ONZE
Le soleil était haut dans le ciel au-dessus de Brandonsgatt, dont les rues étaient écrasées par la chaleur. L’année était bien avancée et pourtant, les températures demeuraient élevées. Les tours réfrigérantes des manufactoria n’émettaient aucun panache de vapeur et les machines étaient restées dans les hangars.
Pour autant, la ville n’était pas inanimée, car des milliers de gens remplissaient les rues des quartiers ouvriers pour se diriger lentement vers les murs blancs du cœur financier et administratif de la ville.
De longues colonnes d’hommes, de femmes et d’enfants se rassemblaient pour la marche. Presque tous les commerces et les manufactoria locaux avaient fermé, soit par choix, soit parce que leurs employés se dirigeaient vers la place de la libération. Les réseaux de transport étaient tous fermés, les seules voies ferroviaires encore en service étant celles qui amenaient les ouvriers des autres régions pour la manifestation.
Les organisateurs avaient craint un moment que l’arrivée des Space Marines ait pu dissuader les gens de participer mais il semblait que, de façon perverse, le contraire s’était produit. L’ambiance était festive. Les familles marchaient main dans la main et, parmi la foule, se trouvaient des musiciens qui jouaient des chansons patriotiques pour galvaniser les manifestants. Bannières colorées et drapeaux flottaient dans l’air, identifiant les différentes branches du collectif des travailleurs ou affichant des appels à l’unité.
Ici et là, des membres du service d’ordre distribuaient des pancartes portant des slogans et aidaient à diriger les mouvements de la foule. Des dizaines de milliers de personnes encombraient les rues pour former une masse mouvante unie par un but commun.
Des agents de sécurité étaient déployés devant les bâtiments des cartels, mais ils n’interféraient pas avec le déroulement de la marche. Sans surprise, aucun membre du cartel Shonai n’était dans la rue. De temps en temps, des manifestants venaient plaisanter avec les agents et les exhorter à se joindre à eux. Cela marchait rarement, mais tout se faisait sans agressivité.
Alors que la foule grossissait de minute en minute, les organisateurs se rendirent compte que la marche prenait une tout autre nature. Ce qui avait débuté comme une démonstration de force prenait une tournure de plus en plus dangereuse. En dépit de sa nature pacifique, un tel rassemblement pouvait être considéré comme une révolte. Les dirigeants pourraient profiter du moindre signe de provocation pour déclencher une répression sanglante.
En effet, ils n’hésitaient pas à prendre de telles mesures, comme en témoignait le hall des martyrs nouvellement consacré, qui accueillait le nom de ceux qui en avaient fait les frais. Les organisateurs de la manifestation cherchaient donc nerveusement la présence des sinistres agents de l’Adeptus Arbites.
Mais personne n’avait repéré le moindre juge. En fait, les forces de l’ordre étaient déployées autour de leur quartier général, devant les grilles en fer forgé du palais du gouverneur ou dans les rues autour de la place de la libération.
Les travailleurs accélérèrent là où les rues s’élargissaient pour devenir les avenues qui menaient aux murs de marbre de la cité intérieure. Les postes de péage étaient abandonnés, les barrières relevées, leurs gardiens refusant de faire face à cette marée humaine.
Des citoyens de Brandonsgatt suivaient les ouvriers, certains en groupes, d’autres venus à titre individuel pour montrer leur soutien. Ainsi se côtoyaient des ouvriers équipés d’un casque et d’une combinaison sale, des civils en vêtements bon marché, et des hommes en bicorne et costume hors de prix.
Les manifestants franchirent les portes de la cité et envahirent les boulevards garnis d’arbres. La fierté se lisait sur tous les visages, de même que l’envie d’être enfin entendu par leur gouvernement. Il n’y avait pas de colère derrière leurs actes, et les éléments les plus agités étaient rapidement calmés par le service d’ordre.
La manifestation du collectif des travailleurs avait bien commencé.
Le gouverneur Shonai regardait la foule innombrable qui arpentait les rues pavées de sa capitale et ne put réprimer un frisson d’appréhension. Elle serra les bras autour de son corps. Elle avait bien tenté de compter les manifestants, mais elle avait depuis longtemps abandonné, car les gens qui se déversaient dans la cité étaient tout simplement trop nombreux. Des milliers de gens avaient déjà envahi le parc de Bellahon, piétinant sans ménagement les topiaires et le bassin où les magos biologis du palais élevaient des espèces extrêmement rares de poissons.
Tous les rapports indiquaient qu’aucune manifestation n’aurait lieu. Selon eux, les différentes branche du collectif des travailleurs étaient trop occupées à se quereller entre elles pour organiser quoi que ce soit, et surtout pas un événement de cette ampleur.
Pourtant, elle avait bel et bien une manifestation sous les yeux. En voyant ces milliers de gens dans la rue, elle jura de ne plus jamais prêter l’oreille à ses analystes.
Elle se demandait si c’était la fin pour elle, si la population avait simplement décidé qu’il était temps pour elle de partir. Non, se dit-elle. Si elle devait partir, ce serait par les urnes, ou par la force des baïonnettes.
Tout ceci n’était que le dernier d’une longue liste d’événements déplaisants qu’elle devrait endurer.
Son entretien avec Barzano lui avait donné l’espoir qu’elle pourrait finir son mandat et peut-être faciliter les choses pour son successeur, mais il semblait qu’on lui refuserait même cela.
Elle n’avait pas vu le représentant de l’Adeptus Administratum depuis qu’il était arrivé avec les Ultramarines, bien que le palais ait été mis sens dessus dessous par le sergent Learchus quand l’adepte avait disparu. Il s’avéra que Barzano et son officier de liaison de l’Adeptus Arbites avaient fait une excursion dans les quartiers ouvriers. Shonai se demandait ce qu’il avait bien pu vouloir y faire, car il n’y avait là-bas que des bouges mal famés et des habitations vétustes, où un adepte n’avait certainement pas sa place.
Le gouverneur ne savait pas non plus si Barzano avait été en contact avec le capitaine Ventris. Elle avait appris que les pirates eldars avaient attaqué un autre avant-poste humain, en l’occurrence un site de fouilles archéologiques. Cette fois, des vaisseaux de défense du système avaient ouvert le feu sur l’agresseur et, même si au moins trois capitaines affirmaient l’avoir touché, elle doutait que la menace fût éliminée pour autant. Cela dit, c’était la preuve concrète que son gouvernement avait pris des mesures pour régler cette affaire.
Le plan pour gagner le soutien du cartel de Valtos dans sa politique agressive avec les eldars pour l’éloigner du Taloun avait échoué. Son émissaire était revenu avec un refus poli mais ferme de la part de Kasimir de Valtos, et après ce qui s’était passé au sénat, cela ne l’étonnait guère.
Pour ne rien arranger, elle avait reçu ce matin un rapport de l’Adeptus Arbites qui l’avait plongée dans une colère noire.
La nuit précédente, les juges avaient arrêté Beauchamp Abrogas alors qu’il courait à demi-nu à travers les rues les plus sordides du quartier ouvrier nord en hurlant des propos incohérents. En outre, il brandissait un pistolet chargé et tirait sur tous les passants qu’il croisait. Il avait apparemment blessé plusieurs personnes, et quand les Arbites l’appréhendèrent enfin, ils virent qu’il était sous l’emprise de l’opiatix, une drogue très puissante et parfaitement illégale.
À l’heure actuelle, Beauchamp était détenu dans une cellule du quartier général de l’Adeptus Arbites, où il resterait jusqu’à ce que sa famille le fasse libérer. Shonai était prête à parier qu’ils le laisseraient moisir en prison quelques jours avant d’aller le chercher.
On frappa poliment à sa porte.
Elle dit à son visiteur d’entrer et se retourna pour voir que c’était Almerz Chanda, les mains jointes dans le dos. Elle reporta son attention à la fenêtre. Les gens entraient dans la cité en un flot incessant.
— Ils sont si nombreux, Almerz, soupira-t-elle.
— Oui, acquiesça Chanda.
— Je ne veux pas le moindre problème aujourd’hui, est-ce bien clair ? La moindre provocation pourrait transformer ces gens en une foule enragée capable de réduire la ville en cendres.
— On m’a assuré que les juges prenaient toutes les précautions nécessaires, madame.
— Bien.
— Après ce qui s’est passé la semaine dernière, je suis certain qu’ils savent à quel point la situation est délicate aujourd’hui.
Le gouverneur Shonai hocha la tête, les yeux rivés sur la place qui se remplissait inexorablement.
Par l’Empereur, ils avaient intérêt à en être conscients.
D’autres regards étaient
tournés vers la foule. Mais ceux qui observaient la scène depuis le
dernier étage d’un bâtiment en marbre entouré d’un jardin étaient
animés d’un tout autre sentiment. Neuf hommes travaillaient
avec
l’efficacité silencieuse de soldats professionnels, occupés à
enlever leurs uniformes gris pour se vêtir de cuir et d’une armure
carapace noire. Ils prirent soin d’enlever leurs pendentifs
d’identification, qu’ils mirent dans un sac de toile.
Le poste de commande était installé dans une maison d’été appartenant au cartel Honan. Des draps recouvraient les meubles et toutes les pièces sentaient le renfermé. C’était parfait.
Personne ne parla lorsque deux autres hommes entrèrent, le premier parlant dans une radio portable tenue par le second.
Le commandant de ce groupe, Amel Vedden, tendit le combiné à son subordonné pour observer les milliers de gens qui marchaient en direction de la place sans être impressionné outre mesure. Dans de telles circonstances, le nombre n’avait aucune importance, car il avait toute la force requise pour tailler cette manifestation en pièces.
N’importe quel idiot pourrait le faire, d’ailleurs. Il suffisait de frapper vite avec une violence maximale pour que les survivants soient trop hébétés pour riposter efficacement.
Mais briser cette manifestation n’était pas son but. Non, il voulait transformer ce géant pacifique en monstre incontrôlable, et cela serait encore plus facile.
Vedden était un professionnel, il détestait laisser la place au hasard, et c’est pour cela qu’il avait posté dix hommes supplémentaires en bas avec des lance-flammes et des armes d’assaut, tandis que le toit avait été dégagé pour faciliter leur évacuation par ornithoptère.
Son opérateur radio ramassa le sac de toile tandis que Vedden se tourna vers ses hommes, qui étaient tous revêtus maintenant de l’armure carapace noire de l’Adeptus Arbites. Ils étaient presque tous armés de fusils à pompe, sauf deux d’entre eux qui portaient des lance-grenades. Les manifestants avaient presque tous atteint la place de la libération, il était temps de se mettre en route.
Il prit son fusil et les dix « juges » tournèrent les talons pour quitter la pièce.
À l’abri dans une des tours au toit d’or du palais du gouverneur, Jenna Sharben, Ario Barzano et le sergent Learchus observaient également la foule. Le Space Marine voyait bien que l’agent de l’Adeptus Arbites était mal à l’aise à l’idée d’être ici au lieu de se tenir aux côtés de ses collègues sur la place de la libération, ce qu’il comprenait parfaitement.
Au début, il avait été mécontent d’être laissé en arrière sur Pavonis, mais lorsque le capitaine Ventris lui avait parlé du serment qu’il avait fait au seigneur de Macragge, il avait compris l’immense honneur que le capitaine lui avait fait.
Cela dit, cela le consolait à peine de ne pas avoir l’honneur de partir au combat. Mais, selon les propres mots du primarque, « Si l’Empereur a besoin de vous, soyez sûrs qu’Il saura où vous trouver. »
Là où ils étaient placés, ils pouvaient regarder à loisir la démonstration de force du peuple de Pavonis, même si la musique et les chants étaient étouffés par le verre blindé.
Learchus n’aimait pas trop voir la plèbe agir ainsi, car ces gens semblaient n’avoir aucune discipline, aucun désir d’œuvrer à l’amélioration de leur société. Ce genre de manifestation n’aurait jamais pu se dérouler sur Ultramar.
En effet, sur Macragge, on vous enseignait la discipline à coups de trique dès votre plus jeune âge dans les académies et malheur à celui qui oubliait les leçons de sa jeunesse.
L’agent de l’Adeptus Arbites avait du mal à rester en place, s’appuyant contre la glace pour étudier le déploiement de ses compagnons, qui veillaient à maintenir un profil bas devant les portes du palais et sur les routes qui y menaient.
Toute autre démarche ne ferait qu’inciter les gens à la violence, aussi Learchus espérait-il que celui qui commandait les juges avait la tête froide.
Virgil Ortega transpirait dans son armure carapace. Il essayait de se convaincre que c’était la chaleur, mais il n’y croyait pas vraiment. L’ampleur de la manifestation était tout bonnement incroyable, d’autant que tous les rapports avaient indiqué qu’une telle entreprise dépassait les capacités logistiques du collectif des travailleurs. Pourtant le résultat était bien là sous ses yeux.
Ses hommes avaient l’air de tenir le coup. Ils portaient leurs fusils en bandoulière et leurs boucliers levés en position défensive. Garés derrière eux, des Rhinos, presque tous armés de canons à eau, attendaient tranquillement pour une évacuation éventuelle.
La foule ne paraissait pas ouvertement hostile, mais on ne pouvait jamais prévoir ce qui allait se dérouler. Tout pouvait bien se passer et, l’instant d’après, une simple provocation pouvait mettre le feu aux poudres. Ortega était néanmoins décidé à faire tout ce qui était en son pouvoir pour que tout se passe bien aujourd’hui. Il espérait seulement que les organisateurs de la manifestation partageaient ce point de vue.
Il avait spécifiquement prévenu ses hommes de ne tirer que sur son ordre. Il jeta un coup d’œil à Collix, dont il ne pouvait voir le visage dissimulé par sa visière, mais il avait lourdement insisté pour que son sergent comprenne bien ses directives, et il ne le quitterait de toute façon pas des yeux.
Les manifestants s’arrêtèrent à environ quinze pas de leur cordon et n’esquissèrent pas le moindre mouvement vers eux.
Ortega vit qu’une demi-douzaine de personnes avait escaladé la statue de l’Empereur. Ils se tenaient maintenant sur le piédestal d’où ils haranguaient la foule à l’aide de porte-voix, ponctuant chacune de leurs phrases d’un poing levé vers le ciel ou en pointant le doigt dans une direction quelconque.
À cette distance, Ortega ne comprenait pas vraiment ce qu’ils disaient, mais il se rendait bien compte qu’ils n’incitaient pas la populace à se soulever.
Des acclamations et des applaudissements accueillaient chaque déclaration. Ortega eut un soupir de soulagement.
Les habitants de Pavonis ne semblaient pas être d’humeur à semer la pagaille.
L’escouade de Vedden quitta la maison d’été du cartel Honan pour remonter une des ruelles qui menaient à la place de la libération. Il y avait une foule considérable et les soldats se frayèrent un chemin avec leurs boucliers. Il y eut des jurons, mais les organisateurs avaient bien insisté sur ce point : pas de violence.
Ce devait être une démonstration pacifique de l’unité du peuple face aux dirigeants de la planète, c’est pourquoi les juges purent passer sans encombre.
Ils débouchèrent sur la place de la libération, à moins de cinq cents mètres des grilles du palais et du cordon de véritables Adeptus Arbites. Droit devant eux se dressait la statue de l’Empereur, d’où six personnes s’adressaient à la foule avec des porte-voix.
Vedden ne les écoutait même pas.
— Formation en V, ordonna-t-il. Ses hommes se déployèrent en fer de lance, trois à sa gauche, trois à sa droite avec leurs boucliers levés, tandis que trois hommes se tenaient au centre et avaient armé leurs fusils.
— Allons-y.
Ils avancèrent en se frayant un chemin vers la statue.
Virgil Ortega scrutait la foule à la recherche du moindre signe de trouble, en dépit des exhortations pacifiques des orateurs. Il venait de recevoir les rapports de ses escouades et, jusqu’à présent, tout se passait bien.
Un mouvement inhabituel et des cris de colère attirèrent son attention. C’est là qu’il vit un groupe d’Arbites qui traversait la foule sur sa gauche. Il fronça les sourcils.
Qui commandait cette escouade et qu’est-ce qu’ils fichaient au milieu de la manifestation ?
Ortega interrogea ses subordonnés sur toutes les fréquences pour vérifier leur position exacte et tous lui répondirent qu’ils suivaient le plan prévu. Le chef avait-il envoyé d’autres hommes en renfort ?
Il réfuta instantanément cette éventualité. Le chef n’était pas idiot au point de placer des hommes en uniforme sur la place sans l’en avertir.
Malgré la chaleur, il eut un frisson en voyant les juges inconnus adopter une formation en fer de lance et avancer au milieu des manifestants.
Il traça mentalement leur itinéraire et vit où ils se dirigeaient.
— Enfer et damnation, non !
— Chef ? s’enquit Collix.
Virgil Ortega laissa tomber son bouclier et courut vers les Rhinos. Il escalada le véhicule le plus proche et releva sa visière. Le pilote ouvrit l’écoutille et sortit la tête.
— Chef ?
— Passez-moi le micro du haut-parleur ! Vite !
Le juge retourna dans l’habitacle et en ressortit quelques secondes après pour tendre le micro au juge Ortega, qui l’activa et cria à l’adresse des manifestants.
— Attention, attention
! Ici le juge Virgil Ortega, descendez de cette
statue !
Le haut-parleur du Rhino était assez puissant pour porter à travers toute la place, mais son appel fut ignoré. Des cris et des quolibets répondirent à ses paroles et les orateurs lui adressèrent des messages inaudibles avec leurs porte-voix.
Merde ! Ces imbéciles ne se rendaient donc pas compte qu’il essayait de leur sauver la vie ?
Il sauta du Rhino et rejoignit le cordon de juges, où il rassembla Collix et une poignée d’agents.
— Formation en V autour de moi, les gars. On doit atteindre cette statue au plus vite. Allez !
Les hommes se déployèrent en quelques secondes autour de leur officier, en un reflet parfait de l’escouade qui se trouvait déjà parmi la foule. Ortega savait qu’il devait faire au plus vite.
Mais alors même qu’ils se mettaient en route, il se rendit compte qu’il était trop tard.
Les cris qui ponctuaient leur avance se faisaient de plus en plus forts, mais Vedden continuait à les ignorer. Leur objectif était la statue de l’Empereur et quiconque n’était pas assez rapide pour s’écarter de leur chemin était violemment repoussé. De temps en temps, quelqu’un tentait de donner un coup de pied ou des coups de poing, mais leurs boucliers étaient de redoutables armes contondantes et bien vite, les manifestants arrêtèrent de les défier.
Vedden entendit une
voix demander aux orateurs de descendre de la
statue et vit un officier de l’Adeptus Arbites sur le toit d’un
Rhino en train de crier et d’agiter frénétiquement les bras.
Mais les crétins sur leur podium improvisé ne tinrent pas compte de ses exigences. C’était presque trop facile.
Comme un caillou jeté dans une mare, les répercussions de leur progression commençaient à se faire sentir, alors que les manifestants frappés sans ménagement reculaient dans la foule. Un grondement menaçant se fit entendre quand le récit de l’attitude agressive des juges se répandit. Les orateurs avaient remarqué Vedden et ses hommes et ils tournèrent leur attention sur eux.
Cris d’indignation et insultes fusèrent cependant que les meneurs de la manifestation dénonçaient la brutalité criminelle des laquais d’un gouvernement moralement corrompu.
La foule était devenue plus agressive, mais cela n’avait aucune importance car ils y étaient presque.
Un groupe d’hommes à forte carrure et à l’attitude menaçante entourait la statue. Vedden s’arrêta et un des orateurs, un homme frêle à longue barbe, leur parla directement depuis le piédestal.
— Mon frère ! Nous ne faisons rien de mal. Ce rassemblement est pacifique. Laissez-nous continuer et je vous garantis que tout se passera bien.
Vedden ne répondit pas.
Il attrapa son fusil.
Il l’arma.
Et sous les yeux de milliers de manifestants, il abattit l’orateur.
Ortega vit le chef des juges inconnus sortir son arme et appuyer sur la détente comme si les événements se déroulaient au ralenti.
L’écho du tir parvint jusqu’à lui alors même que l’homme était projeté en arrière contre la statue de l’Empereur. Son sang gicla sur la cuisse de la statue tandis qu’il trébuchait contre son pied et s’écrasa au sol. Son crâne éclata en faisant un bruit humide répugnant et, alors que sa matière grise se répandait sur les pavés de la place de la libération, l’écoulement du temps reprit son rythme normal. Les juges qui accompagnaient le tueur s’accroupirent, serrant leurs boucliers contre la cuisse tandis que les hommes au centre de la formation prirent pour cible les autres orateurs. Une grêle de plomb abattit les autres meneurs de la manifestation et Virgil comprit qu’ils auraient de la chance si lui et ses hommes s’en sortaient vivants.
Mykola Shonai ferma les yeux lorsqu’elle entendit l’écho du tir et vit l’homme tomber. C’était la fin. Elle ne survivrait pas à ça.
Un dernier pallier venait d’être franchi et plus rien ne serait comme avant désormais.
Jenna Sharben se leva d’un bond en criant lorsqu’elle vit l’homme tomber du socle de la statue. Elle se tourna vers Barzano, son regard exprimant une interrogation muette, trop choquée par ce qui venait de se passer. Barzano, les poings serrés, se mordait la lèvre.
Elle s’apprêta à partir mais il la retint quand elle passa à côté de lui. Elle fut surprise par sa force et par l’expression déterminée de son visage, si différente de sa nonchalance habituelle.
Il la quitta du regard pour observer la foule, saisissant en un instant la situation tactique sur la place de la libération, puis il se tourna vers le sergent Learchus.
— Sergent, j’ai besoin de vous en bas.
Le ton jovial de Barzano avait disparu pour céder la place à une voix profonde et autoritaire, celle d’un homme habitué à donner des ordres et à être obéi.
Learchus avait vu la même chose que Barzano et comprenait la situation aussi bien que lui.
— Que voulez-vous que je fasse ? demanda le Space Marine.
— Tout votre possible.
Vedden tira une autre salve dans la foule, se réjouissant de la souffrance et de la terreur qu’il infligeait. Les manifestants les plus proches de lui essayaient désespérément de s’éloigner du lieu du massacre, mais il y avait trop de monde pour qu’ils puissent s’enfuir assez vite.
Dommage pour eux, pensa Vedden en appuyant à nouveau sur la détente.
Bon sang, ça faisait du bien de tuer, même si ce n’était que des civils stupides. Il aurait voulu pouvoir s’en prendre aux juges, mais ses ordres étaient stricts ; seulement les civils. En tuer autant que possible, et capturer un de leurs meneurs.
C’était d’ailleurs une bonne idée. Le collectif des travailleurs réclamerait sa libération auprès de l’Adeptus Arbites, qui déclarerait à juste titre que personne n’avait été arrêté. Bien entendu, on ne les croirait pas et cela serait perçu comme une preuve supplémentaire de la corruption du pouvoir en place. C’était parfait.
Vedden piétina les cadavres des gardes du corps des orateurs et s’empara d’une fille en pleurs âgée d’une vingtaine d’années, qu’il plaça sans ménagement sur son épaule. Elle hurla de douleur et il lui donna un coup de poing dans la figure pour la faire taire. Ses hommes formèrent un cercle autour de lui.
— On a ce qu’on est venu chercher. Tirons-nous d’ici.
Son armure était percée en une dizaine d’endroits et le sang coulait de sa tempe. Il repoussa un autre manifestant. Le goût du sang emplissait sa bouche et pour Ortega, sa saveur métallique avait le goût de l’échec. Il n’avait pas pu empêcher le meurtre insensé des orateurs, n’avait pas réussi à maintenir l’ordre et maintenant l’enfer régnait sur Brandonsgatt.
Il entendit d’autres tirs de fusil depuis l’autre côté de la place et le désespoir le gagna. Il espérait que ce n’était pas ses hommes qui tiraient, mais si le chaos se répandait, il ne pouvait pas écarter cette éventualité.
Des corps se pressaient contre lui de tous les côtés et il les repoussa à coups d’épaule. Il ne faudrait pas longtemps avant qu’ils soient submergés et tués. Il écarta un autre manifestant puis entendit des tirs étouffés. D’un seul coup des nuages de gaz s’élevaient un peu partout.
Des grenades lacrymogènes tirées par les juges du cordon autour du palais atterrissaient un peu partout dans la foule, noyant les manifestants sous une fumée âcre. Elles tombaient juste devant et à côté de son petit groupe et Ortega prit note de remercier quiconque avait donné cet ordre. Il referma sa visière et déclencha son respirateur.
Il aperçut les meurtriers qui battaient en retraite à travers la fumée.
Des groupes de manifestants en état de choc déambulaient au milieu de la fumée, en larmes et pris de quintes de toux. Plusieurs d’entre eux vomissaient sur les pavés ou se recroquevillaient en position fœtale.
Le bruit était incroyable, comme si un animal énorme ne cessait de rugir. Et ils étaient droit dans la gueule de l’animal. Il courut après les architectes de ce carnage, évitant les ouvriers vacillants et les corps laissés dans le sillage des assassins.
Collix et les six agents qu’il avait réunis à la tête le suivaient de près, partageant la même soif de vengeance. Il repoussa un homme qui tentait de le frapper avec une énorme clef à molette dont les yeux étaient en sang.
Ils étaient maintenant à l’entrée de la ruelle et il voyait clairement le dos des tueurs qui se dirigeaient vers un bâtiment blanc.
Il jura et pointa son arme. Ses cibles étaient loin de lui et sa visière l’empêchait d’ajuster correctement son tir.
Il appuya sur la détente et abattit un des fuyards d’une décharge dans l’épaule. Collix toucha également, mais les deux tirs n’étaient pas mortels et les tueurs emmenèrent leurs camarades blessés.
— Allez, dit-il, on fonce avant qu’ils ne se mettent à couvert !
Leurs adversaires s’arrêtèrent brusquement et se retournèrent calmement pour tirer. Ortega fut surpris par leur discipline, mais pas au point de ne pas se mettre à genoux pour s’abriter derrière son bouclier. L’ennemi ouvrit le feu, une salve parfaitement contrôlée qui fit trembler son bouclier antiémeute sous l’impact. Juste à côté de la tête, une bosselure de la taille d’un poing apparut. Mais le bouclier tint bon et il entendit des cris tandis que les manifestants qui les avaient poursuivis étaient touchés par les balles perdues.
Il se releva et fut cueilli au vol par une seconde salve, complètement inattendue, qui le toucha en plein torse.
Ortega grogna sous l’effet de la surprise davantage que de la douleur. Collix s’approcha de lui.
— Chef ? Vous êtes blessé ?
Ortega gémit et se releva en vacillant. Son armure avait absorbé le tir, mais elle était trouée et son sang coulait. La sollicitude de Collix le surprit, mais il secoua la tête.
— J’ai peut-être une côte cassée, mais rien de sérieux.
Collix l’aida à se relever et ils reprirent leur route. Les deux hommes jurèrent en voyant leur cible passer un portail dans un mur qui entourait le jardin d’une grande maison.
Virgil Ortega courut sur quelques mètres avant d’être contraint de s’arrêter en raison de la douleur dans sa poitrine qui s’intensifiait. Il s’appuya contre un mur alors que sa vue se brouillait. Collix se retourna.
— Allez chef, on y va !
— Partez devant ! Je vous rejoins, dit-il faiblement. Sa blessure était peut-être plus sérieuse qu’il ne le pensait, après tout. Il avait du mal à respirer.
Il suivit ses hommes en chancelant et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Personne d’autre ne se trouvait dans la rue, ce qui l’étonna, mais il était content de ce petit miracle. Il fit un autre pas en avant mais une puissante nausée menaça de l’engloutir complètement. Il avait l’impression d’avaler du verre pilée chaque fois qu’il inspirait. Il lutta contre la douleur, se mordit la lèvre jusqu’au sang et se remit en route.
Ses hommes avaient atteint le portail que les tueurs avaient franchi et Collix leur avait ordonné de le défoncer. Deux juges tirèrent dans les charnières pendant qu’un troisième donnait un coup de pied dans le verrou, délogeant la porte de ses gonds.
Une rafale d’arme d’assaut abattit un des juges. Collix et les autres se mirent à couvert alors que retentissait une deuxième rafale.
Ortega rejoignit enfin ses hommes et se plaqua contre le mur, luttant pour reprendre son souffle. Collix passa son fusil par l’ouverture et tira au jugé. Une rafale d’arme automatique répondit immédiatement à son tir.
Ortega jeta un rapide
coup d’œil par le portail défoncé et vit quatre ou cinq hommes
armés de fusils d’assaut, d’une mitrailleuse lourde et d’un
lance-flammes. Il poussa un juron. Quiconque se risquerait à passer
la tête dans l’ouverture ne serait-ce qu’une demi-seconde serait
instantanément
criblé de balles. Une rafale pulvérisa le plâtre du bâti du portail
et il se remit à couvert.
Collix et les autres tentaient de tirer par la porte, mais leurs fusils ne pouvaient rien faire face à des armes automatiques. Une gerbe de flammes jaillit soudainement et les juges reculèrent encore alors que le linteau prenait feu.
La fumée et les ombres dansaient dans la rue alors que les gaz provenant de la place de la libération se répandaient vers leur position. Ortega crut voir des formes massives avancer vers eux, mais il ne pouvait jurer de rien, car sa vision était embrouillée à cause de la douleur et de la perte de sang.
Ils étaient dans une impasse. Attaquer signifiait se faire tuer à coup sûr, mais ils ne voulaient pas laisser ces porcs s’en tirer à si bon compte. Une autre langue de feu jaillit de l’ouverture, illuminant brièvement la ruelle enfumée.
Une ombre s’étendit sur Virgil Ortega alors qu’une forme massive s’avançait vers l’entrée de la maison.
Soudain, les sacs de
sable qui protégeaient le poste de tir ennemi furent désintégrés
par une grêle de tirs impitoyables. Les flammes jaillirent de
nouveau, enveloppant un immense guerrier en armure bleue.
Insensible à ce brasier, semblable à un dieu de la guerre des légendes, le géant riposta avec son arme, qui tirait des projectiles de gros calibre à une cadence effrayante. Ortega fut bouche bée lorsqu’il vit qu’il n’y avait pas un de ces colosses, mais huit.
Le casque du géant se tourna dans sa direction, et le juge se sentit minuscule d’un seul coup.
— Nous prenons les
choses en main, juge, dit le guerrier d’une voix
déformée par son heaume.
Virgil Ortega hocha la tête incapable de répondre, et fit signe de la main en direction de la maison.
— Faites comme chez vous, parvint-il finalement à dire.
Le sergent Learchus acquiesça et chargea à travers l’ouverture en flammes, son bolter crachant ses munitions explosives. Cleander était à ses côtés et les autres Ultramarines se déployèrent derrière eux, ajoutant leur puissance de feu à celle de leur sergent. La menace la plus immédiate était neutralisée, les hommes abrités derrière les sacs de sable avaient été réduits en charpie par les bolts explosifs, mais d’autres soldats ennemis tiraient depuis les étages supérieurs.
D’après le bruit que faisaient les armes, Learchus en déduisit qu’il s’agissait de fusils d’assaut, rien qui puisse entamer son armure énergétique. Des flammes dansaient encore sur son plastron là où la décharge de prométhium l’avait atteint. Il sentit des balles ricocher sur son armure et riposta. Un cri résonna.
Il sauta par-dessus ce qui restait du poste de tir et s’écrasa contre la porte de l’édifice, qui vola en éclats et les Space Marines se retrouvèrent à l’intérieur. Ils devaient faire vite car son ouïe améliorée avait décelé le bruit caractéristique d’un ornithoptère en approche, ce qui ne pouvait signifier qu’une seule chose.
Learchus fit une roulade alors qu’une rafale labourait le sol dans sa direction, soulevant des dizaines de fragments de carrelage en terre cuite. Il se releva et tira d’une seule main, réduisant en morceaux un homme en uniforme de l’Adeptus Arbites qui se tenait sur les marches d’un escalier, et fit signe à ses hommes.
— Les traîtres attendent leur transport sur le toit. Ils ne doivent pas s’échapper, ordonna-t-il. Les Ultramarines acquiescèrent et suivirent leur sergent qui gravissait l’escalier quatre à quatre.
Learchus déboucha dans une longue salle carrelée encombrée de meubles couverts de draps blancs. Un autre escalier conduisait à une ouverture d’où se déversait la lumière du soleil, et il entendait clairement maintenant les moteurs de l’ornithoptère.
Alors qu’il courait en direction de l’escalier un homme surgit de derrière un meuble mais Cleander lui tira un bolt dans la tête avant même qu’il ait pu ouvrir le feu. Learchus emprunta l’autre escalier et émergea sur le toit du bâtiment.
Amel Vedden regardait les deux points des ornithoptères se rapprocher rapidement et se dit avec amertume qu’un seul suffirait amplement à les évacuer en regardant les sept hommes qui lui restaient. Il avait perdu beaucoup de soldats dans cette mission, mais il ne parvenait pas à regretter leur perte.
Et puis, quelle mission !
Qui aurait cru que les Space Marines s’en mêleraient ?
Il allait très
certainement demander un bonus pour avoir eu affaire à cette menace
inattendue. Il tenait toujours la fille inconsciente dans ses bras
et se dit qu’il prendrait un immense plaisir à la tuer dès qu’ils
seraient hors de
danger.
Il reporta son attention vers l’ouverture dans le toit alors que des coups de feu résonnaient en contrebas.
Ces foutus ornithoptères allaient-ils se dépêcher un peu ? Ça commençait à sentir le roussi.
Les engins insectoïdes arrivèrent enfin, les canons placés dans des tourelles bulbeuses sous leur nez suivant bizarrement les mouvements de tête du pilote alors que les véhicules décrivaient des cercles autour de la maison.
Pourquoi n’atterrissaient-ils pas ?
Vedden se retourna en entendant un bruit de pas lourd et sortit un pistolet qu’il pressa contre la tête de la fille.
Cinq Space Marines se tenaient sur le toit, leurs armes démesurées pointées sur Vedden et ses hommes. Ceux-ci braquèrent leurs fusils sur eux, mais personne ne bougea.
L’air semblait immobile, comme si cette situation ne pouvait jamais se débloquer. Même le bruit des ornithoptères et de la foule au loin semblait étouffé. La bouche de Vedden était desséchée et son bras tremblait de façon incontrôlable devant ces puissants guerriers.
C’était des Space Marines, qu’est-ce qu’il était en train de faire ? Il chercha au plus profond de son être le courage de les affronter et se passa la langue sur les lèvres.
Amel Vedden n’eut jamais la possibilité de vérifier s’il était capable de combattre l’Adeptus Astartes car c’est à ce moment-là que les ornithoptères ouvrirent le feu.
Le toit du bâtiment fut noyé sous une grêle d’obus d’autocanon, qui déchiquetèrent sans discrimination chair et maçonnerie. Les hommes qui attendaient leur évacuation furent les premiers à mourir, taillés en pièces par les projectiles antichars. Vedden hurla lorsqu’un obus lui coupa la jambe à mi-cuisse. Il s’effondra dans une gerbe de sang en entraînant la fille dans sa chute.
Les Ultramarines se dispersèrent et firent feu à leur tour, mais leurs bolters étaient inefficaces contre le blindage des véhicules volants.
Learchus s’élança en avant et plongea au sol pour protéger la fille de son corps alors qu’un des ornithoptères lui tira dessus. Il se servit de ses coudes afin de soutenir son poids et de ne pas écraser la jeune femme et sentit les projectiles de gros calibre s’abattre sur son paquetage dorsal. Il adressa une courte prière de remerciement à son armure pour avoir résisté à ce tir.
De façon soudaine, les appareils cessèrent le feu et repartirent, leur mission meurtrière accomplie. Ils essuyèrent de nouveaux tirs de bolter, mais furent vite hors de portée et disparurent dans le smog au bout de quelques instants.
Learchus se remit debout et prit la fille dans ses bras. Elle était couverte de sang, mais il ne savait pas si c’était le sien ou pas. Après un examen rapide, il estima qu’elle survivrait.
L’homme qui l’avait enlevée contemplait le ciel d’un regard vitreux, les mains serrées contre le moignon de sa jambe et en pleine hyperventilation. Il appela faiblement à l’aide. Cleander lui fit un garrot en espérant qu’il survive assez longtemps pour leur fournir de précieux renseignements.
La bataille faisait toujours rage sur la place de la libération. Learchus vit que des incendies s’étaient déclarés un peu partout dans la ville lorsque les Pavoniens réagirent aux événements de la seule façon qu’ils connaissaient.
Les violences se poursuivirent pendant toute la journée, la foule assoiffée de sang détruisant tout sur son passage. Les statues des principales artères de circulation furent abattues, les parcs et les jardins incendiés et les maisons mises à sac tandis que les éléments les moins recommandables de la population profitaient des émeutes pour se livrer au pillage.
Les incendies détruisirent des quartiers entiers car les pompiers refusèrent de risquer leur vie dans la rue. Les habitants se terraient dans leurs demeures tandis que les ouvriers saccageaient tout à la recherche d’objets de valeur. Certains habitants de la cité intérieure tentèrent de se défendre et abattirent ceux qui essayaient de pénétrer chez eux, mais ils furent bien vite désarmés et lynchés par la foule en colère.
Quelques manifestants qui avaient su garder la tête froide appelèrent au calme, parcourant les rues les bras levés en signe d’apaisement, mais ils n’étaient qu’une goutte d’eau au milieu de ce torrent de folie.
Sachant que s’aventurer dans les rues était synonyme de mort certaine, les juges s’étaient repliés dans le palais qui était protégé par des murailles épaisses et des tourelles de défense. Quelques émeutiers avaient tenté de forcer les grilles, mais ils furent abattus sans merci par les tirs défensifs.
Les membres des escouades de l’Adeptus Arbites déployées dans les rues adjacentes avaient vite compris qu’ils étaient coupés de leur quartier général et s’étaient réfugiés dans l’abri le plus proche qu’ils purent trouver. De là, ils repoussèrent les assauts de la foule pendant des heures jusqu’à ce que des engins volants du palais puissent les évacuer, ainsi que les habitants des maisons où ils s’étaient abrités.
Protégés par les Ultramarines, les hommes d’Ortega n’avaient pas grand-chose à faire, si ce n’est attendre les ornithoptères du palais. À demi-inconscient, Ortega eut un moment de panique en voyant l’appareil d’évacuation au-dessus de lui, croyant que ses canons allaient tous les tuer.
Ortega et le prisonnier blessé furent emmenés en même temps que les juges. Le véhicule ne pouvait pas supporter le poids de huit Space Marines en armure complète, mais le pilote promit à Learchus qu’il reviendrait au plus vite.
Learchus refusa l’offre du pilote, arguant que lui et ses hommes pourraient regagner le palais sans mal, et lui ordonna de récupérer toutes les unités de l’Adeptus Arbites encore dans la cité.
La nuit tombait peu à peu sur la ville mais les émeutiers n’étaient pas encore épuisés. Les flammes montaient au ciel, les incendies produisant des colonnes de fumée noire. Des quartiers entiers étaient plongés dans les ténèbres, personne n’osant signaler sa présence en allumant la lumière. On apprendrait plus tard que plus de quatre mille personnes périrent ce jour-là, tuées dans les combats, assassinées chez elles ou brûlées vives dans les incendies. Les Pavoniens se souviendraient longtemps de ce jour maudit.
Lentement d’abord, puis de plus en plus vite alors que le froid nocturne s’installait, les ouvriers de Pavonis quittèrent la cité intérieure, même si nombre d’entre eux restèrent pour évacuer leur frustration sur ceux qui, selon eux, méritaient de subir leur colère. Certains avaient honte de ce qui se passait, tandis que d’autres pensaient tenir enfin leur vengeance.
Ario Barzano regardait, impassible, le médecin du palais occupé à soigner le prisonnier. Il avait retiré le garrot et suturait ce qui restait de sa jambe. Barzano avait vu assez de blessures de guerre en son temps pour savoir que l’homme survivrait.
Ou du moins survivrait-il à cette blessure-là.
Le prisonnier était inconscient pour le moment, après avoir reçu une dose massive de sédatifs. Les soins d’urgence prodigués par frère Cleander lui avaient probablement sauvé la vie, mais il allait bientôt regretter d’avoir survécu, se dit Barzano.
Le juge Ortega était allongé à côté du traître, son torse puissant enroulé dans des bandages. Le coup de fusil lui avait brisé deux côtes, dont une esquille lui avait perforé le poumon gauche. Il avait de la chance de s’en être sorti et, jugeant d’après les cris et les insultes qu’il avait lancés au médecin chargé de prendre soin de lui, Barzano se demanda si ce n’était pas son obstination qui l’avait maintenu en vie.
Jenna Sharben était assise à son chevet, lui racontant calmement les événements qu’il avait ratés et lui donnant la liste des agents de l’Adeptus Arbites qui avaient péri. Son visage restait de pierre, mais Barzano savait qu’il prenait la nouvelle assez mal.
Le troisième patient était la fille kidnappée par les meurtriers au pied de la statue. Malgré le sang qui trempait ses vêtements, elle était relativement indemne. Le médecin avait retiré plusieurs plombs de fusil de son corps et avait soigné une commotion, mais en dehors de cela elle n’était pas blessée. Elle aussi était sous sédatifs.
Derrière Barzano, le sergent Learchus, le gouverneur Shonai et Almerz Chanda attendaient dans un silence tendu que le médecin ait fini. Barzano se retourna et marcha vers eux.
Il félicita Learchus pour ses efforts courageux au milieu de ce chaos. L’armure du Space Marine était cabossée et noircie en plusieurs endroits, mais il n’avait pas été blessé. Barzano tourna ensuite son attention vers le gouverneur planétaire.
Elle semblait avoir vieilli depuis la dernière fois qu’il l’avait vue. Ses cheveux gris étaient en désordre et son visage avait gagné de nouvelles rides. Seul Chanda n’avait pas l’air choqué par ce bain de sang.
— Dure journée, commença Barzano, en posant la main sur l’épaule de Mykola Shonai.
Elle acquiesça en silence, trop choquée pour parler. Chanda venait de lui communiquer une première estimation des victimes et l’ampleur du désastre l’avait laissée sans voix.
Barzano ouvrit les bras et elle accepta son étreinte. Il la serra contre lui et elle éclata en sanglots. Barzano regarda Chanda droit dans les yeux.
— Sortez, dit-il simplement.
Chanda semblait sur le point de protester, mais il vit dans le regard acéré de l’adepte qu’il ne valait mieux pas insister et quitta l’infirmerie.
Ario Barzano et Mykola Shonai restèrent enlacés un moment alors que le gouverneur évacuait des années d’échec et de frustration en sanglots déchirants. Barzano comprenait parfaitement qu’elle devait se soulager de son fardeau, ne serait-ce que pour un moment.
Lorsqu’elle eut fini, ses yeux étaient rouges et gonflés, mais un feu qui avait été trop longtemps étouffé y couvait à nouveau. Elle essuya son visage avec un mouchoir offert par Barzano et inspira profondément. Elle adressa un sourire timide à Barzano et redressa son allure, tout en resserrant sa queue-de-cheval.
Elle regarda le prisonnier sur le lit d’hôpital. Jusqu’alors, ses ennemis n’avaient pas de visage, la privant de tout moyen de riposter, mais c’était fini. L’homme était inconscient et resterait probablement plusieurs jours ainsi.
Mais lorsqu’il s’éveillerait, le gouverneur ne lui accorderait aucune pitié.
Plus tard, Barzano, Jenna Sharben, Mykola Shonai, le sergent Learchus, Almerz Chanda et Leland Corteo étaient réunis dans les appartements du gouverneur. Une cafetière fumait sur la table et Barzano en servit une tasse à tout le monde, sauf à Learchus, qui refusa poliment. Tout le monde avait l’air épuisé, à l’exception de Shonai, qui arpentait la pièce de long en large. Elle s’arrêta à côté du buste de Forlanus et sourit en posant la main sur l’épaule sculptée de son ancêtre.
Corteo se dit qu’elle avait le sourire du chasseur.
Shonai retourna à son bureau, but une gorgée de café et posa les coudes sur le bureau en joignant les doigts.
— Bon. Au travail. Nous détenons un de nos ennemis. Que savons-nous de lui ?
Jenna Sharben vida le contenu d’un sac de toile sur le bureau, des pendentifs d’identification et des effets personnels, canifs et autres colifichets de soldats.
— Un des macchabées de la baraque, visiblement un opérateur radio, transportait ça. On pense qu’il est resté à la maison pendant que ses comparses accomplissaient leur forfait. Il a sans doute appelé les ornithoptères quand ils sont revenus. Je suppose qu’il ne pensait pas que les appareils leur tireraient dessus.
— Est-ce qu’on connaît le propriétaire de ces appareils ou leur destination ? s’enquit Shonai.
— Je crains que non, intervint Chanda. Nos systèmes de surveillance aérienne étaient hors service pour des opérations de maintenance prévues de longue date.
— Donc, on ne sait pas où ils sont allés, mais je suppose que ces pendentifs nous donnent les noms des assaillants, pas vrai ?
— Oui, répondit Sharben. Il semble qu’il s’agissait de soldats de métier des forces de défense planétaire. Le plus haut grade que nous ayons trouvé est celui de capitaine et je parie que c’est le type qu’on a en bas.
— Comment s’appelle le prisonnier ? demanda Barzano.
— Si c’est bien le capitaine, son nom est Amel Vedden, officier à la caserne de Kharon.
— C’est un des régiments financés par le Taloun, fit remarquer Chanda.
— A-t-il un dossier ? poursuivit Barzano.
— Il a été effacé. Et récemment.
Barzano se tourna vers Shonai
— Qui peut effacer un dossier militaire comme ça ? Seul un officier supérieur a l’autorité suffisante pour le faire.
Shonai saisit immédiatement ce qu’impliquait cette déduction.
— Ainsi, la loyauté d’un régiment entier de forces de défense planétaire est remise en question ? Elle jura. Cela fait près de cinq mille hommes.
Le gouverneur étudia la situation en silence avant de prendre une décision.
— Très bien, j’autorise la mobilisation de nouveaux régiments pour les contenir dans leur base tant que nous ne serons pas certains de leur loyauté.
— Combien de temps faudra-t-il ? demanda Barzano à Leland Corteo.
Le vieil homme soupira profondément et tira pensivement sur sa pipe avant de répondre.
— Difficile à dire. Nous n’avons pas mobilisé les forces de défense planétaire depuis des décennies. Depuis l’époque du père du gouverneur, en fait.
— D’accord, mais combien de temps ? insista Barzano.
— Deux ou trois jours, peut-être. Si suffisamment de soldats répondent à l’appel. Je parie que nombre d’entre eux étaient sur la place de la libération aujourd’hui.
— Le Vae Victus et le capitaine Ventris seront de retour dans moins de trois jours, ajouta le sergent Learchus. Vous aurez alors une compagnie d’Ultramarines à votre disposition, gouverneur Shonai.
— Merci, sergent. Je suis extrêmement reconnaissante de l’aide que vous nous apportez. Vous faites honneur à votre chapitre.
— Nous servons l’Empereur, répondit Learchus en inclinant la tête.
Shonai but une nouvelle gorgée de café avant de reprendre.
— Que savons-nous d’autre ? À qui appartient la maison d’où les agresseurs ont attaqué ?
— Ça, nous le savons, répondit Chanda avec empressement. Il produisit un titre de propriété. C’est une maison d’été appartenant à Taryn Honan.
— Honan ? s’exclama Corteo, manquant de s’étouffer avec sa pipe au passage. Ce gros idiot ? J’ai du mal à y croire.
— C’est écrit noir sur blanc là-dessus, insista Chanda.
— Ce titre de propriété n’a aucune importance, affirma Barzano. Ceux qui sont derrière cette opération ont tout planifié avec soin. Ils n’avaient pas l’intention d’évacuer leurs soldats et j’ai du mal à croire que si Honan était le responsable, il aurait commis l’erreur de lancer l’attaque depuis sa propre maison. Mais cela ne nous empêche pas pour autant de l’interroger à ce sujet.
— Qu’est-ce qu’il nous reste, alors ? demanda Sharben.
— Beaucoup de travail, rétorqua Barzano.
Kasimir de Valtos plongea sa fourchette dans un délicat morceau de viande qu’il se força à avaler, en dépit de l’arrière-goût de bile dans sa gorge.
Il lui semblait que la viande avait un goût de terre et d’asticots et il fit descendre sa bouchée avec un verre de vin. Il savait que c’était le produit d’un des meilleurs cépages de ce secteur, mais pour lui cela n’était guère meilleur que du vinaigre.
Une autre conséquence de ses tortures.
Mais tout cela appartiendrait bientôt au passé. Lasko lui avait annoncé un peu plus tôt que ses hommes étaient sur le point d’ouvrir la dernière chambre et il lui avait fallu toute sa volonté pour ne pas assister en personne à l’opération. Il remarqua qu’il serrait convulsivement sa fourchette et dissimula immédiatement sa main sous la table.
Son invitée lança une quelconque banalité, il sourit poliment et répondit par une phrase tout aussi quelconque. Il n’écoutait même pas ce qu’elle racontait ; ses oreilles bourdonnaient et sa bouche était sèche. Il but une nouvelle gorgée de vin.
Sous la table, son poing battait frénétiquement la mesure contre sa cuisse, la fourchette s’enfonçant suffisamment profondément pour entamer la chair. Il ne sentit rien et c’est seulement lorsqu’il la releva pour manger qu’il vit qu’elle était couverte de sang.
La vue du liquide écarlate lui coupa le souffle. Il tira la langue comme pour lécher les gouttes qui coulaient le long de sa main.
Son invitée parla de nouveau, mais il n’écoutait pas, emporté par le goût du sang.
Il ne sentait pas la douleur dans sa jambe. Il ne ressentait jamais la douleur.
Son regard attiré vers le plafond de la salle à manger, ses pensées dérivèrent vers la trousse noire cachée sous son lit, puis il se força à détourner les yeux.
Il était encore trop tôt.
C’était tellement mieux de prendre le temps de savourer. Il se força à oublier les lames, les crochets, les scies et les pinces et se concentra sur son invitée. Mais il était presque impossible de se concentrer sur le flot de paroles ineptes qui s’écoulaient de sa bouche. Il suait à grosses gouttes et se força à avaler un nouveau morceau de viande.
Il se dit qu’il ne pourrait pas attendre beaucoup plus longtemps pour la tuer.
Il se rendit compte que pour lui, son invitée n’était plus un être humain, ce qui était mauvais signe. La faim grandissait en lui et il l’imagina nue. Ce n’était que de la viande, de la chair à mutiler, un moyen de libérer la souffrance qu’il ne pouvait plus ressentir.
Pour sentir à nouveau cette douleur, il l’infligerait sur ce corps, reflet de ses tourments.
Le sang coula le long de son menton et il se rendit compte qu’il s’était mordu la lèvre trop fort. Il essuya son menton alors que son invitée se leva de sa chaise pour se rapprocher de lui, ses traits bovins affichant une sollicitude toute feinte.
Elle posa la main sur son épaule. Il recula à son contact.
— Vous allez bien, Kasimir ? Vous êtes horriblement pâle, dit Solana Vergen.
Kasimir de Valtos avala, maîtrisant sa fureur et son dégoût.
— Oui, parvint-il enfin à dire, pensant à la trousse noire. Ça va aller.