Minuit plus neuf heures

La capitaine Aja Purvi fixe la pendule au-dessus du sapin. Ses yeux suivent la course silencieuse de la trotteuse. Tom, Jade et Lola doivent terminer de déjeuner, commencer à écrire des cartes de vœux, à envoyer des messages aux amis de métropole, de Mada, d’Australie.

Sans elle.

Justine Patry s’est à nouveau fermée. À la dernière question d’Aja, Johana avait-elle un autre moyen de reconnaître son violeur ?, Justine a répondu spontanément :

Oui.

Puis plus rien.

 

Dans le couloir, des infirmières passent, se croisent, se souhaitent bonne année, puis un ton plus bas, bonne santé, de peur que les patients n’entendent. Aja attend encore trois tours de trotteuse avant de répéter à voix basse :

— Quel est ce détail, Justine ?

Justine semble hésiter. Devant ses yeux repasse le film de ces dernières heures. Depuis que Johana est tombée prostrée sur le sable. Elle revoit le visage de son amie se tordre d’une fulgurante douleur, quelques minutes avant la nouvelle année, quand Manu retire son tee-shirt, lorsque son torse, ses épaules et le haut de ses bras sont illuminés le temps d’un éclair de fusée. Puis elle revoit son visage apaisé lorsqu’elle revient, juste après minuit, comme si tout était terminé. Jo lui en a si souvent parlé. Cette obsession. Cette prison qui la hante depuis son agression. La révéler à cette flic, c’est l’accuser.

Justine se tourne doucement vers Aja. Elle voit bien que la capitaine de gendarmerie déploie des efforts démesurés pour rester calme, patiente, à l’écoute, mais que son regard est happé par le cadran de l’horloge.

Pressée. Attendue sans doute.

Justine tourne encore un court moment les arguments dans sa tête. Avouer, c’est condamner Jo. Mais Jo est dans le coma, elle n’a pas le choix.

— Manu Nativel était son violeur, lâche-t-elle enfin à la capitaine de gendarmerie. Je crois que Johana est tombée par hasard sur lui. Je suppose qu’elle le cherchait, d’une façon ou d’une autre, depuis toutes ces années.

— Elle l’a reconnu, c’est cela ? Mais lui ne s’est pas souvenu d’elle ?

— Elle n’a été qu’une victime, parmi beaucoup d’autres sûrement. Une femme suivie à la sortie d’une boîte, prise de force un soir. Dans le noir. Il y a six ans. Effacée de sa mémoire depuis tout ce temps. Mais elle, comment aurait-elle pu l’oublier ?

— Je comprends, Justine, mais vous ne m’avez toujours pas répondu. Comment Johana pouvait-elle être certaine que Manu Nativel était son violeur, si elle ne connaissait pas son visage ?

Avant de répondre, la bouche de Justine se tord en un rictus de douleur.

— Son violeur portait un tatouage. Un tatouage très particulier. Deux dauphins qui se font face et une date, le 11.11.2000. Placé sur la clavicule et le haut du bras droit. Ce tatouage, c’était son idée fixe. Quand son violeur l’a maintenue allongée dans la savane de la ravine Fontaine, elle n’a vu que ce dessin, deux dauphins qui dansaient au rythme des muscles de cet homme qui pesait sur elle de tout son poids. Je crois que depuis cette nuit-là, Jo n’a plus jamais croisé un homme torse nu sans chercher à vérifier s’il possédait ce tatouage. C’était devenu un réflexe. Comme une marque au fer rouge potentiellement portée par n’importe quel garçon.

— Manu aurait porté ce tatouage ? Et Johana l’aurait reconnu ?

— Oui… Jo a compris quand ce garçon a jeté son tee-shirt sur la plage. Moi aussi j’aurais dû comprendre. Que Jo se préparait à commettre un crime. J’aurais pu l’arrêter.

Aja pose lentement sa main sur les genoux de Justine.

— Attendez encore un peu, mademoiselle Patry, avant de vous accuser. Avant, il faut vérifier.

 

 

— Christos ?

— Ouais ?

Aja explique rapidement au téléphone les révélations de Justine Patry. Au fur et à mesure que les détails s’accumulent, le regard de Christos se bloque sur la famille Nativel assise sous la pergola du Récif. Tous, mère, père, frères, cousins, l’observent, attendant des nouvelles, qu’il raccroche, qu’il s’approche, qu’il leur dise les yeux dans les yeux : c’est fait, on tient l’assassin de votre gamin. C’est tout ce qu’il leur reste à espérer : un meurtrier.

Aja continue son récit. Christos s’éloigne de la pergola et se dirige vers l’entrée du Récif où deux collègues de la police scientifique de Saint-Denis entrent, un brancard sous le bras, pour évacuer le cadavre de Manu Nativel sanglé dans un sarcophage de plastique.

Manu Nativel… L’employé modèle, le pompier dévoué, le copain loyal, le fils idéal.

Il jette un dernier regard à la famille Nativel. Tous attendent que la justice fasse son travail, et on va leur apprendre qu’elle a déjà été rendue.

Leur fils était un violeur. Jugé. Condamné. Exécuté.

Qui va croire ça ? Lequel d’entre eux pourrait avaler cette version des faits ?

— Vérifie, Christos !

— Vérifie quoi, Aja ?

— Vérifie le tatouage. Avant qu’ils n’embarquent le corps à la morgue.

— Putain…

Christos arrête les deux brancardiers. Il sent le poids de toute la tribu Nativel dans son dos. Il bafouille trois mots à Morez qui se tient près du corps, puis tire sur la fermeture Éclair.

Des cheveux noirs, un front froid, un nez épais.

Mon Dieu, prie Christos dans sa tête, faites que ce gars soit innocent.

Le sac s’ouvre sur une bouche sèche, quelques poils sur le menton.

Faites qu’il ne soit qu’un pauvre type victime d’un salopard ayant trop bu, pris par hasard dans une bagarre. Nom de Dieu, faites que tous ceux qui l’aimaient puissent le pleurer. Qu’on ne les assassine pas une seconde fois.

Un cou, une épaule.

C’est la clavicule qu’il voit en premier.

Merde !

La petite avait raison.

Sur le haut du bras droit du corps allongé, Christos découvre le tatouage.

Exactement comme Justine Patry l’a décrit.

La date, 11.11.2000. Les deux dauphins.

 

Christos se redresse, fait signe à Morez de refermer le sarcophage, aux brancardiers de l’embarquer.

Son regard se pose sur le petit Cilian qui a trouvé le cadavre. Puis sur Dorian, assis près du bar.

Désolé, mon fiston, ton idole de l’AS Marsouins était un salaud hors du terrain.

Puis sur la famille.

Désolé, les amis, votre Manu adoré cachait un vilain secret.

Même s’il n’a pas le profil d’un agresseur sexuel. Même si c’est le 1er janvier. Même s’il avait envie d’y croire, au gentil héros qu’il faut regretter.

Le téléphone de Christos pend toujours à sa main, le sous-lieutenant s’approche du bar, attrape son mojito, sans se soucier du regard inquiet des policiers, des Nativel, de Reynald Bertrand-Guy et de ses employés.

Cul sec.

Bonne année, bonne santé.

Très loin, Aja s’impatiente au creux de sa main.

— Alors, Christos ? grésille la voix de la capitaine.

— C’est lui !

 

Aja raccroche.

— C’est lui, confirme-t-elle à Justine.

La jeune fille semble rassurée. Johana va se réveiller, Jo sera accusée, mais peu importe, elle aura des arguments pour sa défense. Des arguments légitimes.

Elle se lève.

— J’ai envie de retourner veiller Jo.

Elles se dirigent toutes les deux vers la chambre 217. Aja jette un dernier regard à la pendule. Finalement, peut-être même sera-t-elle à Plateau-Caillou avant Tom, Jade et Lola.

Même s’il reste une question. Une question sans réponse.

Pourquoi Johana n’a-t-elle pas subi ce choc traumatique quand elle a découvert le tatouage sur l’épaule de son violeur ? Ou quand elle lui a enfoncé un couteau dans le cœur ? Pourquoi l’a-t-elle subi quelques secondes plus tard, alors que sa quête était achevée ? Qu’a-t-elle vu, à l’instant où elle a remis les pieds sur la plage de l’Ermitage ? Quel démon est revenu la chercher pour la ramener en enfer ?