CHAPITRE VII

La valse s’égrenait au ralenti, presque couverte par le murmure du vent dans les branches. Mais ils n’en cessaient pas pour autant de tourner, lentement, sous l’ombre protectrice du grand arbre penché, le regard éperdu, noyé dans celui de l’autre. Hors du temps. Le soleil couchant jouait dans les cheveux de Doria et nimbait son visage d’une clarté dorée. Elle rejeta gracieusement la tête en arrière, les yeux mi-clos, un sourire aux lèvres, se laissant emporter par la musique mourante.

Elle se gorgeait de ces instants de bonheur comme d’une liqueur rare. Elle riait gaiement, trop fort, en entourant le cou de son cavalier des deux bras. Et lui buvait ce rire, cet éclat magique dans ses yeux, cette moue sur ses lèvres pâles, tout en la serrant plus étroitement contre lui. Soudain, il cessa de tourner. Il ne riait plus depuis un long moment. Sa physionomie exprimait quelque chose de nouveau, une gravité inconnue.

— Oh, Shari-Dann ! Danse encore, ne t’arrête pas !

Mais il n’obéit pas à cette injonction joueuse. Aussi cessa-t-elle de tournoyer autour de lui telle une feuille d’automne. Son rire s’éteignit dans un murmure. Elle le fixa avec intensité.

— Ne dis rien. Je sais. Tais-toi.

Il l’attira contre lui, captura ses lèvres dans un baiser savoureux, comme il aurait cueilli une étoile au cœur de la nuit. Les ténèbres qui pesaient sur sa conscience lui semblèrent alors moins lourdes à supporter.

— Shari-Dann…

Elle répéta son nom, encore et encore. Et ce fut comme si la lumière grandissait.

— Ne m’appelle pas ainsi, dit-il pourtant.

— Tu as peur ?

— Je ne désire pas être cela pour toi.

— Ce nom te va bien. « Prince de la Nuit ». Oui, cela te va bien…

— C’est une langue maudite. Tu ne dois pas l’utiliser.

— Tu ne pourrais pas m’en empêcher. Même si tu voulais. Shari-Dann…

Elle était telle une enfant. Il la contempla comme il n’avait jamais contemplé nulle chose, nul être humain.

— Cela sonne si doucement sur tes lèvres. Aurais-tu le pouvoir de dissiper les maléfices ?

— Je n’ai aucun pouvoir, tu le sais bien.

— Je crois que si.

— Il n’y a aucun maléfice en toi.

Il sourit de sa naïveté.

— Tu ne sais pas tout de moi. Je ne suis pas… enfin pas…

— Comme les autres ? Est-ce que je t’aimerais autant si tu n’étais pas différent ? Shari-Dann… C’est un beau nom et il te va bien. Dis-moi qu’aucune autre femme ne t’appellera ainsi…

— Il n’y aura pas d’autre femme après toi. Jamais.

— Il y aura d’autres femmes, beaucoup, après moi.

Quelque chose se voila dans le regard de la jeune fille. Une mélancolie diffuse traversa son sourire. Et lui pressentit confusément qu’elle avait raison, bien que tout son être refusât cette prémonition. La musique s’était éteinte depuis longtemps, son dernier soupir dissipé par le vent.

— Remettons la valse. J’aime tant cette musique. Et aussi danser avec toi. Ici, sous l’arbre.

Il l’embrassa de nouveau, à l’ombre des feuillages dorés. Il savait que nul ne pouvait les voir, car il avait protégé cet endroit d’un vieil enchantement. L’arbre lui appartenait. Quand Doria se libéra de son étreinte, le crépuscule tombait. Elle lissa sa robe et ôta les brindilles dans ses cheveux. Comme elle se penchait pour réactiver le mécanisme de la boîte à musique, une voix monta du ravin :

— Doria ! Doria ! Je sais que tu es par là !

Un homme gravissait la pente à grandes enjambées, un chapeau dans une main, un fouet dans l’autre. Il s’arrêtait parfois pour essuyer la sueur à son front et jetait alentour des regards furibonds.

— Ne sors pas de l’ombre, Doria, avertit le jeune homme. Il ne peut pas nous voir, là où nous sommes.

— Voyons, Ben, c’est mon père. Il me cherche. Je ne peux pas…

— Ne sors pas de l’ombre, répéta-t-il en songeant que cette fois, elle l’avait appelé par son nom de mortel.

Elle ne l’écouta pas et franchit le cercle des ténèbres protectrices. Puis elle courut au-devant de l’arrivant en agitant la main.

— Père, nous sommes ici ! Ici !

Instinctivement, Ebenezer Graymes recula d’un pas. Le vieux Rankin atteignit le haut de la pente. Son regard coléreux alla de l’arbre à sa fille.

— Tu es encore avec ce bâtard ! gronda-t-il. Je t’avais pourtant interdit de le revoir !

— Nous ne faisions rien de mal. Nous dansions !

— Ici ! Dans le noir ?

Écartant sa fille de son chemin, il marcha vers Graymes, le fouet levé. Mais sitôt qu’il fut entré dans l’ombre de l’arbre penché, un froid pénétrant le figea. Il se mit à grelotter. C’était comme si l’obscurité était vivante et l’enserrait progressivement dans une toile invisible mais mortelle. Il dévisagea le grand adolescent maigre avec un dégoût mêlé de terreur. Lui le fixait avec un mauvais sourire.

— Bien sûr, c’est toi, démon. Tu as les yeux qui brillent dans le noir… Tu as envoûté cette pauvre gamine, hein ? Démon… Tu n’es qu’une saleté de démon ! cracha Rankin en titubant hors du cercle d’ombre.

Doria s’élança pour lui porter secours, mais il la chassa. Il se tenait penché en avant, et l’air semblait lui manquer. Doria jeta un coup d’œil vers son ami puis s’enfuit en courant, la boîte à musique serrée sous un bras ; son père lui emboîta le pas.

Ebenezer les observa tandis qu’ils s’éloignaient dans le crépuscule, en direction de la ferme nichée près de la rivière qu’assaillaient déjà les brumes. Seul, au pied de l’arbre, il cueillit un brin d’herbe et se le ficha au coin de la bouche, cherchant à ravaler la haine qui lui mordait les entrailles, le désir de meurtre qui embrasait son être secret.

La nuit recouvrit la campagne. Les heures défilèrent, ponctuées au loin par le son répugnant d’un clocher solitaire. Tandis que Ben marmonnait sa rage en une langue inconnue de ce monde. Plus tard, les étoiles se perchèrent dans l’arbre immense de la nuit et il s’assoupit. Il rêva qu’il s’envolait sur l’aile de grands oiseaux noirs, Doria entre les bras…

*
* *

Les grands oiseaux noirs n’étaient jamais venus.

Cette nuit encore, il était seul, comme autrefois, observant la lune qui se reflétait à la surface du fleuve. Seul, enveloppé de son manteau noir, le visage balayé par le vent glacé. Tant d’années avaient passé. Tant de lunes semblables à celle-ci, blafardes et moroses. Et toujours cette même rage au cœur, cette même amertume, jamais apaisées.

Qui avait pu ranimer ce qui n’était plus que cendres dans son souvenir ? Qui avait pu ressusciter ce cauchemar d’autrefois ? Appariteur ? Il n’était qu’un comparse, un instrument manipulé par un esprit supérieur. Il n’avait pas conçu ce piège lui-même. Non, c’était quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui savait, qui avait eu connaissance par quelque magie de l’existence de Doria Rankin et s’en servait comme d’un instrument de vengeance contre lui.

Graymes avait le sentiment que la séance de ce soir n’était qu’un prélude à des événements pires encore. De sombres pressentiments rongeaient son cœur tandis qu’il remontait la rive en direction de son repaire, silhouette ténébreuse dans la lueur incertaine de la nuit finissante. Déjà, le vent fraîchissait, annonçant l’imminence de l’aube.

Son pas solitaire résonna dans la grande maison vide, hantée par le spectre de souvenirs obsédants. Il traversa les interminables couloirs, les hautes pièces vides sculptées de bas-reliefs, et les portes derrière lui se refermaient seules. Il s’arrêta enfin dans un salon ovale, dont le plancher était couvert de figures grossières qu’on eût dites pyrogravées par un ongle démoniaque. Après s’être placé au centre d’une rosace, le démonologue respira profondément. Un courant d’air polaire s’insinua dans la pièce et souleva les pans de son macfarlane. Il tira son épée, la planta férocement au cœur de la figure. Quelques gouttes de sang suintèrent du plancher. L’air s’emplit d’un bruissement métallique.

— Arns dwallix mehomdiam ! Maître, je vous invoque ! L’ombre est sur moi. Elle est sur vous aussi.

Une frange de brume se matérialisa à la périphérie de la rosace. Elle se modela rapidement jusqu’à ressembler à une forme humaine, évoquant l’aspect d’un vieillard vêtu d’oripeaux sombres, au visage plein de sagesse, aux yeux clairs et pénétrants.

— Voilà une puissante invocation, apprécia John Neery. Que me veux-tu, Ebenezer Graymes ? N’es-tu pas un Commandeur ? Le tuteur n’a plus d’utilité quand l’arbre est devenu fort.

— Il n’est plus temps pour les paraboles. Aide-moi.

— Détresse gît au fond de toi depuis toujours. Cela, je le sais. Vieux tourment, oui. Mais je ne peux t’être d’aucune aide.

— J’envie ton sort, vieux maître. Le sort des ombres retirées du monde réel. Combien de temps devrai-je encore attendre mon tour ?

La forme blanchâtre sembla secouée d’un petit rire.

— Est-ce que je sais ?

— Pourquoi ris-tu ? gronda Graymes, maussade.

— Veux-tu renier l’Enseignement, Ebenezer ? Trouves-tu la voie trop difficile ? Tu peux renoncer. Céder ta charge. Et partir. D’autres se présenteront pour te succéder, ou peut-être pas. Mais après tout, cela doit t’indifférer.

Graymes ricana.

— Je ne suis plus un enfant. N’essaie pas de m’avoir avec tes vieilles astuces. Qu’est-ce que tu imagines ? Quand je te parle, c’est à moi-même que je m’adresse… Est-ce qu’il me serait impossible de me parler à voix haute ? Mais à qui pourrais-je me confier, sinon à l’esprit de mon vieux maître ? Je n’ai ni terre, ni femme, ni enfants, ni amis. J’ai l’impression d’avancer dans un désert.

— Je sais tout cela. Déjà.

Graymes baissa les yeux.

— Existe-t-il une réponse ?

— Il existe une réponse à toute chose. Mais ce n’est pas moi qui pourrai te l’apporter.

— Peux-tu voir au-delà des ombres ?

— Je le puis.

— J’ai le sentiment que le Wannsha laisse échapper ses proies, ces derniers temps.

— Mouvements il y a. Proches de toi. Mais je n’en perçois pas le sens. Toi seul…

— Doria Rankin.

— La bien-aimée ? Oui, je me souviens. Ne t’avais-je pas prévenu contre cette imprudence, jadis ? À aucune humaine tu ne dois t’attacher, ou tu souffriras cruellement.

— J’étais bien jeune.

— Et bien naïf aussi.

— Doria a été invoquée, et quelqu’un en a profité pour s’emparer d’elle. Elle est sa prisonnière…

— Qui ?

— Je n’ai pas de certitude. Seulement des soupçons.

— Tu es de taille à affronter tes ennemis.

— Cette fois, c’est différent. L’exorcisme ne sera pas si simple. Je devrai peut-être aller dans le Wannsha.

— Un Commandeur ne doit pas aller dans le Wannsha. Hors de sa juridiction. Ses pouvoirs n’ont pas prise sur ce monde. Il serait nu et désarmé face aux esprits. Il risquerait un sort pire que toutes les morts. Ne t’y hasarde pas.

— Je sais cela aussi, répondit Graymes avec une pointe d’agacement.

— Prends garde, Ebenezer. Dangereuses sont les voies sombres. Dangereuses pour toi. Fils d’Archonte.

— Je crache sur les voies sombres. Et sur tout le reste. Ta science est épuisée, maître. Tu ne peux plus m’être d’aucun secours, à présent.

Graymes referma ses doigts maigres sur le pommeau scintillant de l’épée et retira sèchement la lame du sol. La vision brumeuse s’évanouit aussitôt. Un grondement sourd parcourut les entrailles de la maison.