UN
Le 41e millénaire…
Les dix-huit cavaliers cheminaient le long du torrent gelé, leurs chevaux avançant avec prudence sur le sol rendu glissant par le givre. En dépit de cette avance prudente et du troupeau d’une centaine de grox qu’ils escortaient, Gedrik savait qu’ils progressaient à un bon rythme.
Il se retourna sur sa selle, pour s’assurer que le troupeau restait bien groupé.
Gedrik était grand,
svelte et élancé. Il était emmitouflé dans une longue cape usée par
les intempéries mais toujours bien entretenue, et portait un
pantalon de cuir rembourré à l’intérieur des cuisses ainsi que des
bottes
fourrées. Sa tête était coiffée d’un épais colback en cuir et en
fourrure et son visage était protégé du froid mordant de la
montagne par une écharpe nouée solidement.
Le plaid vert si commun sur Caernus IV, la planète natale de Gedrik, était négligemment fixé à son torse, ses extrémités déchirées recouvrant la poignée tissée de son épée. Il portait également une dague dissimulée dans sa botte gauche. Ces deux armes avaient été forgées de ses mains six ans plus tôt, mais elles étaient aussi acérées qu’au premier jour. Mallein, le prêcheur, lui avait enseigné leur maniement et il s’était révélé un excellent élève, puisque personne dans les quatre vallées ne pouvait le vaincre en combat singulier.
Pour compléter son arsenal, Gedrik était armé d’un fusil à verrou rudimentaire, qu’il portait à l’épaule. Il savait qu’il serait bientôt à la maison. Il lui tardait de se blottir devant un bon feu et d’étreindre son épouse Maeren.
Cette dernière semaine passée dans les montagnes pour rassembler les bêtes qu’ils allaient tuer avait été particulièrement éprouvante, comme si le vent et la neige avaient conspiré pour punir les humains qui avaient osé défier l’hiver.
Mais ils seraient chez eux sous peu et Gedrik pouvait presque sentir le goût du steak que Maeren préparerait lorsque Gohbar aurait commencé à abattre le troupeau.
Il entendit derrière lui un juron réprimé et se retourna pour voir quelle en était la cause. Il sourit avec malice quand il vit son cousin Faergus chevaucher pour le rattraper. « Chevaucher » était d’ailleurs un terme par trop flatteur pour qualifier le comportement pour le moins erratique de Faergus sur une selle.
Avec ses larges épaules et son cou épais, le cousin de Gedrik faisait penser à un ours. Cette ressemblance était accentuée par son visage fatigué et couturé de cicatrices, son épaisse barbe noire et son nez aplati par trop de coups. Ses pieds touchaient quasiment la couche neigeuse, si bien que Gedrik ne pouvait que comprendre l’envie de sa monture de se débarrasser de cet encombrant cavalier. Il ignora l’inconfort de son cousin pour mieux admirer la vue qu’offraient les montagnes de Gelroch alors que les voyageurs approchaient de leur destination.
Le soleil avait atteint son zénith depuis une heure lorsqu’ils furent enfin en vue du village enneigé de Mortenburg. Nichés dans le méandre d’une rivière qui s’écoulait paresseusement au milieu d’un large vallon, les habitations semblaient se blottir les unes contre les autres, comme pour se réchauffer. Gedrik distinguait déjà les habitants qui vaquaient à leurs occupations sur la place du village, devant le petit temple de pierre dédié à l’Empereur, situé sur les pentes de la colline de métal. Le prêcheur Mallein venait sans doute de terminer son sermon, et Gedrik sourit en imaginant son fils Rouari qui n’allait pas manquer de lui parler des anges ailés et des exploits héroïques de l’Empereur au dîner. Pour ce qui était de raconter une histoire, Mallein savait certainement y faire !
De la fumée montait paresseusement de la forge tandis que du côté du village le plus proche des cavaliers, à proximité de la rivière, Gohbar le boucher préparait le corral aux murs de fer qui allait accueillir les grox.
Gedrik éperonna sa monture, son entrain renouvelé à la perspective de revoir Maeren et d’engloutir enfin un repas chaud. Seules les bêtes semblaient avoir du mal à accélérer, mais quelques cris et des coups bien placés de Faergus firent rapidement tout rentrer dans l’ordre.
Gedrik détourna son
regard de la scène alors qu’il aperçut quelque chose à la limite de
son champ de vision. Il plissa les yeux et leva la main pour
abriter son regard du blême soleil d’hiver. Quelque chose avait
bougé derrière un taillis de conifères de l’autre côté de la
vallée, il aurait pu en jurer. Il sortit instinctivement son fusil
qu’il arma promptement.
— Des ennuis ? demanda Faergus.
— Pas sûr. Mais je crois que j’ai vu quelque chose, expliqua Gedrik en pointant l’orée du bois.
Faergus regarda à son tour tout en sortant un fusil à canon court de l’étui placé dans son dos.
— Je ne vois… commença-t-il, au moment même où une dizaine de véhicules aux proues effilées émergeaient du bois. Garnis de pointes et de lames recourbées, leurs flancs grouillant de soldats, ils descendirent la colline en direction du village. Les armes montées sur la proue projetèrent des éclairs d’énergie noire qui explosèrent violemment entre les bâtiments de Mortenburg.
— Par le sang de l’Empereur ! siffla Gedrik en éperonnant sa monture, délaissant complètement le troupeau pour partir au galop. Sans regarder en arrière, il savait que ses hommes le talonnaient. Des hurlements et des coups de feu résonnèrent là-bas et une terreur sans nom s’empara de lui alors qu’il imaginait déjà ces effroyables étrangers dans sa maison.
Sans tenir compte des
risques que comportait une telle cavalcade, il força sa monture à
accélérer sur le sol inégal. Malgré la course frénétique du
cheval, les agiles antigrav commençaient déjà leur attaque et se
dispersèrent, un groupe se détachant de chaque flanc pour encercler
le hameau, tandis que le reste fonçait vers la place centrale.
Gedrik vit les habitants paniqués s’enfuir vers leurs maisons ou le
temple, alors même que les premiers véhicules extraterrestres
pénétraient dans le village en réduisant en ruines fumantes toutes
les bâtisses qui se trouvaient sur leur chemin.
Son cheval ayant atteint les premières maisons du village, il aperçut une femme agrippant un enfant (Maeren et Rouari ?) se précipiter à l’intérieur du temple alors même que le prêcheur Mallein était abattu d’une rafale de projectiles mortels. Des guerriers revêtus de combinaisons moulantes rouge et noir, sautèrent de la plate-forme de leur véhicule et, tout en poussant d’obscènes cris d’amusement, ils tirèrent au jugé de nouvelles rafales de leurs longs fusils.
Gedrik hurla d’horreur en voyant les villageois se faire abattre sur place, ou encore des femmes et leurs enfants fauchés dans leur course éperdue vers le temple. Une fumée noire et épaisse s’élevait des maisons en flammes et les cris des mourants glaçaient son cœur. Des coups de feu furent tirés depuis les fenêtres des bâtisses encore debout, abattant quelques guerriers. Les villageois refusaient de mourir sans combattre.
Sa charge l’avait presque mené à la rivière, juste assez prêt pour voir Gohbar courir en hurlant en direction d’un groupe d’extraterrestres. Il brandissait une longue perche munie d’un crochet, servant habituellement à dépecer les grox. Les envahisseurs se retournèrent et abattirent le vieil homme en riant avant de disparaître, avalés par la fumée de l’agonie du village.
Lorsqu’il fut enfin sur le pont qui se trouvait à côté du moulin qu’il avait aidé à construire, Gedrik poussa encore sa monture et dépassa Gohbar. Le vieil homme était pris de convulsions, son visage était cyanosé et sa langue jaillissait de sa bouche comme un immonde serpent noirâtre. Le village entier était en flammes, la chaleur et la fumée rendaient l’air irrespirable.
Gedrik atteignit la place du village où il fit stopper son cheval. Deux des véhicules flottaient paresseusement devant le temple, attendant que leurs passagers, qui traînaient des villageois capturés, embarquent. Les visages des envahisseurs, à la fois humanoïdes et tout à fait étrangers, étaient pâles et exprimaient une indéniable cruauté. Gedrik se dressa sur ses étriers et prit pour cible un des assassins en armure rouge, son heaume anguleux directement dans son viseur.
Il pressa la détente et
sa victime partit à la renverse, le sang giclant de son cou. Les
autres guerriers se dispersèrent immédiatement. Gedrik cria et
éperonna sa monture. Le cheval s’élança le temps pour lui d’abattre
deux extraterrestres supplémentaires avant que son fusil ne
s’enraye.
Ses adversaires ripostèrent mais l’Empereur était avec lui, car leurs munitions sifflantes le ratèrent complètement. Il se retrouva soudain au milieu de leurs rangs et fracassa brutalement le crâne d’un des envahisseurs avec la crosse de son fusil. Il lâcha l’arme à feu désormais inutile pour dégainer son épée. Quelque chose de rouge se déplaça rapidement à la limite de son champ de vision puis un éclair de lumière noire frappa sa monture de plein fouet.
Vidant prestement ses étriers, Gedrik abandonna son cheval mourant et se retrouva nez à nez avec un groupe de guerriers qu’il attaqua immédiatement avec son épée étincelante.
Les entrailles du premier se déversèrent sur le sol en un gargouillis répugnant tandis que le deuxième fut transpercé de part en part par la large lame. La protection offerte par leurs armures était insuffisante contre son épée. Le troisième tenta de l’empaler sur la sinistre baïonnette fixée à son fusil, mais Gedrik parvint à éviter le coup en reculant, perdant son arme dans la manœuvre. Son adversaire avança lentement, son masque ne trahissant aucune émotion.
Gedrik grogna et plongea en direction du guerrier. Il roula sous l’arme de la créature tout en dégainant sa dague, qu’il enfonça violemment dans le mollet de son adversaire, qui tomba en poussant un cri horrible. Gedrik retira sa lame avant de la replonger à plusieurs reprises dans la poitrine de l’extraterrestre.
Il aperçut Faergus juste derrière lui, qui venait d’abattre deux des envahisseurs d’un coup de fusil bien placé. Arrivé à sa hauteur, Faergus cabra son cheval. Son épée récupérée, Gedrik lui cria.
— Emmène tous ceux que tu trouveras au temple. C’est de là que nous repousserons leur assaut !
Faergus acquiesça mais, avant qu’il n’ait pu exécuter cet ordre, il fut englouti par un torrent de flammes violettes vomies par un véhicule ennemi. Il hurla avant que sa chair ne soit complètement carbonisée par l’horrible faisceau. Voyant le squelette noirci de son cousin s’écrouler lentement de sa monture, Gedrik eut un haut-le-cœur. Le cheval tomba à son tour, ses os désintégrés à l’endroit où l’arme avait frappé.
Gedrik gravit les
marches du temple quatre à quatre et commença à
frapper des poings sur la porte tout en hurlant le nom de Maeren.
Tout autour de lui, des éclats de maçonnerie giclaient alors que
les envahisseurs convergeaient vers sa position en tirant sans
arrêt. Il plongea depuis le haut des marches et se rétablit d’un
roulé-boulé. Il vit les survivants du raid se faire conduire de
force devant les extraterrestres et le destin horrible que ceux-ci
leur avaient sans doute réservé. Contemplant la scène, un être à la
carrure svelte et à l’armure d’un vert de jade se tenait debout sur
le véhicule de tête.
Impatient, celui-ci leva sa hache dans un geste menaçant et Gedrik assista impuissant au massacre des siens. Il voulait plus que tout au monde planter sa dague dans le chef des envahisseurs, mais il ne savait que trop bien qu’il serait mort avant de l’atteindre.
Il s’accroupit et commença à reculer. Il savait que les villageois à l’abri dans le temple ne prendraient pas le risque d’en ouvrir les portes, aussi contourna-t-il le bâtiment en courant, dans l’espoir que la sacristie ne fût pas encore barricadée.
Gedrik entendit quelqu’un aboyer des ordres et perçut le bourdonnement d’une arme qu’on met sous tension. Il pria pour que quelqu’un soit parvenu à prévenir les autorités.
La porte de la
sacristie était juste devant lui maintenant et il eut un
soupir de soulagement en voyant qu’elle n’était pas verrouillée. Il
s’arrêta et saisit la poignée en métal.
Avant qu’il n’ait pu ouvrir la porte, le temple explosa. Un nuage de flammes et de fumée s’éleva dans le ciel en un champignon ardent, envoyant Gedrik voler au loin. Une douleur telle qu’il n’en avait jamais connue s’empara de lui comme le souffle de l’explosion le projetait contre le flanc de la colline située derrière le bâtiment. Il s’effondra comme une poupée désarticulée, choqué par la détonation. Sa peau avait brûlé et des pans entiers de sa chair étaient exposés aux éléments à cause des flammes.
Il sentait le froid de la neige sur son corps, mais il ne ressentait plus aucune douleur. C’était mauvais signe, il le savait. La douleur était synonyme de vie.
Son regard se posa sur les ruines fumantes du temple, dont les poutres noircies jaillissaient comme autant de côtes brisées. Il ne voyait aucun cadavre, mais il savait bien que personne n’avait pu survivre à pareille explosion. Son cœur fut envahi par le chagrin.
Maeren, Rouari, Faergus, Mallein, Gohbar… partis. Tout le monde était mort et il allait bientôt les rejoindre.
Il entendit le bourdonnement des véhicules extraterrestres qui s’approchaient et émit un râle alors qu’il tentait de se redresser en vain. Il entendit vaguement les voix chantantes des envahisseurs, à la fois élégantes et éminemment sournoises, et voulut leur hurler son mépris, mais il ne parvint à formuler aucune parole, et les voix le dépassèrent bientôt, les guerriers gravissant manifestement la colline de métal. Il vit le guerrier en armure verte indiquer le flanc de la colline et ordonner à ses hommes de se disperser. Il les entendit parler avec excitation, mais ne put saisir le sens de leurs paroles. Était-ce donc pour cela que son village avait été massacré ?
Pour le métal ?
Il entendit le
crépitement d’un feu et la colline s’embrasa, la neige
s’évaporant en sifflant. Les extraterrestres continuèrent de passer
la colline au lance-flammes et ne s’interrompirent que lorsqu’un
être revêtu d’une robe à capuche rouge descendit du véhicule le
plus proche et leva la main. Le nouveau venu s’avança pour examiner
ce que la neige avait révélé et un murmure s’éleva des rangs des
envahisseurs lorsque la vapeur se dissipa enfin.
Coulant comme du vif-argent, la strate exposée étincelait au soleil, diffusant une lueur métallique. Un pan entier de la colline était formé d’une surface métallique lisse et argentée. Il ondulait et se mouvait comme un liquide aux endroits où la chaleur l’avait fait fondre. À l’instar d’un être vivant, le métal commença à cicatriser lentement, les sections endommagées comme agitées de vagues jusqu’à reprendre l’aspect d’un miroir. Gedrik vit le personnage revêtu d’une robe s’agenouiller devant le métal et entamer un chant extatique d’une voix artificielle et grésillante.
Au bout de quelques instants, Gedrik se rendit compte que ce chant lui était familier. Il n’en comprenait pas vraiment le sens, mais il reconnaissait les paroles, qu’il avait entendues quand il travaillait à la forge avec Faergus.
C’était un chant en l’honneur de l’Omnimessie. Le Dieu-Machine.
Son chant achevé, la créature se leva pour faire face au chef des extraterrestres et retira sa capuche. Gedrik vit que la majeure partie de son visage avait été remplacée par des implants cybernétiques. Un haut-parleur cerclé de bronze, niché dans sa gorge sous ses lèvres scellées, émettait du bruit blanc en permanence. Des câbles de cuivre flexibles jaillissaient des plis de sa robe et étaient reliés à ses orbites tandis que deux disques de métal étaient greffés sur son crâne à l’endroit où ses oreilles auraient dû se trouver. Sa chair était pâle et grise, mais en dépit des difformités causées par les horribles altérations qu’il avait subies, Gedrik savait qu’il s’agissait là d’un être humain, et la pensée d’une telle trahison lui donnait envie de hurler de rage.
Il fut envahi par une nouvelle vague de douleur alors qu’il tentait de crier, mais il sombra vite dans l’inconscience, sa souffrance oubliée.