CINQ
L’air dans la salle
d’opération octogonale était si froid que l’haleine de ses
occupants formait des petits nuages de vapeur. Les deux êtres
chargés de la procédure se déplaçaient avec une grâce infinie dans
la pénombre de la chambre. L’éclairage était faible car les yeux du
chirurgien n’étaient pas
habitués à une trop forte luminosité. De toute façon, chacun
reconnaissait qu’il travaillait mieux dans l’obscurité presque
totale.
Une table d’autopsie en métal fixée au sol par des rivets trônait au centre de la pièce, entourée d’engins étranges garnis de lames de scalpels, de scies et de longues aiguilles. Le troisième occupant de la chambre, un être humain, était allongé nu sur la table froide. Il n’était retenu par aucune entrave, car le chirurgien avait besoin que le corps du sujet conserve une liberté de mouvement totale pour travailler, d’autant que l’anesthésie l’empêcherait de trop bouger.
Le chirurgien avait en effet administré un dosage extrêmement précis afin d’immobiliser le sujet sans pour autant l’empêcher de ressentir ce qui allait lui arriver.
Car où était l’art si celui qu’on honorait ainsi ne pouvait rien sentir ?
Le chirurgien portait
une blouse rouge dénuée de tout ornement. Il enfila des gants en
caoutchouc qui montaient jusqu’à ses coudes et se terminaient à
chaque doigt par des scalpels délicats ou d’autres instruments
chirurgicaux. Son assistante regardait ces préparatifs fastidieux
depuis la pénombre,
partagée entre le respect et un sentiment d’ennui profond.
Elle avait eu le loisir d’admirer les talents du chirurgien à de nombreuses reprises, et bien qu’il puisse accomplir de véritables merveilles, elle était davantage intéressée par ses propres plaisirs. Le chirurgien lui adressa un signe de tête et elle se dirigea vers la table sur la pointe des pieds, entièrement nue, un sourire vicieux sur ses lèvres écarlates.
Elle s’agrippa à un des bords de la table et hissa les jambes à l’horizontale, les écartant jusqu’à être complètement au-dessus de la table. Elle marcha sur les mains jusqu’au niveau de l’humain et se propulsa dans les airs pour le chevaucher en retombant.
Elle vit dans ses yeux la peur de l’opération et sourit intérieurement. Seule la peur l’excitait. Mais son excitation était mêlée de répulsion à l’idée que ce singe humain pense qu’elle, qui avait appris les mille et neuf plaisirs des ténèbres, puisse effectivement apprécier tout cela. Une partie d’elle se haïssait alors qu’elle se rendait compte qu’effectivement elle aimait ça, et dut se forcer à réprimer l’envie de plonger ses griffes enduites de venin dans les yeux de l’humain pour en arracher son esprit brisé. Elle eut un frisson, que l’homme prit pour de la jouissance, et elle se pencha en avant, passant la langue sur son torse et sentant la peau frémir à son contact. Elle atteignit son cou et mordilla délicatement la peau, ses dents acérées pénétrant la peau sans effort. Elle sentit sur sa langue le goût amer de son sang impur.
Il gémit alors que la bouche quittait son cou pour se diriger vers son visage, déposant des baisers doux comme des rasoirs le long de sa mâchoire. Elle traçait le contour de ses côtes de ses ongles longs et rouges, sans se soucier des sillons empoisonnés qu’elle y creusait. Ses cuisses resserrèrent leur étreinte autour des hanches de l’humain et elle sut qu’il était prêt. Le sang courait rapidement dans ses veines putrides.
Elle regarda par-dessus son épaule et fit un signe de tête à l’adresse du chirurgien. Même si l’humain ne pouvait pas bouger, elle sentit la terreur qui l’envahissait. La femme se dégagea et fit un bon empli de grâce au-dessus de sa tête pour atterrir derrière la table, laissant tomber des gouttes de sang sur le sol. Le chirurgien pressa le premier de ses doigts garnis de lames sur le ventre de l’homme. Il l’incisa d’une main experte, écartant la peau et les muscles comme les pelures d’un oignon.
Le chirurgien travailla trois heures durant, dépliant avec dextérité chaque centimètre carré de l’anatomie de son patient jusqu’à ce qu’il atteigne les os, ouvrant l’un après l’autre la chair et les organes pour en faire de grotesques rubans ensanglantés. Comme il serait facile de continuer jusqu’à son crâne pour atteindre son cerveau et n’en faire qu’un squelette grimaçant ! La tentation était grande, certes, mais il résista, ne sachant que trop bien quels raffinements lui infligerait Kesharq si son précieux kyerzak mourait trop tôt.
Une machine étrange garnie de tubes, de cuves et de bouteilles emplies de sang l’entourait pendant toute l’opération pour approvisionner sans cesse ce cadavre vivant en fluides conservateurs. Une autre machine, semblable à un abominable gibet hérissé de piques s’éleva automatiquement au-dessus de la table. Elle soutenait un organisme luisant qui ressemblait à un énorme scarabée et dont le corps entier était parcouru d’un pouls hideux. De fines aiguilles de chitine noire jaillissaient de son ventre distendu pour travailler sur chaque morceau de chair. Agissant trop rapidement pour que ses mouvements soient visibles à l’œil nu, les aiguilles retiraient des tissus malades de chaque organe, de chaque lambeau de muscle, pour les remplacer par des filaments translucides.
Dès que la créature aveugle avait fini de traiter un segment de chair, le chirurgien la remettait délicatement en place sur le corps du patient, jusqu’à ce que le corps fût à nouveau assemblé.
Seule la tête avait été épargnée durant la procédure, et la bouche de l’homme s’était figée en un hurlement silencieux de terreur et de dégoût. Le gibet hérissé de rasoirs amena la créature au niveau du visage de l’homme, son bas-ventre charnu ondulant contre sa peau. Les aiguilles noires jaillirent une nouvelle fois pour se glisser dans les joues de l’homme et s’introduire dans le crâne par son nez, sa bouche, ses oreilles et ses yeux. Une douleur sans nom se fraya un chemin jusqu’à son cerveau alors que chaque nerf et chaque vaisseau sanguin étaient retirée et remplacés.
L’opération touchait à son terme. L’organisme désormais bouffi fut retiré du visage de l’humain et déposé sur un plateau en métal placé au bout de la table. Le chirurgien prit une scie à la lame étroite tandis que la créature était saisie de convulsion et que sa carapace noire prenait une teinte brune nécrosée. Avant qu’elle ne pourrisse complètement, le chirurgien incisa le thorax pour en extirper un sac jaunâtre et dégoulinant d’humeurs. Les œufs qu’il contenait serviraient à produire un nouvel organisme pour la prochaine séance.
Le chirurgien adressa un signe de tête à la femme nue, qui revint vers la table et aida l’homme à s’asseoir. Ses mouvements étaient lents et maladroits, mais elle savait que c’était temporaire. Il récupéra ses vêtements et plaça d’un air las une pelisse de velours bleu aux coutures d’argent sur ses épaules avant de ramasser sa canne d’ébène et de se diriger péniblement vers la porte de la chambre.
— Eh bien, tu viens ? dit-il sèchement, sans même prendre la peine de se retourner.
Elle pencha légèrement la tête de côté. Ses traits d’une beauté venimeuse affichaient un mépris total pour l’humain. Celui-ci se retourna pour lui faire face, comme s’il pouvait sentir la haine qu’elle éprouvait à son égard.
Il plongea ses yeux dans les siens, la haine le disputant à l’excitation dans son regard. Elle vit à son expression qu’il avait beaucoup souffert aujourd’hui et elle s’en réjouit. Elle se dit qu’il faudrait au moins employer six des mille et neuf plaisirs des ténèbres pour l’apaiser, cette fois-ci.
Quel dommage que les humains fussent si limités dans leur compréhension de tels principes !