Il est curieux de nature. Et puis, après tout, c’est votre affaire. Montrez votre habileté. Il devra être là. Je vous laisse carte blanche.
Appariteur se racla la gorge. Il commençait à entrevoir les difficultés de l’entreprise. Mais il était trop tard pour renoncer.
— Quand me donnerez-vous le nom de cette femme ?
— Vous le saurez. Bientôt.
La vue d’Appariteur se brouilla soudain. La tête lui tourna. Il voulut lutter contre la torpeur qui s’emparait de lui peu à peu ; en vain. Un frisson d’air glacé le paralysa. Entre ses cils tremblants, il crut voir son étrange commanditaire se dissoudre dans l’obscurité. Puis il tomba la tête en avant.
Quand le spirite reprit connaissance, un jour timide inondait la pièce. Aucun bruit n’était perceptible dans la maison. Il avait un mal de crâne épouvantable. Il se redressa. Ce ne pouvait être qu’un cauchemar. Il avait forcément rêvé cette apparition. Il se frotta les yeux. Il n’y avait pas de fauteuil à l’autre extrémité de la table. Mais le sac d’or était bien là, lui, à portée de sa main. Et aussi la boîte à musique. Sur son couvercle, un nom était gravé en lettres d’or.
DORIA RANKIN.