DIX
L’artilleur Harlen Morgan passa sa main sur le flanc de l’énorme char de soixante tonnes et sourit en s’imaginant un jour avancer à la tête d’une colonne entière de ces machines de guerre. Il s’agissait d’un Leman Russ modèle Conqueror, mais le blindage et les spécificités techniques de ce char de production locale étaient en deçà de ceux qui provenaient de Gryphonne IV, monde-forge originel du Conqueror.
Son commandant, le major Webb, était tranquillement installé sur la tourelle, occupé à fumer son cigare puant, tandis que Mappin, le servant, préparait du café pour l’équipage. Park, le pilote, était à moitié dissimulé par les chenilles, affairé à réparer une fuite de carburant.
La lumière du soleil passait à travers les trous du filet de camouflage et, en dépit de l’altitude, il faisait assez chaud. Il tendit une ration au major qui le remercia d’un hochement de tête avant d’ouvrir le paquet. Il grimaça en en apercevant le contenu.
Morgan s’assit les jambes croisées et appuya le dos contre le remblai de terre qui dissimulait le char d’assaut. Il donna une ration à Mappin et à Park.
— T’en a mis du temps, grommela Mappin.
— T’auras qu’à y aller la prochaine fois, si t’es pas content, répondit-il avant d’entamer son repas.
Celui-ci était constitué de pain, de fromage et d’une viande à l’aspect peu ragoûtant. Morgan renifla la viande mais ne parvint pas à en déterminer sa nature.
Les autres commencèrent à manger avec appétit. Park sortit enfin de sous le char et prit sa ration. Il en inspecta le contenu et finit par la jeter.
— Par tous les saints, j’ai hâte qu’on bouge, histoire de me remplir la panse avec de la vraie bouffe, se plaignit-il. Il sortit une flasque cabossée de sa combinaison tachée d’huile, qu’il dévissa sans plus tarder.
— Ça t’arrive d’arrêter de râler ? demanda Mappin entre deux bouchées de pain et de viande gluante. Park but une gorgée et tendit sa flasque à Mappin, qui refusa de boire pour prendre la ration abandonnée à la place.
— Non. Et toi, ça t’arrive d’arrêter de bouffer, gros porc ? contra Park. Cet uskavar est tout ce dont j’ai besoin pour rester en forme.
— Ouais, on sait, s’esclaffa Morgan. On a vu comment tu conduis.
Park lui adressa un geste obscène.
— Va te faire foutre, morveux. La bouffe, c’est pour les fiottes.
Morgan ignora les chamailleries de ses camarades, qui ponctuaient tous les repas, pour tourner son attention vers le réseau de bunkers qu’ils occupaient dans les collines d’Owsen. Vu d’ici, le camouflage ne ressemblait à rien, mais il se doutait que depuis les airs ou la plaine en contrebas, il devait être assez convaincant. Après tout, personne ne les avait repérés jusqu’ici.
Leur abri surplombait la propriété de campagne de leur héroïque leader. Ce groupe de maisons en marbre représentait plus de richesses qu’il ne pouvait en imaginer. Une activité intense régnait la nuit dans les bois où se trouvaient encore plusieurs troupeaux de cerfs sauvages. Il avait emprunté les jumelles à infrarouge et vu des régiments entiers de soldats se disperser dans la campagne environnante.
Bien entendu, il n’en avait rien dit au major.
Des soldats armés de lance-missiles et de mitrailleuses lourdes avaient pris position autour du périmètre oriental du complexe, pour parer à une éventuelle attaque, bien que le major ait affirmé qu’une telle attaque était peu vraisemblable.
Mais ils avaient tous eu la trouille lorsque le gros cuirassé bleu était passé au-dessus d’eux la semaine dernière. Tout le monde avait détalé comme des gamins terrifiés, mais cela avait au moins eu le mérite de leur rappeler qu’ils devaient rester vigilants.
Des dizaines d’hommes traînaient sur le plateau aux abords de la zone camouflée. Artilleurs, mécanos, pilotes, chefs de char, tous les soldats dont vous aviez besoin pour maintenir une force armée opérationnelle. Morgan ne savait pas quand l’opération en question était prévue, mais le major lui avait assuré que ce serait pour bientôt.
Morgan savait qu’il y avait en tout trois cent vingt-sept blindés cachés sur le plateau et dans la montagne. Des Basilisks, des Griffons, des Leman Russ, des Hellhounds et bien d’autres modèles encore. Il les avait comptés une fois, lorsque son équipage avait était envoyé en patrouille. Ce chiffre était impressionnant, mais Morgan en savait suffisamment sur le char d’assaut pour se rendre compte qu’il s’agissait de copies inférieures aux modèles produits par les mondes-forges.
Mais cela n’avait aucune importance.
Unis, ils étaient plus solides que l’adamantium. La foi en la justesse de leur cause valait plus que n’importe quel blindage, et la confiance en leur destin était leur meilleure arme.
Morgan sourit au souvenir des paroles du colonel des forces de défense de Pavonis, basées à Brandonsgatt, qui l’avait amené ici. Pontelus leur avait parlé avec passion de la duplicité du cartel Shonai, qui s’était allié à d’autres sinistres individus pour priver les travailleurs de leur argent et de leur dignité. D’ailleurs, sa dîme n’était qu’une tentative supplémentaire pour s’en mettre plein les poches avant d’être destitué.
Morgan avait d’abord été sceptique, d’autant que l’officier portait l’emblème du Taloun, et qu’il était de notoriété publique que le Taloun et le Shonai étaient des adversaires politiques. Mais le discours de Pontelus avait touché la corde sensible du jeune artilleur. Ensemble, ils combattraient pour renverser le régime inique du cartel Shonai.
Morgan comprenait parfaitement que la liberté nécessitait le sang des patriotes. Lui-même patriote, il était prêt à se battre pour elle. Le Shonai conduisait Pavonis à sa perte.
Un gouvernement restreignant les libertés civiles n’était qu’une tyrannie et Morgan ne se voyait pas vivre plus longtemps sous le joug d’un tel gouverneur.
Jamais plus les enfants de Pavonis ne seraient forcés de travailler comme des esclaves dans les usines infernales des cartels corrompus. Des progressistes comme le Taloun ou le de Valtos savaient que les hommes courageux et honorables devaient se battre pour ce en quoi ils croyaient, et le cœur de Morgan se gonfla de fierté.
Oui, il était un de ces hommes.